Parole tenue
Je m’étais engagée, le 7 décembre de l’an passé*, à rediffuser, sine die et au plein gré de mon bon vouloir, quelques billets consacrés à des livres remarquables qui pourtant ne furent pas remarqués. J’insiste : remarquables par leur écriture, c’est parfaitement primordial, quel que soit le « sujet » entrepris, si c’est écrit avec les pieds, c’est illisible ; mais non remarqués par les prescripteurs officiels et de tous poils, à commencer par la simple disposition des piles en librairies, mais aussi, mais surtout par l’absence, l’invisibilité, de ces petits bijoux, sans existence dans la grande lessiveuse des-livres-qui-se-vendent. Aussi, redonner un épisode de ce feuilleton (ce qui a quelque chose à voir avec les feuilles que l'on tourne quand même !) paraît de salubrité publique ; non seulement le souvenir de ces recensions a pu disparaître, leur objet, leur sujet, mais surtout la question est pendante : ont-elles déclenché un déterminé désir d’aller y lire de près ? Et puis, on l’aura compris, mon côté cabochard en matière de littérature est à toute épreuve et déplacerait les montagnes. Aussi, voici, strictement identique à l’original du 19 Mai Les entreprises funèbres d’un affairé Préfet, c’est le titre de la page. Ou comment, une authentique affaire d’urbanisme qui mit aux prises le célèbre Hausmann et le journaliste Fournel, au mitan du XIXème siècle, devient un authentique (bis) plaisir de lecture, qu’il ne faut pas hésiter à se procurer… je dirais mieux, qu’il faut se procurer sans délai.
*La durée de vie d'un livre (1ère retransmission : Le ciel & la carte, Alain Borer.)
Saviez-vous que le baron Haussmann, Préfet de la Seine et de l’Empereur, est une métonymie à lui tout seul parce qu’en l’apostrophant on fustige aussi le système ? Assimilation du particulier au général et inversement, qui autorise une liberté de ton contrôlée envers l’homme, pour se dispenser des circonvolutions administratives, et envers le représentant du pouvoir pour lui signifier sa responsabilité historique. Ainsi se présente dès les premières lignes, la défense des morts parisiens, passés, présents et à venir, en 1870 par Victor Fournel*. La cause, inattendue, méritait des arguments affûtés, la détermination des raisons adverses ne manquant ni de mauvaise foi, ni surtout de moyens. A commencer par la protection suprême, Haussmann se sent sûr de l’amitié de Jupiter !
L’affaire devait paraître assez simple au fond, pour ce préfet colossal, sûr de ses motifs, de ses appuis, de ses soutiens et de la volonté de Napoléon III en personne, qui le charge de rectifier Paris. On peut le dire ainsi, car il s’agit d’ouvrir des voies, de trouer des perspectives, de mettre droit tout ce que Paris compte de sinueux, et d’élargir les étroitesses. De la place pour des places, des espaces, de l’air frais et sain ! Paris doit devenir une ville de boulevards, de cafés… et de magasins de luxe. Cela s’appelle dans les années 50-60 du XIXème siècle, faire œuvre démocratique, et repousser les ouvriers vers les banlieues pour rendre la ville aux millionnaires, aux boutiquiers et aux Anglais en voyage, et impropre aux factieux et révolutionnaires de tout poil. Dans tous les cas, les travailleurs n’ont plus les moyens de se loger, les loyers, nous dit Victor Fournel, ont doublé voire triplé ! Étonnamment, des questions d’une telle acuité sociale et politique ne font pas l’objet de son analyse, ni d’une description, tandis que le sort des morts de la capitale va devenir sa cause plénière. Il faut dire que Monsieur le baron et préfet Haussmann entendait les déménager, les exproprier, les déporter, eux et leurs descendants, pour faire place nette et propre dans son entreprise d’hygiène capitale.
Si ces presque quatre-vingts pages commandent d’être lues ce n’est pas absolument parlant pour leur intérêt historique. Celui-ci, parfaitement identifié, n’en reste pas moins recouvert par une ébouriffante détermination -ce qui pourrait faire oxymore- à ne pas lâcher un pouce de terrain aux arguties officielles. Notre bon monsieur Fournel, journaliste énervé et certainement énervant pour ses opposants, n’entendait pas que l’on pût lui opposer le moindre interstice de réplique et avec un air consommé de ne pas gesticuler ni s’exciter, il tricote, point par point, la nasse dans laquelle enfermer les gardiens du bien-être des habitants. C’est en effet au nom des vivants que l’on va déranger les morts sans l’avoir bien compris –ou l’avoir si bien compris qu’il faut détourner l’attention, technique rompue de toute menterie officielle, ou noyer le poisson. Aussi, mais nous en serons épargnés comme lecteurs, l’affaire ne manque pas de brochures, de rapporteurs officiels, au Sénat, aux Pompes funèbres, d’études sérieuses, forcément sérieuses, de débats, et même d’enquête publique. Diable ! si l’on ose dans un sujet aussi délicat que le déménagement des cimetières parisiens intra muros, au profit (terme adéquat !) d’une commune -et de son Maire- hors les murs et via la compagnie des chemins de fer.
