de campagne, de terres et d'eaux
A cinq kilomètres environ de Yangshuo*, le village de Fuli**, signalé dans tous les dépliants comme « pittoresque », me servit, ce matin, de promenade initiatrice. Je réalisai, dès que le cyclopousse au maximum de sa vitesse, eut passé les dernières maisons, que je retrouvai le paysage embrumé de l’aube, dévêtu, déshabillé et séché, mais qui n’avait rien perdu de sa captivante beauté. Elle avait seulement changé de tons, de teintes, d’intention, comme si le peintre, dans un geste de repentir profondément pensé, l’avait recomposée autour des seules nuances du vert et du jaune.
La petite route étroite mais goudronnée me sembla posée là au milieu des champs, des rizières, eux-mêmes tranquillement installés entre les pics rocheux, plantés et dressés par dizaines à l’horizon, comme autant de monuments formidables dans cet ensemble organisé autour d’eux et pour eux par la nature. Un vert profond qui se confond avec un noir étrange pour l’arrière-plan, des vert-jaune multiples pour les aplats du premier plan, et des verts tendres et brillants pour toute la végétation en bordure du tableau, à portée immédiate de la main.
Toutes les perspectives horizontales, les étendues planes, les carrés de terres et d’eaux mêlées me ramenaient à la grande douceur des dégradés de bruns et d’ocres dans certaines toiles de Paul Klee. Par quel mystère la mémoire pouvait-elle opérer ces associations bien au-delà des mots, et les garder en réserve d’expression, mais pas de sensation, pour finir par les imposer plus tard, un peu plus tard ce soir, au détour de l’écriture?
Ce relief si original en pain de sucre aurait dû d’abord capturer mon regard pour ses allures olympiennes, ses formes imposantes et élancées, une énergie minérale qui ne m’avait jamais pénétrée, ni avant, ni ailleurs. Mais la saisie de ces centaines de pilotis karstiques me ramenait à une autre force, tellurique celle-là, à cette terre même d’où ils surgissent, plantés par qui? Ce contraste entre verticalité rocheuse et horizontalité végétale, cette démonstration parfaite d’une géométrie naturelle qui réplique un espace euclidien aux droites parallèles qui jamais ne se rencontrent, loin de m’obliger à un étourdissant va-et-vient entre le haut et le bas, le ciel et la terre, me rendent la terre, et la terre seule, irrésistible dans l’instant. Comme une envie de poésie simple –dont je sais que m’y risquant elle sera simpliste– je formule mentalement des évidences, puisque les rizières miroitent en quelques éclats ternis, que les mottes de boue ont goût et couleur de premier jour du monde et le dégradé des verts, délicatesse et fraîcheur sans égal. Ce que la physique élémentaire des Grecs doit à son expression poétique me paraît être illustré là, si loin pourtant de toute l’aridité du sol hellène. Des harmonies et des correspondances minimales jaillit toute force cosmique. Il suffit de toucher les feuilles qui luisent de l’humidité de la terre, et de surprendre la gigantesque virgule d’un bambou qui s’élance au ciel en triomphe.
Je ne sais rien de la poésie traditionnelle chinoise, mais il revient à ma présence ici de croire qu’elle n’est sûrement que métaphore, cette saisie de mots qui se déplacent dès qu’on les touche et les veut fixer, glissant tel un morceau de soie échappé d’entre des doigts malhabiles.
Dans la campagne qui abrite Yangshuo, et maintenant Fuli, alternent les principes les plus simples de tout rapport au monde : plénitude et solitude, immobilité et impulsion, air et terre, pierre et eau, vide et plein, force et délicatesse. La nature est calligramme, et l’artiste calligraphe. De ce contraste naît un équilibre, de cette tension, une paix. De ces atomes d’immanence, une puissance extraordinaire.
Je risque le mot d’holothéurgie...
* ici même, 25 mai 2017 ** 15 juillet 2017