de la parénèse ordinaire, cominus et eminus*
Si l’on vous dit, mammifère, solitaire, myope, dont certaines espèces ont des mœurs nocturnes, vous envisagez un court instant qu’il puisse s’agir d’un groupe humain, peut-être même assez nombreux. Quoique l’amétropie signalée vous intrigue, votre curiosité se tourne –mais vous ne voulez pas l’avouer- vers ces pratiques de l’obscurité, qui, à défaut d’être crépusculaires ou nuiteuses, vous apparaissent sombres par la tentation jamais différée de l’oxymore. La devinette s’éclaircit-elle, c’est le mot, si l’on ajoute, qu’il n’hésite pas à lancer des piques, il n’aime pas être dérangé. Votre sagacité penche pour un vieux ronchon, atrabilaire et misanthrope. Vous approchez mais de loin.
Vous n’osez pas, bien sûr, évoquer la figure de quelque incommode irritable de votre entourage n’est-ce pas ? aussi, vous envisagez qu’il soit question d’un auteur, d’un penseur, d’un artiste, d’un de ceux qui ont laissé plus qu’une œuvre, une humeur, une mauvaise humeur. (Bien sûr, le masculin est ici strict respect de la grammaire, et n’encourage aucunement le rejet d’environ la moitié de la population passée et présente de cette planète). Quelques noms émergent, connus pour leur foutu caractère, chacun sa liste. Mais la myopie, franchement, il y a de quoi brouiller les pistes ; et pour l’appellation mammifère, juste, mais un tantinet sommaire.
Aussi vous donnez votre langue au chat. Mais venez de faire là un net progrès. En entrant dans le monde vivant non humain. Mais pas félin. D’ailleurs nos amis les chats, certes ont une vie nocturne trépidante toute vouée à la traque de leurs muridés préférés, les souris qui chicotent, pas notre inconnu ; certes, ils ont une réelle propension à la solitude, et vous font savoir vertement qu’il est inutile d’insister quand ils n’ont pas envie de votre compagnie ; mais ils ronronnent, ce qui aurait été signalé d’entrée, peu de mammifères s’y adonnent, les humains que nous avons écartés –peut-être un peu vite– ronflent haut et fort plutôt qu’ils ne bourdonnent paisiblement ; mais la myopie, vous calez encore.
De suite, éliminons la taupe. Elle remplit presque toutes les cases, pour le dire d’une expression devenue courante. Qui est avantageusement myope, myope de chez myope, qui a la double qualité de désigner tant l’animal que l’humain. Las ! devenu espion, la taupe a l’œil affuté… c’est la raison du rejet, dans notre affaire, de ce petit rongeur au poil court, doux et soyeux. Ce qui s’accorde, convenons-en, avec quelques anthropiens. Connus, ou connus de vous seul. La taupe, pourtant, ouvre des pistes, mieux que les galeries souterraines dans lesquelles elle se planque. Comme le corbeau, son nom désigne, et ce n’est pas forcément une synecdoque, ni une métaphore, un individu caractéristique. Une catégorie. Une espèce de. A ceci près que notre mammifère myope, lui, ne désigne aucune espèce humaine… bon je vois (de près, de loin) que je vous fais enrager. Je cherche, il est vrai, à vous mettre sur la voie. Une démarche maïeutique en quelque sorte, on ne se refait pas. Mais Socrate est une très mauvaise idée. On ne sait s’il était myope, et le coq d’Asclépios dont il parle dans son dernier souffle (aux dire de Platon qui n’y était pas) ne peut se confondre avec un mammifère.
Le bestiaire est important, chez les philosophes, où il y a plus de faune que de flore. L’aigle nietzschéen, la chouette de Minerve, l’âne de Buridan, le renard et le lion machiavéliens, le perroquet cartésien pour ne rien dire de l’animal-machine que nous sommes trop souvent. Choix emblématiques certes, et cette fois parfaitement métonymiques ; l’âne qui meurt de ne savoir choisir entre boire et manger est l’illustration par la fable imagée du concept difficile de libre-arbitre humain, qui ne sert à rien s’il n’est éclairé par la Raison. Mais de Buridan, clerc séculier du début du 14ème siècle, à l’âne qui lui sert d’outil pédagogique, diraient certains, mais pas moi, il n’y a rien. Du moins à notre connaissance. Rien qui justifie avoir opté pour le mulet, voire la mule ou le baudet, l’homme n’est pas originaire du Poitou, par exemple. Idem (Buridanus écrivait latin, hommage à sa mémoire) pour les autres bestioles qui détiennent intrinsèquement les caractéristiques qui les font élire, du moins les plus couramment admises. Notre animal inconnu aussi, bien sûr. Mais bien plus. C’est mon hypothèse, car il me semble qu’il fait autrement mieux que synecdoque et métonymie tout ensemble. Il n’est pas seulement le Signifié philosophique par lequel la métaphore fonctionne, et par quoi le Signe fait sens.
Le porc-épic, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’est pas un de ces animaux symboliques qui permet, en l’illustrant, la démonstration philosophique. Il n’est pas l’objet parfaitement adapté à ce qu’il sert, ni le moyen d’une fin qui lui est extérieure. L’animal élu par Schopenhauer est Schopenhauer. Bien ni au milieu de ses semblables, ni éloigné d’eux. Comme le porc-épic du paragraphe 396 des Parerga et Paralipomena. Un rongeur qui limite sa vie sociale. Arthur lui-même, et quelques autres avec lui. Dans le désordre, Cioran, Freud, Maupassant, Mirbeau, Nietzsche… et même un peu, chacun d’entre nous. A nos heures. A nos jours. La parabole tient en une quinzaine de lignes. A quelques minuscules nuances de traduction près selon les éditions, sans effet sur la signification générale, elle formule, non point une idée nouvelle –il y a belle lurette que les idées ne le sont plus, seule leur expression– mais son efficacité imparable par l’image des porcs épics, animaux dont il faut reconnaître la rareté dans le bestiaire en général, ici quelque chose comme un hapax iconique.
Avouerais-je que le porc-épic schopenhauerien me vient souvent en l’esprit. D’autant qu’il s’agit d’un troupeau de porcs épics, où aucun ne trouve la bonne mesure pour être à distance de ses semblables, ni éloigné, ni trop près d’eux, ballottés de çà et de là entre les deux souffrances. Il faudra bien pourtant trouver le moyen –et l’on se souvient ce que l’étymologie de moyen doit à la juste mesure– de supporter les qualités repoussantes (autre traduction : leurs nombreuses manières d’être antipathiques) et leurs insupportables défauts. Car nous ne pouvons pas échapper à la vie commune, elle répare notre vide intérieur. Le passage des porcs épics, dans tous les sens du terme, s’il n’est pas d’un optimisme rayonnant, on l’aura compris, se termine cependant par une considération** d’autant plus admirable qu’elle est sans frais, sans coût, mais non point sans effet : la politesse et les bonnes manières –oui, oui, c’est tout et c’est écrit !– voilà la distance moyenne que les hommes ont inventé pour vivre ensemble.***
* "de près et de loin".**impossible d’oublier l’autre grand titre de notre pessimiste radieux, Considérations inactuelles.***Arthur Schopenhauer demanda qu’après sa mort, son caniche soit son légataire universel.***(bis) la raison de la note (*) : devise de Louis XII, qui avait pour emblème… notre désormais ami, l’Hystrix cristata