Le silence prudent qui accompagna cette affaire si diplomatiquement conduite, -tout est dit- ne résista pas à quelques amnésies plus ou moins bien venues selon le camp dans lequel on se range…. oubli d’une commission municipale par-ci, du Corps législatif par-là (on l’en avait grondé, dit irrésistiblement Fournel). Mais pour nous, la narration des faits l’emporte sur les faits eux-mêmes, le récit prospectif sur les projets officiels des opérations mobilières, y compris les achats en sous-main et les reventes avec le bénéfice honnête et légitime que comporte toute opération commerciale. Si Victor Fournel ne maniait pas cet art consommé du second degré, de la litote, de l’antiphrase, s’il ne savait transformer un implicite en morale de la fable, mais surtout, même le faisant, s’il ne savait donner la légèreté qui, contre toute attente, convient à cette affaire, la véritable histoire de La déportation des morts ne mériterait pas notre inconditionnel et attendri soutien.
Monsieur le baron Hausmann, dont l’amour pour la ligne droite est bien connu, rappelle perfidement mais congrûment Fournel, nous fait bien marcher, et de travers. Monsieur le Préfet de la Seine nous mène en bateau. Et prétend que les morts comme leurs survivants auront tout à gagner à prendre le chemin de fer pour aller à bon port. Tout sera fait pour que le dernier voyage des uns et le premier mais non le seul des autres, tout sera organisé, donc, selon le principe bien rodé en matière de gestion publique : faire compliqué surtout si l’on peut faire simple.
C’est un joli bois que la Garenne affirme l’irrésistible polémiste, pour entamer un morceau de choix sur l’acquisition frauduleuse du terrain par M. Haussmann qui, quelle aubaine ! aime fort les bois aussi. Impertinence quand tu nous tiens… Aussi, on ne se retiendra pas de dire que Victor Fournel n’a point balancé à faire du baron Haussmann un préfet plein de morgue ! et qu’on aimerait savoir où reposent à ce jour les restes de ce visionnaire, protestant de religion mais pas de ses méfaits à l’endroit du peuple parisien des enterrements, qui n’en est pas moins et sans exception possible toujours le peuple. Aussi et en conséquence, Fournel, d’une plume exacte, précise, soigneuse et terriblement spirituelle, va déplier longuement et respectueusement le cortège probable des inhumations futures après que les défunts les plus anciens et même les sans âge auront été déménagés vers les nécropoles haussmanniennes de la planification de Paris. Pages touchantes et pleines d’une humanité simple, à laquelle il ne sacrifie jamais son sens aigu de la formule – (l’introduction du chemin de fer et de la vapeur dans les pompes funèbres) y compris quand les chiffres l’emportent sur l’émotion : après tout, ces gestionnaires des vivants et des morts aimant les comptes et les décomptes, il va leur en donner, et de produire les calculs qui montrent qu’on ne peut éloigner impunément les défunts et les de cujus de ceux qui les inhument un jour et les visitent toujours. Après de nombreuses années de lutte, la raison des morts l’emporta, Monsieur Haussmann, authentique Préfet mais possible falsifié baron renonça.
Avec La Déportation des morts en ouverture de son catalogue, les éditions La Mèche Lente** ont tenu là un texte inaugural inaccoutumé, oserons-nous ex-centrique ? Il le faudrait, car au-delà de la superbe maîtrise de l’équilibre de sa phrase –quasiment toujours à valeur de période– Victor Fournel sort doublement vainqueur des sentiers battus du fait divers et de la polémique journalistique. Primo au sens strict : la volonté capricieuse d’un impérial Préfet par lui relatée nous déloge de préoccupations livresques trop conformistes ; secundo, son écriture positivement dé-rangeante réussit avec justesse, sourire et émotion à dire la dignité perdue des uns par l’indignité de l’autre. Peut-on même avouer, in fine, que c’est un vrai bonheur ? oui, on le doit.
*Victor Fournel, La déportation des morts, édité par La Mèche Lente, en Juin 2017, la première livraison de cette jeune et sympathique maison, sise dans les Deux-Sèvres. ** je rappelle, obstinée, les belles parutions que sont Ce vide lui blesse la vue de D.Montebello et Diogène ou la tête entre les genoux de L.Dubost (aller dans Recherche, en haut à droite….)