inactualités et acribies

Je me souviens des Possibles futurs de Guillevic*, et de quelques autres…( I )

5 Juin 2017 , Rédigé par pascale

     Duchesse de Montebello, Pénélope, Pierre de Ronsard, Cardinal de Richelieu... Rose est la première, blanche la deuxième mais ancienne et hybride, compacte et grimpante la troisième, pourpre foncé la dernière. Double la corolle doublement ailée de Chevy Chase ; blanche aussi la liane de Château du Rivau, tout exprès créée pour le lieu ; Vierge de Cléry, une centifolia vigoureuse ; Falstaff la discrète -un rosier oxymore en somme- et la persane de Damas revenue des croisades et tant croisée depuis. Mais The Dark lady, ma préférée bien sûr. Sombre et délicate. Comme une pivoine obscure. Au puissant parfum de l’antique.

     L’esprit des mots s’en mêle et emmêle ses pinceaux, s’envole et disparaît pour mieux se ramentevoir des rosiers du palais de Cnossos, qu’on a dit d’Abyssinie, ceux des jardins de Cyrène, ou ceux que Midas porta avec lui de Lydie en Macédoine. Les noms chantent les temps d’avant, les temps où les roses étaient les mêmes qu’aujourd’hui –cultivars- sous les mêmes chaleurs, les mêmes cieux. De Milet, le pays des philosophes d’avant Socrate, de Pangée ou d’Alabande, d’Egypte ou de Cyrénaïque, c’est toujours Virgile qui chante la même rose, de Paestum, la damascena, née d’Aphrodite, c’est attesté.

     On dit que Duchesse de Montebello est d’un rose si tendre qu’il offusquerait presque son ancienneté par sa fraîcheur. Les roses n’ont pas leur pareil pour obliger les mots, égruger les verbes, briser les adjectifs, pulvériser les noms en autant de surprises lexicales. Elles sont défi pour l’écriture sûrement plus encore que pour le pinceau. L’affrontement est inévitable. La pâleur de la Duchesse de Montebello n’est point d’une malade, d’une livide, la rose n’est ni fade, ni anémiée, elle n’est pourtant ni rose soutenu, vif ou nuancé. La Duchesse est rose pâle… juste rose pâle, presque blanc nacré, ou opalin peut-être, et son parfum léger. Léger ? délicat, subtil, certes, mais infiniment léger, on le croirait vaporisé autour d’elle, léger dans l’aile alerte du papillon qui le frôle et le porte et l’emporte. Un parfum désinvolte au fond, qui ne deviendra ni fragrance ni senteur, par excès de souplesse, un parfum délié, mince et pénétrant comme un parfum de rose, une toile de Renoir.

     C’est à Théophraste que l’on doit le probable premier Traité des Odeurs. Surprenante inconsistance du corpus ancien sur la question, absence de lyrisme ou simplement d’admiration pour les roses qui ne sont que des fleurs, voire des plantes parmi d’autres, dont on préfère développer minutieusement les vertus, les usages, les cultures, comme le fait l’intarissable, inépuisable et généreux Pline l’Ancien. Description quasi clinique, entomologiste, botanique. Rien qui nous transporte au-delà du végétal, sinon ce que nous y mettrons nous-mêmes par rétrospective sensibilité. Au moins apprenons-nous qu’on élaborait du vin de rose, et que la tête du rosier sauvage mêlée à de la graisse d'ours fait merveille contre l'alopécie.

      Pourtant la rose est aussi fleur de légendes. Il ne fallut pas moins que Chloris, Aphrodite, Dionysos et Apollon s’employassent chacun pour soi et tous ensemble à sa confection pour que la rose inaugurât mille et mille voyages divins inachevés, ou que les mêmes devinssent Flora, Vénus, Jupiter… cela ne changea rien, les légendes non seulement ne s’arrêtent jamais, mais le temps, c’est-à-dire les poètes, les rapetasse et les ravaude à sa manière, cousant un tissu de rêves au fil de l’or des mots.

      Alors un jour de Mai, un jour de roses, me fut occasion heureuse de raviver et partager une intuition très ancienne, très tenace, très vivace et intime, une illumination, de celles dont un rude philosophe montra qu’elles sont aussi les plus fécondes** : il y a, de la poésie à la philosophie, non point une rupture, un changement qualitatif irréversible, un abîme d’abîmes infranchissables, mais juste une différence dans l’usage des mots. Je m’explique.

     En un Jardin tout de roses fleuri, plus une noire en boutonnière, deux poètes se promenaient avec leurs amis Chantant en vers/Chantant en prose/Venue de Perse ou de Damas/La rouge sang, la blanche éclose/Couvrant les murs et les terrasses/ je retrouve dans la fulgurance la formulation d’une conviction qui, au fond, ne m’a jamais quittée. Les poètes et les philosophes ne sont ni opposés ni étrangers. Ils ont les mêmes questionnements, les mêmes suspensions métaphysiques devant le réel, devant ce qui est, qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement, les premiers choisissent, ou sont choisis, happés, entrainés, par les mots d’â côté, les mots qui pour mieux dire manquent la cible, et jettent mille feux, attisant le brasier, envoyant des étincelles et des flamboiements, nous plongeant d’aussi haut qu’il se peut dans la fournaise, l’aciérie, jusqu’au point d’incandescence, et nous y engloutir ; les seconds transpirant, prenant suée, sécrétant le goutte à goutte du terme pour l’exprimer au plus juste de son sens, ne point le tordre ou le blesser pour ne pas déserter. De l’implicite rayonnant de l’un à l’explicite lumineux de l’autre, nulle différence, nulle opposition, la même appréhension méta/physique de ce qui est, soit par ce qui n’est pas, détournement des mots –poésie, soit par stricte adhésion du contenu et du sens –philosophie.

     Toujours au-delà de ce qu’elle donne à voir, et disant toujours plus et mieux que ce qu’elle montre, existence et essence confondues, et les mots pour la dire distendus, distants, tendus, toujours échoués au bord de son image, la Rose comme une leçon d’ontologie méditative. Dans cet au-delà –μετά- des rosiers qui s’offraient à mes perceptions sensibles -φύσις, mais aussi de la poésie qui les exaltait tous sans en citer un seul, je me suis laissé aller entre tension et équilibre fragiles. Tandis qu’aux mots les rosiers se laissaient prendre, ce jour des roses, un jour de Mai.

*en hommage et remerciement au Jaseur, qui sait.

**Kant, parlant de Thalès…

Duchesse de Montebello

 

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