inactualités et acribies

le philosophe en herbe

27 Mai 2018 , Rédigé par pascale

   C’est un exilé heureux. Qui vit principalement à Amsterdam, mais pas toujours et s’étonne et remercie le ciel providentiel de trouver en ce pays toutes les curiosités qu’il n’a trouvées ailleurs. Sans oublier la tranquillité des ses plates campagnes, et vertes. Il a 22 ans pour sa première installation, entrecoupée de quelques retours au pays natal. Il fréquente les universités. Il faut user du pluriel, car notre philosophe en herbe a quand même la bougeotte. Cinq ans est son record de maintenance en même lieu. Aussi, il n’a pas d’adresse fixe. Il faut l’attraper où il est. On pourrait dire qu’il brouille les pistes, si par conscience professionnelle, le philosophe n’était tenu à la clarté. La timidité l’emporte-t-elle alors sur le désir de célébrité ? disons, une quête paradoxale de calme pour quelqu’un qui voyage beaucoup, on a compté dix déménagements en vingt ans. S’expatrier donc. Même si aucun pays d’Europe ne garantit contre l’inquiétude. La preuve. Alors qu’on le croit travaillant à sa table, reclus en son ermitage, anachorète exigeant de la raison raisonnante, il est de toutes les actualités, la scientifique, la religieuse, la politique, la philosophique évidemment, il rencontre les intellectuels et les savants en vue. On pourrait dire l’élite, rappelant que le mot désigne les meilleurs d’un groupe hautement savant ou compétent, et non le gratin -au fromage de Hollande- ou le haut du panier…. Et quand il ne le peut, ils correspondent. Parfois avec virulence, presque toujours avec élégance ; cette restriction pour rappel d’un vocabulaire peu amène –fils de goujat– à l’endroit d’un de ses contradicteurs très en vue. Nonobstant sa devise, pas toujours prudent l’animal, serait-il pensant ! acharné, coriace, énervé. Et tout ce temps gâché pour le travail intellectuel au profit de querelles sinon négligeables du moins infructueuses et surtout terriblement chronophages. Est-ce tromperie et ruse de l’esprit, pour qui avoue haïr le métier de faire des livres. Le portrait de notre homme s’obscurcit, qui n’échappe pas non plus à quelque mélancolique humeur. Ce qui n’est pas vraiment professionnel.

   Peut-on l’imaginer à Santpoort, par exemple ? la mer, le vent, les dunes, l’herbe folle, ou même, comme il l’écrit, son jardin où les herbes étaient montées en graine à la hauteur d’un homme ou davantage. Nous y voilà, ou presque. De quelle herbe notre philosophe exilé en Hollande est-il fait ? de celle qui mène à la rumination métaphysique ou à l’excitation onirique ? voire aux deux, selon le voisinage, ou les visites. Car depuis Paris, des amis viennent le voir. Dont un Claude Picot, surtout connu dans le monde libertin, libertin mais savant. Avec un certain Touchelaye, inconnu du grand public. Je tais un nom trop facile pour l’identification, tout le monde a compris qu’il y a énigme à résoudre et logogriphe à démêler…. 

   Et puisqu’il est question d’énigme que penser de ce récit stupéfiant, de la nuit d’un 10 Novembre, qui rapporte en termes hallucinés des visions bien peu conventionnelles. Le texte nous est parvenu par un moyen indirect, il a disparu des papiers du philosophe,  23 ans environ à l’époque des faits. Trois images constituent ce souvenir pour le moins agité : marchant vers l’église, poussé par un vent très fort, quelqu’un lui offre un melon ; dans cette nuit très orageuse, il est réveillé par un coup de tonnerre, sa chambre parsemée d’étincelles ; il rêve d’un livre de poésie sur la page ouverte duquel il lit ces mots : quod vitæ sectabor iter ? quel chemin de vie suivrai-je ? planté de quelles herbes ajoute-t-on… Même si, pour le coup, on rêve quand même un peu de rêver, comme lui, en latin. Mais de syndérèse point ! comme le voudrait pourtant le rapporteur des faits. Syndérèse ! tout cela a-t-il une tête de syndérèse…. Réfléchissons et fléchissons la raison philosophique, penchons-là du côté du bon sens et épanchons notre soif d’explications. Comment un feu de cerveau peut-il bien s’allumer si, croix de bois, croix de fer, l’on n’a pas bu la moindre goutte de vin, de table ni de messe. À quoi devons-nous cet étonnant voyage nocturne ?

