inactualités et acribies

Le caillou, l’horloge, l’oiseau et le philosophe.

8 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

   « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre… » * est une hypothèse de travail qu’il ne faudrait pas croire destinée à l’humain seul mais à tout être vivant, et proposition fondatrice qui ramène tout organisme à ses organes, leurs activités, mouvements, leurs fins, et considère le bon fonctionnement de l’ensemble comme le résultat de celui de chacune de ses parties, et distingue un corps vivant d’un corps inerte : celui-ci a-mécanique, celui-là constitué par ses rapports internes et externes aux lois du mouvement. Cette subtilité, pourtant facilement concevable — nous ne sommes ni caillou, ni métal, ni matériau — en contient une autre, bien plus radicale. Les corps animés — disposant d’un principe qui les tient en vie — ne sauraient se confondre ; leur différence n’est ni contingente, ni accidentelle, elle est essentielle, et ce singulier grammatical a du sens. Il y a des distinctions, des dissemblances — nous ne sommes pas non plus oiseau, poisson, insecte — mais elles sont insuffisantes pour que seule la qualité physique d’absence d’inertie nous sépare. Aussi le modèle de l’horloge est l’un des meilleurs pour l’illustrer. Une horloge, une montre, est un objet inanimé et non vivant, comme tous les automates d’ailleurs, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines.** Il est donc malvenu de répéter que Descartes — puisqu’il faut l’appeler par son nom — compare l’homme à une machine, surtout si c’est pour lui reprocher aussitôt après, d’inclure l’animal dans cette comparaison ; et, conséquemment d’en faire un objet, comme un caillou, un métal, un matériau… s’érigeant au passage et par cet unique paralogisme, défenseur de la cause animalière à proportion exactement inverse d’être devenu détracteur du philosophe. Pour certains, il serait reprochable à Descartes d’avoir séparé l’animal de l’homme en faisant du premier une (simple) machine, mais point d’en rapprocher l’homme, faisant de lui (en retour) une mécanique, une mécanique vivante.

     Revenons (inlassablement) aux textes. D’eux seuls on comprendra ce que Descartes dit comme premier authentique cartésien, et non, ce qu’on aimerait lui faire dire, qui servirait à souhait un avis personnel, serait-il répandu en milliers de personnes. Par exemple : dans Principes de la Philosophie, 4ème partie, §203. La comparaison entre machines artificielles (fabriquées par les hommes) et naturelles (physiques, terme à rapporter à son sens premier, sous peine de confusion) est édifiante : elle y est réduite à rien ! Lisons : « je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose », sinon une différence de perception par l’homme, plus délicate et difficile pour les seconds que pour les premières. Une montre donne l’heure ; un arbre fruitier des fruits. Ces mécaniques (ces mouvements, qui les distinguent des objets inertes) ont de grandes analogies, même Hume, qui n’était point cartésien, avoue au siècle suivant : « Un corps humain est une machine extrêmement compliquée »*** et il n’est pas le seul, loin s’en faut ! C’est même la conception la plus commune que nous avons de nous-mêmes, oubliant un peu vite qu’une horloge, qui pourtant donne l’heure bien plus précisément que nous ne le faisons sans elle, ne sait pas qu’elle est une horloge ! Et ne ressent aucune douleur si elle se brise. La première affirmation, si simple qu’on se demande pourquoi elle ne nous effleure jamais, désigne aussi les animaux, des êtres vivants et sensibles, mais non dotés de conscience réfléchie : le chat ne se connaît pas comme chat. La seconde, en revanche, ne les concerne pas, ils sont comme organismes vivants, dotés de sensibilités****, ils éprouvent des sensations, ils ont des sens. La douleur, le bien-être, et tout ce qu’un corps vivant peut supporter (tout ce dont il peut pâtir, qu'il peut subir) leur est connaissable. Dans Méditations métaphysiques, VI en particulier, mais pas seulement, Descartes met en pièces cette question, au sens où l’on étale les morceaux d’un puzzle devant soi pour le reconstituer intégralement.

