inactualités et acribies

…et autres mémorables… Saison II, épisode 1, Pékin

26 Juillet 2019 , Rédigé par pascale

      Je promenais ma peine et mes soucis dans les rues de Beijing, quand on m’a volé mon portefeuille, c’est-à-dire mon passeport, mes papiers, mon argent.

 

     Certainement, je ne devais pas exercer la vigilance requise par une situation que même le moins avisé aurait jugé à risques. Mais, voilà, je n’étais pas avisée. Trop occupée à exercer une haute surveillance sur le petit monde très agité de mes pensées, bruyantes, sauvages, mélancoliques, attendries, révoltées tout ensemble. Dimanche après-midi, la rue Qianmen Dajie, populeuse, grouillante, et tous ses magasins ouverts, faisait pour moi une métaphore inversée. De l’or et du rouge partout, en guirlandes, en lampions, en lettrines, en affiches, dernières festivités du Nouvel An chinois célébré pendant quelques jours encore.

     Depuis neuf heures du matin j’étais dehors. Seule dans le froid sec, vif et bleu de la fin de l’hiver, j’avais pendant plus de deux heures arpenté les espaces immenses qui séparent l’un de l’autre les pavillons de la Cité Interdite. Du Nord au Sud. Je me souviens avoir pensé à l’infinie propension qu’ont les hommes pour la dévotion dans la magnificence, la prétention, pour le compagnonnage de la tyrannie et du faste, pour le culte de la personne dans la débauche des moyens, me disant que des décennies plus tard, Versailles serait au Roi ce que la Cité était à l’Empereur. J’imaginais les cours, que je franchissais d’un pas automate et plutôt hostile, livrées aux jeux des jeunes gens du Palais, ou traversées par les épouses, les concubines, toutes à la vénération de l’homme, chacune à sa place et dans son rôle, fixé par lui, accepté par elles, dans la soumission, le silence, l’abdication, la mort. Je me souviens m’être assise quelques minutes sur un des rares bancs à l’abri du vent qui faisait rouler des larmes de froid sur mes joues, et tendre mon visage au soleil, me rappelant que, souvent, les images fixées par l’usage ne peuvent mieux dire : je lézardais.

    

      Plusieurs heures avaient passé et la tiédeur du soleil fini par vaincre. J’avais même réussi à fléchir mes résistances et demander, plan en main, qu’un cyclopousse m’emmenât quelques rues plus loin, dans le quartier des antiquaires. Mais le vieil homme ne voulut pas. Pourquoi ? trop près, trop loin ? jamais je ne le saurai. A moins qu’il n’ait su lire ni le plan, ni les mots, tout simplement. La nostalgie l’emportant toujours, je m’engageais dans une ruelle sale et déserte. L’attraction plus forte que la répulsion ou même la crainte, me faisait avancer dans mes souvenirs, mes chagrins, mes regrets bien plus que dans la grisaille et la crasse que je remarquais sans m’y attarder. Une femme me bouscula, et certainement se saisit du portefeuille dans le sac que je portais sur l’épaule comme si j’avais été dans les rues de ma ville, mais c’est seulement dans la nuit que je fus capable de rattraper le souvenir précis de cet instantané avec la certitude que les choses s’étaient bien passées . Et ainsi.

 

     Dans l’instant, je revins sur mes pas, vers la grand-rue. La ruelle me faisait trop souffrir, j’y avais mis des rêves c’est-à-dire des mots contre lesquels elle m’infligeait la mesure exacte de ma solitude. Restait à tricher, et inventer une sorte d’indolence dans la marche, et conjurer ce qui me vrillait le cœur et les viscères. L’hôtel était loin, j’avais déjà beaucoup marché. D’un signe j’appelai un taxi, lui montrai l’adresse en chinois. Il acquiesça, démarra. Et en quelques secondes, l’homme au volant assista avec moi à la scène dont je fus pourtant l’unique personnage : affolement, panique, et seulement après, désespoir. Je ne sentais plus le portefeuille dans mon sac. Je plongeai la main, révisai le contenu, renversai tout sur le siège, prononçai tout haut d’une voix qui n’était pas la mienne, des mots qui ne me ressemblaient pas. Je fis arrêter le taxi. Descendis. Avançai. Cherchai où m’asseoir dans la rue. Sur les marches d’un passage souterrain qui permet de traverser sans risque la grande avenue. Je pleure de rage. Je pleure sur moi. J’ai mal partout. Envie de m’allonger là, n’en plus bouger. Envie de gueuler aussi. Trop, c’est trop... tout simplement. Mal à la vie. J’avais mal à la vie. Il restait au fond du sac, puis au creux de ma main, le portable. J’aurais au moins, je dis bien au moins, une bonne raison de repartir… Désespérer de tout et de tous, ici, là-bas, avec la dérisoire pensée que tout était cependant en ordre puisque j’avais expédié mes cartes postales quelques minutes plus tôt.

 

 

    

     Dans l’avion de mon retour, l’après-midi selon l’heure française et la nuit pour l’heure chinoise, la mienne encore un peu, je commençais à frissonner. J’entrais sans le savoir dans l’ère glaciale de la fièvre pour les jours qui suivirent, où je vécus sans poser pied à terre, ni bouger, ni sortir. Jusqu’à ce petit matin -cinq heures- où je reprends plume.

 

 

    Février 1999

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D
Les cartes postales sont bien arrivées. Elles ont mis le temps (excuse facile!).
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P
Ouf ! voilà presque 20 que je m'en inquiétais...