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inactualité nostalgique

31 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

     Voici la transcription exacte, à la virgule près, d’une dissertation dite « de français » retrouvée avec d’autres et une certaine émotion, en bousculant des documents de ces années-là. J’ai 16 ans, je suis en Terminale. Les travaux écrits se faisaient exclusivement « sur place », et non « chez soi », en temps limité et sans aucun document. (aucune correction orthographique, il n’y avait pas de faute).

 

 

Sujet : Est-il possible de comparer la poésie, comme le fait Gide, à cet objet « tantôt poisson, tantôt oiseau (…) qui se réfugie enfin dans l’insaisissable grain de grenade que voudrait picorer le coq » ?

 

 

         La définition que donne Gide de la poésie ne laisse pas de nous surprendre, ni de s’entourer d’un halo flottant, incertain, lui ôtant ainsi tout caractère abusivement péremptoire. Notre surprise est due certainement à cette reprise qu’effectue Gide au sein même de son affirmation, rapprochant sans vouloir les opposer l’aspect vivant de l’aspect inerte (ou du moins chosifié) de la poésie. Définition séduisante à bien des égards mais qui ne manque pas assurément de susciter en nous de nombreuses réflexions. André Gide lui-même n’a-t-il pas senti qu’un choix de poèmes, une « Anthologie » serait le discours le plus éloquent [Remarque du professeur en marge : et le plus sot] qu’on puisse tenir sur un tel sujet ?

        Mais une précision s’impose avant même d’examiner le pourquoi d’une telle comparaison de la part de Gide et les limites qu’on pourrait lui donner. Tout discours sur la poésie ne doit pas être oublieux que celle-ci est à la fois, l’activité créatrice du poète et l’ouvrage qui, selon le mot de Duhamel, doit nous mettre « en possession de (notre) bien » à nous qui ne sommes pas poètes…

 

 

         Le terme de poésie recouvre bien des significations mais Gide semble vouloir les introduire toutes dans sa définition, faire de chacune, et peut-être même de chaque poème en particulier, un « insaisissable grain de grenade ». Gide insiste sur ce caractère quasiment ineffable, cet aspect surnaturel de la poésie, et donc la difficulté qu’aura le poète à s’exprimer. Il « voudrait » saisir ce quelque chose qu’il sent devant lui et en lui, et sa tentative échoue. De Ronsard à Boris Vian, de du Bellay à Robert Desnos, tous les poètes se sont alors heurtés à cette pierre d’achoppement, aucun n’a donc réellement compris et saisi, et donc chacun l’un après l’autre a vainement tenté une entreprise orgueilleuse et au-dessus de ses moyens. De plus, la poésie gardera toujours pour celui qui la goûte un caractère fuyant, et semblera lui glisser entre les doigts ; ou bien alors sa tentative de s’élever jusqu’à son degré lui sera fatale. De toute façon il est indéniable pour Gide que la poésie quelle qu’elle soit, est en fin de compte proprement insatisfaisante.

         Nous voici loin du « diamant » de Vigny, de la lumière qui, pour Victor Hugo, doit guider la marche de l’humanité. Mais ne convient-il pas, à juste titre, de rappeler que la poésie — tout en ayant conscience de son universalité — a, depuis les temps obscurs de l’Iliade et de l’Odyssée jusqu’à nos jours, répondu à diverses significations, rempli différentes missions, jusqu’à celle de n’en point remplir du tout. [Remarque du professeur en marge : Bien]

 

 

         Certainement les poètes sont conscients, et eux beaucoup plus que quiconque, de la difficulté de s’exprimer totalement. Mais jamais aucun d’eux n’a renoncé à cette tentative, tout en sachant qu’elle demeurerait tentative. Il ne faut pas y voir non plus un échec. L’échec serait de ne pas essayer. La poésie est ce reflet du soleil qui nous éblouit dans une flaque d’eau. Mais qu’on ne prétende pas le découvrir en ignorant la flaque ! Si la comparaison que nous propose Gide semble être en accord avec l’œuvre de certains poètes, et la conception de beaucoup, nous voyons assez mal comment elle peut s’appliquer à celle d’un Clément Marot quand il réclame à son roi le versement d’une pension… Nous nous demandons aussi comment l’œuvre de Baudelaire demeure insaisissable… l’insaisissable se trouve en Baudelaire lui-même plutôt qu’en ses poèmes. [Remarque du professeur en marge : la distinction entre l’homme et le poète est, dans ce cas, incertaine]

         Le poète qui écrit n’a certainement pas l’impression de chercher à atteindre un but qui s’éloignerait sans cesse, ne gardant en lui que la nostalgie d’une plage d’où la mer se retire. La poésie n’est pas une recherche de l’insatisfaisant [en marge : m.d], un désir de rester sur sa faim. Ce serait une vision beaucoup trop négative. Certes, le poète est conscient que ce qu’il n’a pas dit prévaudra toujours sur ce qu’il a dit [en marge : mais ce qu’il a dit c’est ce qui, jadis et toujours, est du domaine du non-dit ou de l’indicible], mais ne fallait-il pas qu’il dise au moins cela ?

 

 

         André Gide, qui ne peut se résigner à choisir entre Villon et Heredia, se rend compte que ce qui fait qu’un poème est un poème, ce n’est pas dans sa forme qu’il faut le trouver. Bien longtemps poésie n’a été synonyme que de versification. Il n’est qu’à en appeler simplement aux Poèmes en prose de Baudelaire ou à Une Saison en Enfer de Rimbaud pour se rendre compte que cette conception est largement dépassée.

         Que ce soit du point de vue du poète ou du point de vue du lecteur, le langage poétique aura toujours cette résonnance de nous-mêmes qu’il fait si bon retrouver parfois. Le comparer à cet « insaisissable grain de grenade » est vrai et possible pour une part, mais incomplet et à son tour insatisfaisant. Nous saisissons moins la poésie qu’elle ne nous saisit nous-mêmes, n’en faire que quelque chose de passif c’est ignorer qu’elle travaille à notre joie.

 

*

 

Annotation générale : Bon travail. A compléter par les références précises aux poètes que vous semblez bien connaître, afin de montrer que la réflexion de Gide est une tentative de saisir par le discours rationnel, un langage intraduisible qui nous impose le silence, c’est-à-dire la parole impossible. Noté : 13/20.

Précision finale : cette copie retrouvée est datée. La bienséance me fait cacher l’année. Je dirai que nous sommes au XXème siècle, dans sa 2ème partie très largement entamée, après l’année où fleurit un mois de Mai sous les barricades, pas avant. (ce qui a beaucoup changé : l’écriture manuscrite, qui se cherche encore un peu… car si l’élève a 16 ans, son écriture en a, à la louche, au maximum 10 !)

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D
Le sujet à traiter et ta manière de le traiter ne laissent pas de me surprendre. Je comprends ton émotion.
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P
Mon émotion est d'abord celle de l'âge ! Si "l'on est pas sérieux quand on a 17 ans", on peut être terriblement sérieuse quand on n'en a que 16 ! <br /> Merci Denis!