"L'écrivain est un excavateur".
Avant de le savoir mort, nombreux ignoraient qu’il vivait.
L’écrivain dont je n’ai pas envie de vous persuader qu’il faut le lire ; pour qui j’ai rapetassé des vieux chiffons sans âge et lui faire couverture ; l’animal, un cheval indompté au poil noir foncé, ce que moreau veut dire ; pour qui ne connaissaient ni son nom ni ses livres et apprennent, ici, qu’ils étaient contemporains d’une pointure, d’un monument, d’un géant aujourd’hui disparu ; dont jamais ils n’ont vu les livres en vitrine de leur librairies ni sur ses étals — l’insupportable petit carton d’invitation agrafé au col, gribouillé à la va-vite et piqué d’exclamations adolescentes, pas moins de trois, ça fait plus convaincant. Marcel Moreau n’est plus. Il était bien vieux déjà, bien malade aussi. L’époque est sans pitié pour les haridelles morelles. Il était sans pitié pour les humains mortels.
On pourrait reprendre le plus poncé des poncifs et dire qu’il ne laissa personne indifférent. On évitera ces notations de midinette, l’homme était un ogre, d’où il est il nous croquerait ; ce serait aussi se contredire, son image, ses livres — plus de soixante quand même — sont restés inconnus, en ce sens indifférents, à ceux qui n’achètent que les livres qui se vendent. D’aucuns comprendront cette formule qui n’est pas une lapalissade. Alors, pour caparaçonner de lumière la bête rétive ; lui rendre un peu de l’éblouissance que son écriture mit en nous ; intensité provenue tant de la puissance du verbe que de l’effondrement de l’homme ; de la folie de l’une, des fêlures de l’autre ; de l’outrance des deux ; leur rage jusqu’au délire ; alors, j’ai joint, cousu point à point, tricoté maille à maille, des petits bouts dans le lot lui aussi foisonnant de ses lecteurs vrais, ceux qui donnent toujours raison à la déraison d’un texte. J’ai composé les lignes ci-dessous, on l’aura compris, exclusivement par arrangement — ainsi devenu anonyme — de termes, expressions, bouts de phrases, recueillis, mis en pièce, tailladés, triturés, bouturés, entés, accolés, pour ne faire plus qu’une seule voix. Nul ne saura s’y retrouver précisément, puisque de chacun — écrivain, poète, critique, universitaire, lambda, Marcel Moreau lui-même, alors en italiques — il reste moins que des bribes ; chacun pourra croire cependant que l’ensemble est de lui : sorcellerie fascinante dont les livres de Marcel Moreau sont — pour toujours désormais — capables.
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Obsédé par et de l’écriture, il confesse volontiers sa soumission. Comme un fort alcool — il savait de quoi il parlait — l’écriture le possédait, il se tenait sommé d’écrire. L’encombré monstre de lui-même et des mots, c’est tout un, ne soufflait ni l’insouciance ni le repos. Mais l’incandescence, le brasier, et c’est encore trop peu, ses fulgurances même, ses convulsions, comme autant de chants dionysiaques de qui reçut la lecture de Nietzsche comme une illumination. Le philosophe qui parle des instincts ne fit pas seulement qu’attacher cet immondain à ses orages, il le mit sous l’autorité pulsionnelle d’une Lecture irrationnelle de la vie. S’autorisant toutes les créations verbales, les maltraitances de syntaxes, les violences d’écriture, Marcel Moreau invente une poésie gigancielle du chaos, principe de toute connaissance corrosive, la chaonaissance, comme il l’appelle. Écriture de spasmes, de rythmes, de grondements laviques, la démesure est sa mesure même, son souffle celui de hordes mongoles, les paroxysmes sa norme. Bien sûr, on ne pourra pas ne rien dire de son verbe-chair-sang-matière, qui transporte une carcasse verbale radioactive, brûlante, qui domine et écrase chacun de ses jours, et ses nuits avec. Ce sont les mots qui me réveillent dit-il. La souffrance n’est pas le contraire de la jouissance, elle en est l’envers nécessaire. C’est un cas de possession.
Marcel Moreau écrit viscéralement des incendies charnels en courant vers l’abîme. Phrasé tellurique, force chtonienne, œuvre excessive, monstresse, monstrueuse, érotiquement vibratoire, sombre et radieuse, livres d’éruptions, de transes, ce mot de son ami Dubuffet. Commotion et corrosion cérébrales assurées.
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On déconseillera donc vivement cette expérience d’une écriture-limite à tous ceux qui n’aiment point être dérangés, ni dans leur corps ni dans leur esprit ; à tous ceux pour qui la lecture — c’est-à-dire au fond l’expérience de l’avalage d’une écriture jamais encore rencontrée — n’est qu’un passe-temps, un agrément, un dérivatif, et non un saisissement, une constriction monstrueuse ; à tous ceux qui ne savent ni ne veulent se mettre en danger par les livres ; à tous ceux qui font de l’écriture un divertissement, une occupation, et ne sauraient s’y laisser broyer.
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On dit que Marcel Moreau avait préparé de longue date son épitaphe :
Je suis heureux pour la première fois de ma mort.