inactualités et acribies

"le paysage me gêne dans mes pensées" *

11 Mars 2019 , Rédigé par pascale

     L’encre de la mélancolie écrit en noir au-dessus du vide et balance négligemment l’existence entre les deux néants où elle s’étend en vain ; celui où elle va, celui d’où elle vient. De Jean Starobinski, disparu il y a quelques jours à presque cent ans, ce titre me revint et l’envie d’en feuilleter quelques pages, puis encore, et aussi,  et même, et davantage. Des surprises m’attendaient au tournant, comme quoi il ne faut jamais ranger trop bien les livres qui comptent. Le plaidoyer pour un certain fouillis n’est plus à faire, il est, en revanche, encore à écrire et avec lui, celui de la lecture vagabonde et toujours seconde, qui n’est pour cette raison pas tout-à-fait innocente ; les yeux savent avant la mémoire consciente ce qu’ils cherchent. Ils l’ont même déjà trouvé ; il ne reste plus qu’à tourner les pages dans une sorte d’euphorie tranquille, pour s’arrêter à celles titrées Le rire de Démocrite, mais bon sang, mais c’est bien sûr ! Démocrite. L’Abdéritain probable, il y a hésitation, l’élève incertain de Leucippe, il y a doute, d’aucuns inversent les rôles. Celui dont on sait peu de choses, mais dont la légende parvint cependant jusqu’à nous ; il n’y a parfois que les légendes pour attester de l’authentique. Aussi, Démocrite n’est ni un dieu, ni un personnage mythique, même si ce que l’on ignore de lui l’emporte aujourd’hui sur ce que l’on sait ; au moins l’on sait –par les doxographes et les penseurs de l’Antiquité– qu’il fut le plus subtil de tous les Anciens1. A quel motif fait-on droit d’élire le rire de Démocrite dans un travail consacré à la mélancolie.?

     Sa persistance dans la traversée des siècles, sa présence obstinée dans l’iconographie et la poésie, cette entêtée permanence du rire démocritéen font autant d’obstacles aux schémas mécaniques, faciles, pour tout dire simplistes –la fameuse et stérile antithèse de toute thèse !–  qu’on aimerait bien produire : le rire de Démocrite comme exception joyeuse à la mélancolie du penseur, la nostalgie du poète, la lypémanie ou l’asthénie de l’incurable neurasthénique, sombre, sinistre, taciturne… Mais en son temps, au lieu de rassurer ses concitoyens sur sa santé mentale, le rire de Démocrite les inquiéta. N’est-il point fou celui qui se rit de tout, celui que tout fait rire ? les Abdéritains s’alarment. Hippocrate, le grand Hippocrate en personne, est appelé à la rescousse. Et de cela au moins nous avons trace, la lettre que l’esculape écrit à Damagète le rhodien en fait foi, qui prend la mer urgemment pour aller soigner le philosophe, et ainsi, selon ses propres termes, guérir la Cité malade de la maladie de Démocrite. Il fallait que les Abdéritains tinssent leur congénère riant-rieur pour important, pour que son dérangement soit l’affaire de tous, non comme un souci collectif envers un concitoyen célèbre, mais comme crainte d’une contagion sévère et irréversible : et si la folie de Démocrite allait contaminer la ville tout entière ? le texte grec dit phobos : la maladie de l’un des leurs, mais pas n’importe lequel, si elle se propageait, détruirait la cité, cette crainte est une angoisse publique. La correspondance échangée entre le Sénat d’Abdère et Hippocrate3 en fait état : le citoyen Démocrite vit volontairement à l’écart de tous, il ne dort pas et rit de tout ce qui arrive, les peines comme les joies ; il dit voir des simulacres, et affirme qu’il y a plusieurs univers, et même plusieurs Démocrite4…. Si Hippocrate subodore un excès de savoir –ce qui peut troubler l’individu lambda– il n’en promet pas moins de venir aussitôt. Ce qui, pour le lecteur moderne, laisse place à l’idée d’une similitude entre savoir et déraison, et même entre sagesse et folie. Dérangés seraient les penseurs qui dérangent. Ou comment l’opinion collective inverse l’ordre des causes et des effets…. sous l’effet de sa propre ignorance, ce dont Hippocrate formule l’hypothèse, envisageant que la “sagesse” du grand homme soit réelle, et la Cité égarée. La “maladie” de Démocrite –qui rit et se rit de tout– serait alors bien plus saine que la crainte de ses compatriotes.

