Le poids du scrupule
1,296 gramme pour éviter la goujaterie, l’inélégance, l’indélicatesse, le cynisme dans leurs usages les plus banals qui sont aussi, qui sont surtout, les plus assassins. Avec un gramme et un peu moins de trois cents milligrammes de scrupulum, tout peut changer de l’usage du monde. Ce n’est pas même une once, c’est infiniment moins. Un tout petit caillou que l’on se retient de lancer, une gêne, une larme, un rien, qui pèsent lourd. Qui peuvent tuer s’ils sont de trop dans la potion apothicaire, la préparation remédiable, le breuvage réparable. La pincée qu’il ne fallait pas ajouter.
Mais certains aiment les graviers dans leurs souliers, marcher pesamment et non le pied léger, et oublier, peut-être même ignorer, que le soupçon, autre nom du scrupule, est l’imperceptible qui change tout et le porte à son point d’achèvement glorieux, le rend, sans aucun doute différent, meilleur, inimitable. C’est le tact, le toucher, le doigté de l’intelligence et du cœur ; ce qui fait offense au grossier, au lourdaud et reste sans concession tant à l’égard de la mièvrerie que de la vulgarité, éloigne le goût de vinaigre, le petit trop d’acidité, l’arrière-goût d’acerbité. Le scrupule — unité de mesure naturelle de l’amitié — tout droit venu d’un usage métronomique latin-romain et civique d’autrui, devrait au moins régler nos rapports de quotidienneté au nom de l’intérêt bien compris, toujours réciproque.
On aurait aimé que la progression des savoirs — dont l’usage commun mieux maîtrisé des mots et de leur sens devrait être un des signes — ait eu pour conséquence le rabotage des aspérités dans les échanges verbaux, et qu’à la pesée des commerces humains, les fléaux tendissent à s’équilibrer par des contrepoids scrupuleux. Las ! au scrupulum comme symbole de mesure minutieuse antique s’est substitué le non calibré, l’approximatif, l’imprécis, qui l’emportent dans les convenances langagières, qu’elles soient écrites ou parlées.
Tout mot et tout arrangement de mots ignorés, inconnus, rares, inattendus, mais pourtant exacts et précis, sont désormais non seulement fortement dédaignés, mais moqués et disgraciés, avec eux les impertinents qui s'en servent. Il ne fait pas bon de nos jours fréquenter l’apex d’une langue, ses sommets et ses pointes, y trouver plaisir, joie et bonheur.