inactualités et acribies

le philosophe et le champagne

25 Septembre 2017 , Rédigé par pascale

   Un déjeuner ordinaire, au XVIIème siècle, soit un dîner, c’est trois services. Chez un gentilhomme, évidemment. Le premier, juste pour exemple, comprend potage, c’est-à-dire un plat de viandes bouillies, précédé de quatre entrées et deux hors-d’œuvre, avec saucisses, tourtes de pigeons et perdreaux, poulardes en galantine ou cailles selon la saison ;  restent les deux autres services : pour indications, rôtis, gibier, légumes…. et les desserts : fruits à foison, compotes, blanc-manger… Tout s’accorde au pluriel, sauf raison grammaticale. Des sauces, des épices, et même des essences de fleurs…. pour couvrir et recouvrir le tout. Confusion et profusion. Arômes, fumets, parfums, saveurs. Estomacs à coup sûr bien accrochés. Plombés aussi. On comprend quand même un peu mieux, la place de la Faculté chez Molière,  il fallait ridiculiser les coquins incompétents certes,  mais d’autant plus qu’ils étaient en nombre ! il devait en falloir du monde pour purger les goinfres.

   Dans cette ambiance nutritionnelle et calorique plutôt épaisse, quelques raffinés émergent. On raconte que la Marquise de Sablé, une proche de Saint-Evremond, en fut une élégante prosélyte. Repas et bonnes manières vont de pair. On ne confond pas réception et garnison. Chez elle, fini de manger avec les doigts. Les fourchettes arrivées depuis un bon moment sont enfin de service. Il faut  les manières civilisées installer, bannir les mauvaises, qui ont la dent dure. Comme cracher par terre ou garder son chapeau, seulement quelques menus avant-goût de ce qui doit cesser. Plaisirs de table, relâchement et vulgarité sont antinomiques.  Appétit et repas ne sont point mêmes choses. Le premier assouvit la faim, l’autre apprend à vivre. Un restaurateur d’époque, nommé Renard, aurait contribué dans quelques salons, à modifier les us, non seulement dans l’art de cuisiner, mais aussi de se sustenter. On écrit même quelques ouvrages culinaires  non dénués de pédanterie, qu’on en juge par ce conseil moyennement avisé : attendre le gigot comme un premier rendez-vous d’amour … Mais enfin,  l’idée fait son chemin de table, qu’en allégeant les estomacs, on en devient spirituellement plus fin. Il faut comprendre que les plaisirs du palais, à l’époque, ne peuvent s’accommoder d’un usage expéditif du temps. Car du temps, on en a. La table,  préliminaire par la conversation, aux amours polissonnes, la ripaille pour la fripouille. Aussi,  les effets des vins épais très courus, alourdis par du sucre ou de la cannelle ajoutés, n’y seront pas étrangers, en favorisant les excitations en tout genre. Ils viennent, les vins, d’Italie ou d’Espagne pour l’essentiel. Les bordeaux, ni les bourgognes, en première moitié du siècle, ne sont d’usage ou de mode. On rapporte que Saint-Evremond, lors d’un de ces dîners qui emplissent tout un jour en engourdissant une tablée, aurait décliné l’honnête proposition de boire de l’eau, sous l’argument qu’étant la seule boisson capable d’étancher la soif, si l’on en abuse, on ne boit plus de vin… Imparable et implacable. Pas garanti évremondien pour autant.

   Le même, Marquise de Sablé et comtesse d’Olonne à ses côtés,  fit entrer le Champagne dans les hôtels du Marais. Le champagne est un vin déjà apprécié, mais trop peu connu ou servi. On peut gager que  notre philosophe normand, eût tôt hanaps ou chopines de cidre sur la table, ou mieux, se souvenir qu’il entra dans la carrière militaire par le régiment Royal-Champagne, dans une région où il retournera plusieurs fois. On sait par des Mémoires privés que la soldatesque en campagne  fréquentait les caves, sans aménité ni galanterie, ni sans  régler le montant des consommations, lesquelles étaient plus immodérées que tempérantes…. Peut-être  ces pillages alcooliques ont-ils favorisé la connaissance de ce vin, non encore mousseux à l’époque, la première moitié du siècle dix-septième. Il semble que notre gentilhomme-soldat ait visité les celliers de quelques abbayes au point d’y trouver sa préférence. Les vins d’Aÿ, non pétillants redisons-le, mais authentiques crus de Champagne lui feront, dans son exil anglais, une nostalgie si vivace qu’il demandera qu’on lui en expédie. Ainsi le Champagne de France arrive à Londres. Et s’y trouve bien.