 

     On ne lit pas assez — euphémisme — le début de la cinquième partie du Discours de la Méthode. Peut-être en raison des trop longues descriptions anatomiques que fait Descartes, qui ont pourtant l’immense mérite de montrer que le corps humain, non seulement est une mécanique complexe, dont les rouages des horloges, des automates et autres machines mouvantes ne sont qu’une image affaiblie, mais qu’il est soumis aux lois de la causalité, lesquelles gouvernent aussi l’ensemble des phénomènes naturels. [On se souvient qu’au début du siècle, Harvey, médecin anglais, vient de découvrir et décrire par le menu la circulation sanguine.] En cela on ne voit pas ce qui distinguerait l’animal de l’homme, sinon qu’on ne considère jamais le nombre infini d’espèces animales, eu égard à la seule espèce humaine ; ni que c’est bien l’homme qu’on rapporte à l’animal plutôt que l’inverse. Reprocher à Descartes sa conception des « animaux-machines » qui suffirait à en faire de simples objets (naturels, certes, mais objets quand même) et le ranger du vilain côté des ennemis des bêtes est vraiment un très mauvais procès. Tout d’abord parce que son raisonnement concerne la nature humaine ; ensuite parce qu’il nous permet d’établir (il ne l’établit pas lui-même, puisque ce n’est pas son propos) le grand tort qu’on leur fait en les comparant sans cesse à l’homme pourtant totalement incapable de faire ce qu’ils font à la perfection. Perfection du perroquet comme perroquet, des mouches à miel comme abeilles, des oiseaux migrateurs comme tels (tous et bien d’autres nommés dans les textes) et… de l’automate comme automate, de l’horloge comme horloge.

     Comme nous, les animaux ont un corps, qui ressent de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire. A l’inverse des corps matériels (physiques, naturels). Mais, à des degrés et nuances diverses et complexes — nous insistons — ; et la comparaison cesse là pour ne pas devenir totalement illégitime. Non parce que les animaux nous ressemblent, mais justement parce qu’ils ne nous ressemblent pas. Leurs incroyables capacités ne sont ni interchangeables, ni transmissibles d’une espèce à une autre, ni même à l’homme. Le vol des oiseaux est… inimitable. Les avions ne sont pas des oiseaux*****. Aussi, on leur rendrait le plus grand service et leur porterait plus de respect en cessant de les anthropomorphiser, ce qui mène chaque fois à des postures ridicules ; ni inférieurs, évidemment, ni supérieurs en quelque domaine comme on se plait à le dire, ce qui  fait (encore) de l’humain la mesure de l’animal ! Ah mais ! contradiction quand tu nous tiens…

 

        N.B : Amorce d’une réponse à une remarque sur la façon qu’aurait Descartes de ramener les animaux à des objets, ce qui ferait le défaut rédhibitoire d’une œuvre par ailleurs admirable ! Une telle « lecture » est totalement fautive. Ces quelques lignes en donnent un aperçu tout à fait insuffisant. La profondeur et la subtilité de la pensée cartésienne ne se saisit pas en quelques minutes… Une vie peut même n’y point suffire.

 

*Descartes le Traité de l’homme ; **ibid. *** in Enquête sur l’entendement Humain, section VIII ; **** on trouve fréquemment sous la plume de Descartes, le terme sentiment à propos des animaux. Ce serait un contresens absolu de l’entendre dans sa signification actuelle. Au 17ème siècle (et encore au 18ème) il entrait dans les nuances sémantiques de la sensation,  i.e tout ce qui relève des sens. ***** oui, oui, il m’arrive de sortir du XVIIème siècle !

 

 

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D
C'est la faute à Malebranche, aussi, ou à sa chienne.
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P
Ce qui me fait penser, subito, au chien de Schopenhauer, lequel le préférait aux humains ; l'animal, je parle d'Arthur, était un tantinet atrabilaire...<br /> Merci Denis.