   Philosophe de la substance, de l’essence, de l’être, de l’esprit, de l’entendement avant tout, notre homme a-t-il déliré pour rien, a-t-il abusé d’un produit nocif, volontairement ou pas, et montré ainsi à son corps défendant, que l’âme peut subir et son libre-arbitre en pâtir ? qu’a-t-il bien pu ingurgiter qui le mît en cet état-là, qu’a-t-il à disposition ? que peut-il se procurer en Hollande aussi facilement qu’une pinte de bière ? qui fréquente-t-il et où ?

   L’enquête commence dans les lieux communs. Les estaminets où le pétun nouveau se répand par volutes et s’amoncelle en nuages. Mais, que l’on sache, l’herbe à Nicot, très prisée en ses débuts, l’herbe chiquée bien plutôt que fumée, celle dont la Hollande fait commerce, que l’on tasse dans des pipes en terre avant d’aller expectorer dans les crachoirs ad hoc, qu’on finit par cultiver pour éviter d’aller la chercher au Nouveau Monde, le tabac, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le tabac hollandais fait tousser, tousser, crachailler, mais ne produit point de phantasmes, comme celui d’un melon en pleine nuit d’automne au pays des moulins à vents… il faudra trouver autre chose,  pour expliquer que Renatus Picto –René le Poitevin, passé par l’Université de Poitiers en sa prime jeunesse– pût, sans avoir bu ni pétuné en cette veille de la Saint-Martin, être en cet état-là sans le savoir… sinon par ce que Freud appelle le récit manifeste, sobre et oublieuse reconstitution d’un contenu latent innommable, qui nous intéresse peu, sinon comme trace archivée et lisible d’une cause qu’on aimerait renommer raison.

   L’humanité n’a pas attendu Renatus Picto pour délirer. Quelques champignons bien choisis, une goutte de belladone, de la jusquiame me souffle-t-on, et des mixtures toujours secrètes… rien de cela au menu de notre ami. Il faut alors hypotétiser avec méthode. Envisager ce qui peut être douteux, et ne garder que le sûr et certain, l’indubitable. Or, indubitablement, les Hollandais ses contemporains faisaient commerce de par les mers du monde –pour ramener aussi le tabac, mais les épices, mais flore et faune les plus rares*. La marine est à voiles, les cordages sont en chanvre. Vous avez dit chanvre ? oui, cannabis sativa. Connu et reconnu, celui qu’on tisse**… et/est aussi celui qu’on fume. Aucune autre explication ne satisfait raisonnablement le désir de comprendre ce qui put arriver à René Descartes la nuit du 10 Novembre 1619, sinon qu’il eut à sa disposition quelques brins d’herbe aux effets prodigieux. Pouvait-on s’en procurer auprès des marins au long cours attablés dans les tavernes enfumées et bruyantes des ports, ou plus logiquement, en ramassait-on du bout des doigts les miettes demeurées sur les tables mêlées à celle du pain, après que lesdits marins y avaient frotté leurs mains encore chargées d’étoupe ?

   Le philosophe en herbe ou l’herbe du philosophe ? de tous les tropes en usage, le chiasme est l’un des plus redoutables, bien que  paresseux. Il cuirasse le sens dans l’économie de ses moyens équilibrés. On fait rarement mieux avec si peu. Ce petit récit est librement inspiré d’un petit livre*** lui-même librement inspiré de textes et d’ouvrages inspirés de l’œuvre et de la vie de Descartes librement inspiré par lui-même, ses études et ses maîtres…

 

*le dodo (archives, 24 Janvier 2018, la disparition…) ; la tulipe (archives, 9 Février 2018, éloge du presque rien…) ; ** voir la magnifique Corderie royale de Rochefort ; *** illustrissime titre de la collection “les petits libres”, Descartes et le cannabis, Frédéric Pagès, éditions Mille et une nuits, 1996, moins de 50 pages, moins d’une demi-heure, à renouveler sans modération.

 

 

 

 

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D
J'aime ce philosophe en herbe. Et l'herbe que tu cueilles ici.
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P
nous qui aimons tant ruminer...<br /> Merci Denis.