inactualités et acribies

"L'ENNEMITIE"

18 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

       Les fortes pages d’Alain Borer dans Armistices* ont cette qualité d’infuser lentement en dépit de leur intensité. Pour se poser comme feuilles d’or et d’automne, dans le silence retardé qu’impose la réflexion. Et l’éloignement nécessaire d’avec toute agitation mondaine et même domestique. Qu’elles fussent lues dans l’empressement de la découverte, faisait contrat pour une relecture ; et le titre, l’unique mot du titre, portant à lui seul la charge de cette obligation.

 

     L’Ennemitié**. Éblouissante illustration de la force de surgissement de sens par la maîtrise du verbe. Mieux, par l’invention d’une évidence ; de ce qui, pourtant, ne s’était jamais dit ainsi, ne s’était encore jamais ainsi dit. Et d’entendre de suite, en le regrettant sur le champ, les autres termes répartis, comme disent les linguistes, le long d’un axe paradigmatique dont la double propriété est d’être commun –la meilleure garantie pour se mieux comprendre dans une langue donnée– et parfaitement individuel –la meilleure garantie pour éloigner l’infécond psittacisme ; il fallait donc comprendre, de suite, que L’Ennemitié, ne se substitue ni à l’inimitié ni à l’inamitié, terme qui lui non plus n’existe pas, alors qu’inamical s’emploie comme si l’on pouvait manquer à l’amitié mais non l’amitié.

     De la mise en forme, la formation, vient la signification ; de la formulation vient le sens ; de l’inventivité vient le signifié ; ou comment la force d’un mot oblige au développement de la pensée. De la pensée du lecteur rendue à une sommation d’intelligence et d’application à n’être ni paresseux ni passif. Cette multiple et réciproque contrainte qui en appelle à toutes nos mémoires vives mais lointaines, compose un vrai moment de grâce, elle en est même la condition. Aussi, prendre d’abord le train des pages en paysages des jours qui passent à rebours, qui passent à l’envers ; dira-t-on jamais assez ce que l’écriture d’un lieu doit à celle des temps qu’il a vécus, la géo-graphie à l’histoire qui s’y est inscrite. Et ici même à ce que l’Armistice doit à L’Ennemitié disparue dans le silence des armes tues. Comme elle était venue par leur fracas. On avait des ennemis/Sans savoir pourquoi dit Guillevic quelque part.

      Si l’Ennemitié était juste l’exact contraire de l’Amitié, inimitié y pourvoirait. En absence de, en trahison de, en insuffisance de, bref en manque. Ce serait l’amitié en manque d’amitié. L’amitié serait la mesure, l’inimitié, sa démesure en creux, sa négation. Entre les peuples, entre les individus. Le contraire, l’opposition, selon la logique binaire et tellement usée du tiers exclu : on ne peut tenir dans le même ensemble, une chose et son contraire. Pour que l’une soit, il faut que l’autre ne soit pas. Un modèle qui suppose et impose non point de la rigueur mais de la rigidité. La première a la précision pour guide, la seconde mène à la simplification. Ce que la plupart font, déclarant que la guerre qui oppose des ennemis exclut, de fait et de droit, tout rapport non inamical. Mais pour l’affirmer il faut poser le principe d’une amitié nécessaire, d’une nécessité de l’amitié avant, ou hors de, toute guerre : ce qu’Aristote attendait de tout Athénien pour accéder à la vraie citoyenneté, qu’il appelait Philia –souvent trop vite traduit par Amitié, oubliant que le philosophe écrivait alors que la décadence démocratique d’Athènes était bien entamée ce qui justifiait aussi un tel propos. Alors la Philia, cet état d’accord, ou l’énergie pour y parvenir, serait un état de paix, un état de non guerre, un état de non hostilité. 

     Mais, de même que l’amitié n’implique pas les désaccords, l’ennemitié n’est pas faite d’inimitié obligée. Si elle la contient, évidemment, elle n’en est pas l’inversion, l’avers de son revers. Et ce long et profond texte d’Alain Borer ne dit pas qu’il y a un rapport aigu de contradiction entre amitié et ennemitié, mais de contrariété. Il faut peut-être oser une autre entrée herméneutique pour mesurer cette féconde distinction. Il faut revenir à un mode, un modèle de pensée qui ne s’inscrit pas dans une argumentation binaire, dialectique, serait-elle subsumée par quelque ruse de la raison hégélienne. Et on aurait tort de ne pas lire en pesant au trébuchet de la psyché collective qui nous assigne à domiciliation intérieure et tenace,  ces mots d’Alain Borer, presque les derniers : l’ennemitié, la fabrication inconsciente de l’ennemi ; par une énergie active que l’on ignore être en soi, cet entêtement inconnu tant qu’il est contenu, qui s’ex-pose et explose comme force négative mais active, si ou dès que l’autre, qui fait se tenir entre eux les principes de vitalité, d’ordre ou de vertu collectifs, si ou dès que l’autre force fait défaillance…

     De cette fragilité, de ce Malaise*** mal-aisé constituant toute civilisation, proviennent les guerres, les conflits et les crises. Déjà, de la lointaine Grèce d’avant la stricte rationalité platonicienne, on eut cette audace de penser le devenir non point dans une ligne –serait-elle chaotique– mais dans des cycles, des cercles, qui se repoussent les uns les autres pour mieux se manifester. L’Harmonie et la Discorde empédocléennes, procèdent de cette féconde confrontation où seule la faiblesse de l’une amène l’autre à paraître. Elles se contrarient mutuellement.

 

     Le texte d’Alain Borer participe de ces pensées-là. Mais aussi, mais surtout, par l’extrême richesse et intelligence de savoirs éblouissants et d’une plume magnifique, osant le dépassement de la simple linéarité historiciste, il montre per facit ce qu’il dit. L’ennemitié, force toujours latente et en quelque sorte autonome, surgit ou surgira, par faiblesse, par infirmité, par défection –par manque de soins à ce que l’homme, les hommes depuis toujours, ont créé de plus intense, de plus infini, de moins utile, que l’on peut tenir sous le nom d’art. Et dont la littérature semble être ici l’une des formes les plus achevées pour y parvenir.

*Armistice, éditions Gallimard, Octobre 2018. Cf ici même l’adieu aux armes, 28 Octobre ; **L’Ennemitié, article d’Alain Borer, p 39-57 : *** cf Freud, Malaise dans la Civilisation, autrement traduit aussi Malaise dans la Culture.

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D
"L'ennemitié, force toujours l'attente": voilà ce que j'ai lu d'abord...
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P
mais ce n'est pas moi qui l'ai dit ! et en grec le contraire de Philia?