inactualités et acribies

Une franchise d'acier*

1 Octobre 2018 , Rédigé par pascale

 

   Il s’appelait Cesare. Sa sœur Lucrezia était belle comme une légende. Leur père, riche et puissant. Et pape. Ou, puisque pape. Comme leur grand-oncle. Famille Borgia de réputation sulfureuse non usurpée. Revenons à Cesare, évêque, archevêque et cardinal, encore enfant ! Avec un père pape, c’est plus facile. Ses faits d’armes sont d’invasions et de conquêtes, de trahisons et d’exécutions. Ce qui lui vaut le respect par la crainte, l’obéissance par la peur ; il est, pour tout le monde l’homme des merveilleuses tromperies.

   Serait-il pape, tout homme est mortel. Alexandre VI comme les autres, bien que César l’eût oublié tout le temps de sa splendeur. Et, Borgia de nom et de renom, il devint d’un coup de faucheuse moins que rien, perdant avec son père, un pape, sa fortune et son pouvoir. Ses terres aussi. Sa liberté même. Amateurs d’angélisme passez votre chemin. Cesare Borgia est un mauvais garçon. On ne saurait lui trouver ni excuses, ni circonstances atténuantes. Il avait la beauté du diable.

   Pourtant Niccolo Machiavelli, Machiavel pour tout le monde, en fit son Héros, pour le dire comme Rousseau, son modèle, celui dont il faut admirer la maestria avec laquelle il dirige et mène et gouverne et réussit tout ce qu’il entreprend. Jusqu’à la chute, bien sûr. Que Machiavel rapporte comme une faute politique majeure. Il ne faut, en matière d’argent, de pouvoir, de relations d’influence, donc de politique, ne jamais rien devoir à personne. Fût-ce à son père. Fût-il pape. Fût-il Alexandre VI. César imprévoyant la disparition du chef de l’Eglise, de ses biens, de ses terres, de sa fortune qu’il n’eut le temps de s’approprier  -le trépas paternel et papal s’étant exécuté prestissimo- en les dérobant avant que Jules II ne s’assoit sur le trône, César Borgia incarne la figure du Prince machiavélien une fois pour toutes.

   Ce qui est vrai. Mais très insuffisant. Cette figure devenue immense par la démesure de son immoralité, de sa brutalité, sa violence, son ambition, sa cruauté finit par écraser le texte même de Machiavel. Certes, le Florentin en fait l’éloge appuyé, mais on a eu tort, trop souvent, de confondre la froide dissection de ses techniques d’accession au pouvoir avec l'adhésion à un quelconque cynisme qui en est pourtant la marque. Relire, entre autres, le chapitre 7 du Prince, pour commencer de se convaincre que l’habileté du fils Borgia mérite une observation fine. Quelles que soient les exactions commises à l’égard d’un peuple conquis, on n’est jamais certain de se l’attacher si l’on n’y installe la paix. C’est-à-dire si l’on ne le dote d’un bon gouvernement ; lui rend sa tranquillité. L’autorité, donc l’autorité excessive, ne garantit rien, or celui qui veut gouverner, serait-il par ce désir incompressible le jouet de ses propres instincts, celui-ci ne le peut faire dans le chaos et la terreur. Gouverner quelque temps et être démis illico presto par un peuple qui vous hait plus encore que vos ennemis extérieurs, ce n’est pas gouverner. Gouverner, c’est durer. C’est se maintenir. C’est tenir. Donc, tenir le peuple en son amitié. A plusieurs reprises dans Le Prince, on trouvera ce terme, ou ses déclinaisons sémantiques, qui disent au lecteur quelque chose d’in-ouï à ce jour : il existe un lien secret, mystérieux, irrationnel à tout prendre, entre un gouvernant et ceux qu’il gouverne. Ou plutôt, s’il n’existe pas, si les gouvernés n’ont que haine ou mépris, quelles que soient les violences exercées sur eux pour les briser, le gouvernant ne tient rien, à tout moment il peut être défait.

   Les textes** de Machiavel ont traversé, non sans turbulences, les siècles et les amphithéâtres des universités ; parce qu’ils ont trouvé des défenseurs, et pas des moindres. De ceux qui ont constitué une véritable philosophie politique, ce qui suppose, en le disant vite, quelques définitives avancées sur la question de la nature de l’autorité publique : qui a le droit de faire le droit ? et présuppose résolue en amont une autre interrogation fondatrice : qui est légitime à gouverner ses semblables ? Si l’on regarde la réponse de Machiavel eu égard aux apparences laissées par une lecture partiale ou de mauvaise foi, trop rapide dans tous les cas, aucune hésitation possible : le tyran, le despote, le Prince autoritaire, celui qui use de la force pour s’établir et se maintenir. Faux, répondent un chœur de philosophes attentifs, dont Rousseau. Inattendu dans ce rôle-là. Le promeneur-rêveur est un lecteur précis. Il possède une édition en italien des œuvres du Florentin, on l’apprend au détour d’une lettre. Il le cite, l’évoque, le désigne, dans le Contrat Social, se référant en particulier et majoritairement aux Discorsi, le paraphrase, par exemple dans une Réponse au roi de Pologne : on n’a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. Affiche sa compréhension totale de l’esprit, de l’intention, du sens profond du Prince.