Saint-Evremond écrit au comte d’Olonne, son ami : Il n’y a point de province qui fournisse d’excellents vins pour toute la saison que la Champagne. Elle nous fournit les vins d’Aÿ, d’Avenay, d’Hautvillers, jusqu’au printemps ; Taissy, Sillery, Verzenay, pour le reste de l’année. Ce qui montre une familiarité de bon aloi, et un palais exercé. N’a-t-on pas surnommé l’ordre des Coteaux, le trio formé par Charles et ses deux amis, le susnommé Comte d’Olonne et le marquis de Bois-Dauphin, en raison de leur réputation exigeant de ne boire que du vin provenant des trois coteaux préférés. Nous sommes à l’époque encore en France, où Boileau et Molière dînent au champagne, ou vin de Reims : huîtres, perdrix, fromage de Brie, comme en atteste la note d’un cabaret très fréquenté de la capitale. Et Chrysale le moliéresque, dans Les Femmes savantes, revendique : Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas/Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas. /J’aime bien mieux pour moi, qu’en épluchant ses herbes/Elle accommode mal les noms avec les verbes/Et quelle redise cent fois un bas et méchant mot/Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot. Qui peut se lire autrement qu’en voyant en Chrysale un affreux misogyne hors d’époque…. mais bien plutôt un aveu fort habilement négocié dans la rime, de l’intérêt supérieur d’une cuisine parfaitement confectionnée. Si (ou puisque) d’aucuns prennent soin de la grammaire, que ne prend-on soin des accommodements culinaires… cette proposition ne me semble pas honteuse. Peut-être  faut-il savoir qui dîne avec qui, et boit et mange quoi, pour décider du sens d’une phrase….

   Quand Saint-Evremond s’en fut  et s’enfuit de France, bien averti que les  ennuis de son ami Fouquet pouvaient devenir les siens, il finit par s’arrêter à Londres, où il ajustera son goût des plaisirs simples à son aspiration au bonheur dont il a compris, par sa fréquentation précise d’Epicure, qu’il est un état d’équilibre, loin des souffrances et des peines tout autant que des excessives jouissances. Dans ce programme d’équanimité résolue, le vin de Champagne tient une place de choix. Aussi comme signe  nostalgique envers les amitiés restées en terre de France, arrosées, on l’a vu, de ce vin qui fait offense volontaire à l’ascétisme janséniste. Saint-Evremond ne comprend pas, ainsi l’écrit-il, qu’on puisse vivre de pain et d’eau.

   Il n’est pas seul à Londres. Il y a même, à la cour des Stuart, un groupe d’exilés de France, et d’exilées aussi…. La vie s’organise. Et Charles, infatigable écrivain, qui pratique la fidélité en amitié, ne cesse  de maintenir une proximité épistolaire remarquable. Devenu, par la grâce d’une facétie du roi Charles II, “gouverneur de l’île aux canards“ du parc Saint-James, il s’adapte à presque tout. Sauf, on s’en souvient, à la folie des jeux qui prit l’Angleterre, disons l’aristocratie tout entière. Et très moyennement, à une pratique inavouable des Anglais qui aiment le vin de France, mais pour le rendre effervescent,  ajoutent sucre et mélasse, à ceux qu’ils font venir de la région de Reims… Saint-Evremond semble  s’accommoder de cette anglaise nouvelle coutume, où la mauvaise mousse l’emportant sur le breuvage, emporte aussi avec elle les esprits enivrés. Il préfère, c’est certain, revenir aux vins d’Aÿ…. Le vin rendu pétillant par ces usages anglais assez frustres, éclabousse de mauvaise réputation les celliers champenois, qui décident, business oblige peut-être, de répondre au nouveau goût de la clientèle d’outre-manche. Mais à la manière française, raffinement, méthode, application, savoir-faire… Les bouteilles nouveau cri, et cru, dûment bouchées de liège venu tout exprès d’Espagne, ne seront  ni une tocade, ni une passade. Nous en savons tous quelque chose. Et si Pierre Pérignon n’a quand même pas tout fait, loin s’en faut,  il bénéficie, en revanche, et pour l’éternité, de la reconnaissance pétillante et pétulante de tous les amateurs que nous sommes. Progressivement le (bon) champagne est bu à Londres, peut-être à l’époque plus encore qu’à Paris. Un temps inquiet des pratiques de vente à bas prix des vignerons champenois, Saint-Evremond peut se rassurer. Il boira, jusqu’à la fin, ce grand vin. Et nous, en souvenir de lui.

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D
Ce texte n'a pas attendu la méthode champenoise pour pétiller!
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P
mais rendre aussi à Charles de S.E ce qu'il (le texte) lui doit. Merci, Denis.