     La solitude volontaire, le silence, les pensées les plus intenses et les plus hautes voilà de quoi étonner le commun des mortels ; mais le rire, le rire inconditionnel de Démocrite voilà de quoi le perturber, qui le juge moqueur, désinvolte, dédaigneux. Cet excès de rire est signe de folie. Ce que conteste formellement Hippocrate. Pour lui, l’hilarité de Démocrite vise, au contraire, la sottise ordinaire des hommes, leur stupidité, leur inconduite, leur démesure. C’est parce qu’ils ne savent pas rire d’eux-mêmes que Démocrite se moque. Lui qui sait que nous ne sommes rien, sinon quelques atomes de matière entre deux néants. Dans les pages consacrées au rire de Démocrite, Starobinski va jusqu’à envisager que le sage abdéritain, le fondateur du matérialisme antique, le maître d’Epicure et de Lucrèce, se moque aussi de lui-même-se-moquant-de-tout, ce qui ne suffit pas pour dénier en lui toute mélancolie. En son sens premier, en son étymologie, la mélancolie est la bile noire, la noire humeur au sens physiologique du terme ; elle n’est ni un état d’âme, ni un sentiment. On peut être rattrapé par la mélancolie, et même selon Aristote, on l’est nécessairement si l’on est un homme d’exception, et adopter une attitude détachée à l’égard de toute chose, celle d’un rieur mélancolique selon la paradoxale expression de Robert Burton, au XVIIème siècle.

     Au rire de Démocrite, toute la tradition de l’Antiquité et de la Renaissance opposera systématiquement les larmes d’Héraclite. Du même spectacle désespérant de la folie humaine, l’un ridens et l’autre fluens. Préférence est toujours donnée au premier : il faut au moins relire Montaigne (I, 50) pour la finesse de son analyse : le rire de Démocrite est plus dérangeant et nous condamne plus que l’autre ; il se place à la pointe du non-sens, il appartient à l’immense topos de la Malinconia qui embrasse bien plus qu’il ne le contredit, celui des Vanités. Le rire de Démocrite parce qu’il est satirique, est le miroir déformant de la douleur, l’immense douleur de la pensée lucide, de la réflexion. L’éclat de rire démocritéen comme un cri à l’écho qui n’en finit pas de rouler sur la scène du grand théâtre du monde, où nous ne jouons qu’un rôle, où nous portons un masque, persona, per-sona –par où le son passe– mais qui, faisant de nous des personnages, nous dit surtout que nous ne sommes personne.

 

* Kafka, in Description d’un combat. 1) selon Sénèque cité par J.Salem (in La légende de Démocrite, Kimé, 1996) ; 2) plus de 660 pages quand même, aux éditions du Seuil. 3) Jean Salem a parfaitement documenté tout cela. Disparu l’an dernier, il est irremplaçable. 4) ce qui correspond à la cosmologie atomistique de l’Abdéritain, reprise par Epicure (Lettre à Hérodote) et Lucrèce (De rerum natura)

[dates présumées : Démocrite : –460/370 ; Hippocrate : –460/377 ; Héraclite : vers –544/vers –480 ; Démocrite, Héraclite, séparémement ou les deux ensemble, et le topos de la Mélancolie, ont inspiré une foultitude d’écrits, de travaux, de tableaux….de l’Antiquité à nos jours. Ces lignes n’ont pas vocation à battre le rappel...]

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D
Un rire qui inquiète, ce n'est pas pour me déplaire.
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P
en effet, il se peut qu'il éclate....