Supplique pour une eau-de-vie
Il suffit d’une pichenette et le mobile, comme disent les physiciens classiques, avance per se. Et s’il s’agit d’une petite bille jaune –qu’elle soit jaune à ce moment précis ne change rien à l’affaire– alors elle roule, elle roule, elle roule… que faudrait-il pour l’arrêter ?
S’en saisir et la manger.
Ainsi commence une histoire qui avance en s’écrivant. Comme la prune de mirabel, la petite prune, que Jan Amos Komensky, alias Comenius, l’aurait nommée, mais dans lequel de ses ouvrages célèbres et célébrés dans toute l’Europe, vers le milieu du XVIIème siècle ? où ils se rencontrèrent, Descartes et lui, en 1642, à Endegeest. Il n’est pas sûr qu’ils se soient bien compris –on ne parle pas ici de la langue dans laquelle ils ont échangé– Descartes trop audacieux, trop intense, trop puissant, Comenius trop encyclopédiste. Le Français trop soucieux de rationalité, le Tchèque trop dépendant des Ecritures*… Il se peut même, il se peut certainement, que Komensky ait écrit prune de mirabel sans l’avoir goûtée ou vue, sinon par le procédé de typographie très innovant pédagogiquement, une didactographie en somme, qui mettait des images en regard des définitions, dans sa Janua linguarum reserata (littéralement la Porte des langues ouverte, 1631) dont l’un des cent chapitres traite des arbres et des fruits…
Et pendant ce temps-là, la petite bille jaune, dorée, parfaite, roule toujours….
Telle la pierre que Spinoza envoie d’une chiquenaude dévaler un plan, pourrait croire qu’elle est libre ou non de le faire, alors qu’elle est déterminée par l’impulsion qui la met en mouvement. Mais elle l’ignore. Ainsi en va-t-il de la liberté humaine, pure illusion. Ou presque dit la Lettre à Schuller, un parangon de concision. C’est pourquoi elle accompagne une vie. D’une pierre ou d’une bille qui se meuvent sans savoir qu’elles sont un objet de réflexion, laquelle choisir ?
La petite bille assurément, j’en demande pardon à Spinoza. Pour une fois. Une fois seulement. Couleur de cire, cerea, dit Virgile** et parce qu’elle est belle à voir, mirabilis.
Et la mirabelle est. Prodigieuse. Accomplie. Exacte. Irréprochable. Délicatement empoussiérée de la pruine qui la protège. Semée de petites rougeurs adorablement réparties. La mirabelle roule sous son arbre, roule sous les doigts, roule sous la table. Musique des petites sphères du quotidien de la Lorraine, où le malheur de l’une (la vigne atteinte de phylloxéra) fit le bonheur de l’autre, il y a un siècle environ. Où l’impossible culture extensive protége la qualité des vergers. Où elle éclate de luminescence dès la mi-Août et jusqu’à Septembre, selon que l’on est à Metz ou à Nancy. Qui voisine avec la quetsche sa cousine, dans sa robe violet foncé cardinalice. La mirabelle qui, comme tout cadeau de la nature à l’homme, fut comblée à son tour. Qu’un peu de chimie, une goutte d’alchimie et une larme de sorcellerie distille, spiritualise, transmute et métamorphose en autre chose qui est pourtant la même chose. A un moment précis mais insaisissable sauf par les sorciers au savoir instinctif millénaire et exact, on parle du montant de l’eau de vie qui en fera une eau-de-vie. Puissante, aux bouquets, aux arômes, aux parfums sucrés et acides, forts et ronds, ronds comme les fruits qui ont macéré, transformé leur sucre en alcool, fermenté. Ce qui oblige à séparer les bons des mauvais alcools, de vérifier qu’aucun air nuisible n’entre, que l’étanchéité est parfaite, que le barboteur joue son rôle. Un magma primordial, une lave d’avant le temps du temps se forme à l’abri du tout, du regard des hommes, de l’existence du monde lui-même. Comme au cœur d’un volcan qui puise aux profondeurs des origines cosmiques toute sa force vitale.
Je me souviens.
Je me souviens de ma fascination devant la marmite de cuivre dans laquelle bouillonnaient les mirabelles cueillies l’instant d’avant, au jardin. On descendait au jardin. Qui pourtant n’était pas pentu. Harmonie des nuances dorées du contenant et du contenu. Où le jaune l’emporte sur le rouge. L’écume, la fumée, les parfums lourds, la chaleur. Tout, je me souviens de tout. Je me dis aujourd’hui qu’il a dû falloir fixer longuement ce petit périmètre de bonheur à venir, ce cratère plein de promesses, l’amertume moelleuse. Je me souviens des peaux ratatinées par la cuisson et des chairs effilochées. Du jus collant à la cuiller de bois et aux parois. Il ne fallait pas toucher. Il ne fallait pas y aller. Mais je sais plus encore la diffusion définitive de l’essence de mirabelle, dans ma mémoire olfactive, dans ma mémoire gustative. Et la visuelle aussi. Avec la température, le tout devenait un peu plus brun. Et dégageait un arôme sucré, presque poisseux. Je regardais le chaudron en picorant dans les fruits frais écartés pour une tarte imminente. J’étais fascinée. Silencieuse et fascinée. La promesse de la confiture était meilleure encore que la confiture faite. Une vraie leçon métempirique.
Aussi, quand mes amis me rapportent de là-bas, une bouteille d’eau-de-vie de mirabelle, qu’ils ont acquise en pensant à moi, et offerte, je vois dans la double transparence du verre et de la liqueur forte, le soleil lorrain des fins de vacances enfantines voltiger dans ma mémoire. J’avale goulûment les petites billes jaunes devenues invisibles, au risque du vertige. Je suis un bouilleur de cru des temps anciens. J’entends l’éclatement du tissu végétal et je vois la mousse qui éclabousse doucement l’intérieur du faitout.
A Françoise et Frédéric.
*Descartes, en 1638, à propos de Comenius: (il) semble vouloir trop joindre la religion et les vérités révélées, avec les sciences qui s’acquièrent par le raisonnement naturel ** in, Bucoliques, 2ème Eglogue.