inactualités et acribies

Volupté, indolence et douceur ou la philosophie de Monsieur de Saint-Évremond

29 Décembre 2017 , Rédigé par pascale

 Ceux qu’on appelle libertins au 17ème siècle ne sont pas des débauchés. Erudits, lettrés, “extravagants” à l’occasion, élégants et  raffinés. A.Adam dit même âmes douces. Aussi, cette description tendancieuse mais tenace de nos jours encore aimant le plaisir, tous les plaisirs, sacrifiant à la bonne chère, le plus souvent de mauvaises mœurs, n’ayant autre Dieu que la nature, niant l’immortalité de l’âme et dégagé des erreurs populaires. En un mot, c’est un esprit fort, doublé d’un débauché n’est pas du tout recevable ici, où l’on retrouve Saint-Evremond*. Et dire que l’immense et indispensable travail de René Pintard, déjà évoqué** qui vaut d’abord comme exploration d’historien de la littérature, ne peut suffire pour décider entre la “libre pensée” de Théophile de Viau, “les activités philosophiques ou critiques” des frères Dupuy, le “libertinage flamboyant”, les “hommes plus positifs en général”, c’est-à-dire les déistes, ou les “fidéistes” dans la liste desquels il cite (enfin !) Saint-Evremond, également nommé auprès de ceux “qui se risquent aux travaux de la pensée”. Dans l’équivalence injuste entre libertinage et scepticisme, il évoque aussi l’ “incrédulité” du même. Finalement, les libertins érudits du sieur Pintard ont une attitude variable à l’égard du stoïcisme, mais aussi de l’épicurisme, l’atomisme est leur physique, et la dette revendiquée à l’égard de Machiavel ; dans tous les cas, une éthique indépendante de la religion. Il faut donc une extrême précaution et comme une réticence pour associer libertinage et philosophie, à propos des penseurs du 17ème siècle. Avec Saint-Évremond, cette pudeur de gazelle disparait. Il vaudrait mieux parler de libertinisme. Et revenir à l’étymologie, seul vrai juge de paix, en rappelant ce que libertin doit à émancipation et affranchissement. Mais affirmer qu’à cette seule aune –refus du dogmatisme et refus d’un pyrrhonisme total- Descartes aussi pourrait bien être libertin dans sa volonté farouche d’être conduit par la seule force de sa raison…

     Pourtant, et comme pour nous agacer d’emblée, Saint-Évremond se défend d’être libertin. Mais ne cesse de se vouloir libre et se pose en s’opposant à toute philosophie –entendons reconnue- affichant ce que pour lui philosophie veut dire, ou ne pas dire, ce qui revient au même, revendiquant la dénonciation de toute métaphysique, de tout dogmatisme, de toute tyrannie du raisonnement, bien qu’il accepte d’assez bonne grâce de livrer sous toutes leurs formes, ses réflexions de… philosophe voluptueux ajoute-t-il, il est vrai.

     Y a-t-il une valeur philosophiquement pertinente à l’impertinence de notre Normand** ? que traduisent si brillamment une écriture et un style qui contribuent intrinsèquement à l’élaboration de sa pensée*** ? Pour être libertin au sens du 17ème siècle, ne faut-il pas revenir à un mode de l’écrire inauguré par Montaigne pour qui le monde est objet de réflexion parce que conjugué à la forme réfléchie justement, le sujet revenant toujours et en fin de compte à lui-même. Insister et examiner dans sa pratique d’écriture comment Saint-Évremond sert une caractérisation critique ; rechercher toute possibilité d’explicitation de son discours implicite ; établir sa pensée philosophique en dépit même, en dépit surtout, de ses résistances, car elles font sens. Et notre homme est trop fin pour laisser là. Il propose à notre jugement, pour l’avoir lui-même éprouvée, l’aporétique confrontation des faits et des études : ‘on brûle un homme assez malheureux pour ne pas croire en Dieu, et cependant on demande publiquement dans les Ecoles s’il y en a un’. L’assertion est puissante, sa portée immense à qui veut bien lire chaque mot : la foi est affaire privée, elle relève du sentiment, la lier (et) à des apprentissages est hors de raison ; mais de la théologie on fait débat. En fin de son propos, il reprendra de Montaigne, sans le nommer, la formule fondatrice : séparer la personne du Magistrat. En cette chose (la religion) comme en tant d’autres, seules les “véritables impressions de la nature” peuvent nous guider, les débordements de curiosités des doctes, et celles des ignorants, ne sont pas de mise. Il y a un assujettissement –un conformisme- qui paradoxalement protège du fanatisme, protège notre liberté intérieure.

