inactualités et acribies

ab imo corde,

6 Novembre 2020 , Rédigé par pascale

 

 

Il fut un temps où l’on achevait son courrier affectueux ou amical avec des mots venus du cœur, du fond du cœur, ab imo corde*, pour ne pas se quitter tout à fait, ni clore ni cesser-là, alors qu’on allait expédier le pli – deux mots qui disent tout de l’ambivalence joyeuse et un peu triste à se séparer de ce qu’on cèle et cache dans le secret d’une dépêche, la si bien nommée. L’ensemble des Lettres échangées faisait Correspondance, terme qui sied à ce qu’il doit ou devrait dire : échanger par écrit avec ceux pour qui les accordances ou le commerce – dans sa stricte acception classique de relations humaines de qualité ­– font concordance, cum corde.

Le latin, qui si souvent sait nous gâter, nous a offert épître (epistola) ou missive (de mittere, supin missum), la première, échappée aussi de son grec (επιστολη), les deux, aujourd’hui significativement éloignées de leur sens originel, et devenues d’usage spécifique. Viendrait-il à l’idée de quiconque d’écrire une épître ou une missive à un destinataire privé, intime – cet adjectif ici pour sa stricte opposition avec extime ? Et pour quelques-uns, il n’y aurait d’épître que rédigée par de saints apôtres, et de missive par des généraux de guerres impériales, tout ceci, n’est-ce pas, au pifomètre !

Mais quid de l’art de la Correspondance, cet usage du temps, non pas de temps en temps, mais décidé, voulu, choisi, de distraire au sens de soustraire, un moment particulier dans l’écoulement tempétueux des heures. Certes, nous avons toutes les excuses pour justifier de « communiquer à la verticale », expression personnelle par laquelle je nomme le geste d’écrire sur un écran perpendiculaire face à soi, un mur, sans une feuille, un cahier, un carnet – une tablette de buis, clin d’œil à Apronenia Avitia – à plat devant soi où coucher ses dire ; et ces prétextes seraient ceux de « notre époque » comme si l’époque – et non les humains qui l’ont constituée – avait la conscience réfléchie d’elle-même. Passons.

Je me demande alors, lisant avec gourmandise nombre de Correspondances d’écrivains, philosophes, penseurs** comment on faisait quand on n’avait rien ou presque de ce que nous estimons indispensable pour écrire à autrui, je veux dire une réception instantanée. Nonobstant l’évidente perte de qualité, d’élégance, de choix des mots, de présentation même, l’incroyable idée que l’on pourrait s’écrire indépendamment d’une motivation pratique ou d’une information nécessaire a, elle aussi, disparu. Le contraire est devenu exceptionnel. Fera-t-il l’objet d’une conservation aussi précieuse, y compris héroïque, qui, sans le moindre étonnement, ont rendu accessibles à chacun de nous les échanges d’Héloïse et Abélard, Descartes et la Princesse palatine ou les mots de Cicéron à Atticus, Vincent Van Gogh à Théo, Henri Calet à Paulhan, et pas seulement Madame de Sévigné à sa fille – lettres de noblesse, dans tous les sens de ces mots.

Je me demande aussi s’il ne serait pas incongru – aux exceptions rarissimes toujours pensables évoquées – de recevoir, ou d’envoyer une Lettre sans autre raison que le plaisir, l’attention et l’égard pour sa rédaction, le choix de ses mots, l’application à la construction de ses phrases, non pour soi-même, ce serait un Journal et l’épistolier un diariste, mais en raison  de son destinataire seul. Ou faire comme Jean-Paul Toulet (1867-1920) qui s’est écrit et expédié à sa propre adresse, de tous les coins du monde et pendant un peu plus de 10 ans, une soixantaine de lettres et de cartes postales. Quand il était chez lui, il se postait des cartes d’ailleurs. Voilà qui donne des idées n’est-ce pas ? Reste à savoir si, comme lui, on oserait s’appeler soi-même « Cher ami », « Très cher ami » ou même « Cher et grand poète » ; chacun adaptera. Mais il est certain qu’il y a là matière à tester ses propres défauts et qualités, et pas seulement scripturaux. Toulet garde pour son meilleur ami intime le voussoiement, mais tutoie l’ironie, frôle la légèreté, se lasse parfois de ne jamais recevoir de réponse. Pratiquant plus volontiers la brièveté que la longueur – ce que la carte postale impose – la forme est fréquemment aphoristique et mélancolique. Et, chacun le sait, la mélancolie est souvent dispensatrice de légèreté sombre : Toulet sacrifie au rite puéril du petit signe sur le recto et son explication au verso : « J’y ai marqué d’une croix la loggia de la chambre, désormais illustre, où vous demeurâtes » (27 mai 1903). Et comme il sait tout de son destinataire, il se permet quelques piques amicales. S’il y a théâtralité, hypothèse qu’on ne peut écarter, la mise en scène est habile qui, se parlant à soi-même, ne semble pas exclure un futur possible lecteur, distinct et inconnu, réellement à venir, « Pensez-vous que la postérité s’occupera jamais de vous ou de moi ? ».

       Et pour se quitter, Toulet choisit aussi parfois le latin vale et me ama – c’est le moment de dire qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

        

*parfois ex imo corde (lu, par ex, dans la Correspondance de Flaubert, ce qui ne date quand même pas de l’Antiquité !) ; d’un point de vue acribique, ab semble cependant plus juste. ** dont certaines, et même la plupart, sont de véritables joyaux.

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D
Le latin souvent nous gâte: je confirme.
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P
et l'époque le lui rend si mal ! il faudrait, il est vrai, que les autorités éducatives en soient elles-mêmes affectées. Ce qui n'est guère visible.