   D’où il extrait quelques certitudes, et bien des occasions de développements, qui se peuvent concentrer dans l’affirmation illustre du Contrat Social, (III, 6) : En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des  républicains. Comme dans toute synthèse qui honore ce qu’elle connaît bien, Rousseau reprend ici au moins deux grandes leçons de philosophie politique qu’il doit à Machiavel, mais qui se déploient et se déplient à l’infini. En premier, Le Prince n’a pas été écrit –comme on le prétend si souvent– à l’endroit des Puissants, qui trouveraient là un traité de gouvernement, ou des leçons pour rester au pouvoir, coûte que coûte. A l’inverse, c’est un contre-traité pour comprendre le fonctionnement, les mécanismes, les ressorts de qui veut se maintenir au pouvoir et passer de l’usage à l’usure. Comment, d’une éventuelle mais pas nécessaire  légitimité de départ, accède-t-on à une illégitimité inévitable, dès que, quand et puisque, et si, la force et la violence ont, finalement, force de lois. Il faut que le peuple le sache. Transformer sa force en droit, voilà dit Rousseau dans Le Contrat Social, la négation même du droit. Secondement, qui lit Le Prince comprend que l’Etat est chose publique***, qu’il ne peut être confisqué par une puissance privée [ni spirituelle, l’Etat se sert de la religion il n’est pas lui-même de droit divin] et le serait-il par les effets tragiques de sa cruauté, ce que d’aucuns ont appelé sa part maudite, seul le peuple a le pouvoir et la force de lui accorder son amitié –traduisons son consentement, ou pas. Ce que le peuple refuse avant tout autre chose –et l’on comprend que Rousseau s’y reconnaisse- c’est l’oppression, avant tout envie d’accéder aux richesses ou aux privilèges des grands, ce qui serait une contradiction en acte ; aussi, il faut compter en politique, sur la force de l’anacyclosis, celle qui, au ciel, remet les astres en leur position de départ, ferme un cycle, retourne au début, interdisant que le chaos, le désordre, le changement de trajectoire devienne la règle.

   Bien sûr, rien n’est dit, disant cela, de la complexité féconde de la pensée et de l’œuvre machiavéliennes. Au moins, hésitera-t-on un peu, s’interdira-t-on beaucoup, d’user de l’infâme adjectif machiavélique, qui, comme son semblable en contre-sens, épicurien, signifient à peu près l’inverse de ce que Machiavel et Epicure ont écrit. Il me plaît pour commencer de finir, de signaler que Descartes avait lu Le Prince, dans lequel il voyait comme une description en creux d’un certain Richelieu (il en parle à la Princesse Elisabeth dans une lettre, en 1646) ; mais surtout, de rapporter qu'Engels –le comparse de Marx dans la co-rédaction de plusieurs ouvrages fondateurs– écrit la chose suivante, en 1886 : Il faut comparer les idées exprimées ici par Rousseau avec celles que Machiavel expose au livre I, ch II, des Discours. La succession des divers gouvernements se fait par voie de corruption et de réaction contre la corruption. Ma boucle est bouclée.

   Et pour finir vraiment, il me plaît aussi, il me plaît surtout, de penser à Machiavel dans les termes dans lesquels il se décrit lui-même dans une lettre (célèbre, mais tant pis, je ne m’en lasse pas) de Décembre 1513. Il est reclus loin de Florence depuis des années, disgracié par les Medici, vit chichement au plus près des paysans, à Sant’Andrea in Percussina. A son ami Francesco Vettori, il raconte comme il passe ses jours se promenant dans les bois et les champs, des livres sous le bras. Mais quand le soir tombe, qu’il retourne au logis, il se dépouille de la défroque de tous les jours (…) pour revêtir des habits de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Pendant près de quatre heures, dit-il, il est en conversation livresque avec les esprits les plus excellents que l’humanité put compter. Qui lui répondent et lui font oublier ses tourments, et sa pauvreté. La mort même ne m’effraie pas. On aimerait qu’il en soit ainsi pour nous !

*Jean Giono dans l’édition de 1952 de La Pléiade, in Introduction aux Œuvres complètes de Machiavel - Giono écrit là un texte si peu philosophique, mais hautement et magnifiquement littéraire. **politiques, n’oublions pas que Machiavel écrivit aussi poésies et pièces de théâtre, Discours sur la première décade de Tite-Live ; Histoires florentines ; l’Art de la guerre… avec l’archi-connu Le Prince, dont le titre italien à lui seul mériterait une thèse (Il Principe, qui veut dire aussi ‘principe’…) rappelons juste que le mot ‘Prince’ désigne ici celui qui tient une terre, une région, une ville, un principat, une principauté, et n’a rien à voir avec un titre monarchique. *** éloge de la République romaine, qui a si bien su faire de ses dissensions une force.

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D
Machiavel n'est pas le "mauvais clou" que dit son nom (en latin médiéval).
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P
il faut bien enfoncer le clou, en effet, Denis, avec un(e) "martello".... -en italien moderne!<br /> J'avoue, c'est très mauvais...vraiment!