     Vingt ans après sa rédaction, Saint-Évremond se souvint de son texte L’homme qui veut connoistre toutes choses ne se connoist pas luy mesme comme d’un “petit discours”. Probablement écrit en 1647, c’est-à-dire avant l’exil, les pages sont contemporaines de la publication en français des Méditations et Principes cartésiens –mais lui qui lisait le latin, en a peut-être connu la version originale-, de la Vie d’Epicure de Gassendi, de la réédition de la Vertu des Payens de La Mothe le Vayer. Un aveu d’humanisme, au meilleur et premier sens du terme. Si l’on revient, encore et encore à Montaigne -ce que Saint-Évremond ne cesse de faire- pour qui la vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence et desréglée ou que l’homme étant tout occupé à part soy, le moindre bourdonnement de mouche (l’) assassine son esprit, on a une meilleure lecture du titre étonnant de ses pages : le désir de savoir ne coïncide pas avec son objet et c’est proprement dépasser ses limites et ses droits que de vouloir tout connaître. Il y a un au-delà de l’homme qui n’est plus humain. Pitoyable orgueil qui a quelque chose à voir avec le milieu entre perfection divine et néant d’animalité, formulé par Descartes : je suis comme un milieu entre Dieu et le néant et en écho au milieu entre rien et tout pascalien. A quoi le plaisir, ou plutôt les plaisirs, sont constitutifs d’une raisonnable réponse, non du fait d’une appartenance à l’animalité qui détourne d’une vocation spirituelle dont Saint-Évremond  ne parle jamais, mais parce qu’ils sont signes de l’humanité de l’homme dans toutes ses intensités, variétés, variations et interprétations. Saint-Évremond comme philosophe voluptueux établit des déclinaisons subtiles et jamais définitives, du plaisir au bonheur, à la joie, et maître mot, à l’indolence. Comprendre ce qu’être voluptueux veut dire, ou pourquoi la désignation négative du plaisir par l’absence de troubles, d’inquiétudes et/ou de souffrances, a pourtant semblé être la seule vivable, ou enfin, par un usage de l’oxymore qu’il affectionne ce qu’est une volupté spirituelle, ou une agréable indolence ou même pourquoi, plus étonnant, la volupté selon Epicure lui semble “sans volupté” car immobile, qui ne vise, à tout prendre, qu’atteindre la mort sans avoir goûté à la vie. D’où la distinction importante et rare, entre Epicure jeune et Epicure âgé, distinction qu’il reprend à son compte mais que tout (bon) lecteur de Montaigne a pu saisir dans Les Essais.

     Du moi montaignien à l’ego cartésien, il y a place chez notre voluptueux pour un je dont l’incertitude (il faudra entreprendre un jour l’étude du ‘je ne sçay quoi’ évremondien) n’engage aucun scepticisme militant, et si peu d’indécision, mais organise le principe de son autoportrait intellectuel mais pas seulement. Eloge des impressions legeres, qui ne font qu’effleurer l’âme ; je pense sur toutes sortes de sujets, je ne médite sur aucun. Intérêt ou plaisir qu’on se donne à soi-même, pour mesure de soi. En deçà, c’est l’ennui, autre manière de dire l’immobilité, autre dénonciation libertine, au-delà, le ridicule. Chacun reste juge de soi et pour soi, et l’établissement d’une normativité –l’ego cartésien par exemple- devient impossible. A l’opposé de tout fixisme ontologique, Saint-Évremond propose l’indolence qui a quelque chose à voir avec la douceur, bien plus qu’avec l’indifférence ou l’ataraxie, et l’absence de conflit et de crainte pour soi, plus encore qu’absence de douleur, qui provient du repos de la conscience et devient sentiment délicat d’un joye pure, se connaît dans le secret et se reconnaît dans le silence, revendications individuelles donc libertines, du philosophe-écrivain. S’obliger soi-même, obliger les autres, être obligé aux autres, autant d’assujettissements qui ruinent le sentiment de soi, c’est-à-dire la liberté, qui seule mérite qu’on lui sacrifie tout le reste, ou qu’on investisse dans le retrait. Ce qui est même chose.

*toutes les citations de S-E sont extraites de ses Œuvres (6 vol.). Paris. Didier **cf archives 30/08/2017 *** et 09/09/2017 (**** et pour les oublieux le 23/09/2017)

 

 

 

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P
et il n'y a pas contradiction, mais obligation entre 'plaisir' et 'intelligence', en effet Denis. Pour toi aussi, une année d'écriture dans la volupté des mots.
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D
"Comprendre ce qu'être voluptueux veut dire". Et le plaisir de l'intelligence. Belle année, Pascale, riche en inactualités et acribies.
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