" Ce vieux parler de nos ancêtres"
Charles Birette était manchot de la Manche, et abbé par-dessus le marché, notons qu’il ne lui manqua pas grand-chose pour faire burette, nul n’est parfait, itou chez les curés normands. Il parvint cependant à chevaucher deux siècles (1878-1941) mais comme beaucoup d’autres. Charles avait deux amours, le patois et le français*. Et – on l’espère quand même un peu – le Bon Dieu. Il servit les trois, surtout le premier, dont il dit et montra ce que le deuxième lui doit**, laissant à chacun le soin de prier le troisième.
Monsieur l’abbé Charles Birette cédait parfois au péché de colère, l’un des sept péchés capitaux, qui sont, comme le nom des sept nains, si difficiles à aligner de mémoire sur les dix doigts de la main. Le prélat endêvait qu’on traitât le patois de « français défiguré », ça l’endiablait disons-le tout net que tout le monde n’(en ait) pas le culte, on ne peut le dire autrement quand on est curé. Car enfin, le patois vient du latin – le patois normand du Cotentin – qui l’a conservé mieux que d’autres dans l’ensemble des déformations du français né il y a mille ans, environ. Persistance et régularité de ces formes archaïques, primitives, voilà ce qui saute aux yeux et aux oreilles des philologues érudits, attentifs au parler d’ici, écrit Charles Birette dans une de ses causeries, et même dans plusieurs, à la demande de la jeune Société Alfred Rossel et de sa revue Le Bouais-Jan de Cherbourg, [aujourd’hui toujours de ce monde et dont certains articles sont rédigés en normand] ;
Aussi, quand ladite Société par l’entremise de son Comité, lui vint demander de bien vouloir rédiger un article pour ladite revue, l’abbé, pour qui le patois fut la langue paternelle*** sauf pour prier le bon Dieu, l’abbé ne se le fit pas dire deux fois. Péché véniel d’orgueil ou réel plaisir de parler de sa passion ? Le ton est enjoué, sémillant, fougueux, tantôt intime, tantôt savant, complice toujours. Barbey d’Aurevilly premier nommé pour caution de la grandeur de cette langue merveilleuse, dont le rejet n’a de raison que l’ignorance ou la fréquentation de patois abâtardis, pauvres, ou entrelardés d’argot ou de mauvais français, même si le patois, le vrai – celui de la presqu’île du Cotentin – ne souffre pas tant d’être mal entouré que d’être galvaudé et rabaissé au rang d’amusement, voire de balivernes grasses ou graveleuses sans aucune parenté avec le normand. Cet irrespect met l’abbé en état peccamineux de fureur, les paysans sont moqués, ils font figure de pitauds, d'imbéciles malpropres et dipsomanes ! Le disant, ou plutôt l’écrivant, notre malin en soutane, cède ensuite au péché de flatterie et même de tartufferie. Jugez-en : ce serait pour rire que les paysans — par ailleurs si attentifs à la langue française qu’ils en sont les philologues sans le savoir — déforment certains mots, juste pour rire, et demandent de la poudre à pioncer (pour opiacée) ou une canicule pour une canule. Ah ! Monsieur l’abbé Birette, il ne faut point trop en faire ! Comme inverser les causes et les effets, ou inventer des causes qui n'en sont pas : du français ou du patois lequel a déformé l’autre ? Citant Guerlin de Guer**** pour autorité indiscutable : « Ce sont les lèvres aristocratiques qui écorchent le parler paysan, le seul phonétique, le seul historiquement pur, le seul conforme à l’instinct de la langue. ». Avec une telle autorité pour référence, on n’a plus besoin de démonstration. N’empêche ! Monsieur l’abbé Birette nous émeut. Son rapport au patois du nord de la Basse-Normandie est sentimental à souhait – Il est plantureux comme la bonne terre, où il vibre – filial pour tout dire, comme le lien qui rattacherait un vieillard de mille ans (le normand) à son descendant de trois cents (le français), et de s’attacher à présenter les traces du latin dans les vocables que les paysans de la province entière s’appliquent à maintenir par des efforts si remarquables qu’ils en facilitent le travail des érudits. A propos de l’élision de la consonne finale des mots en eau (dérivés du latin ellum) par tous les paysans normands, Charles Birette ose ceci qu’il faut recopier sans en ôter un mot : « cependant cette consonne est sous-entendue dans leur pensée. Elle y dort, et se réveille quand il le faut, c'est à dire dans les mots dérivés : une batelée, écoupeler un arbre, haveler un bûe, râteler du fourrage (…) ».
De tels propos adossés à des apparences de vérité et multipliés par autant d’exemples et d’énumérations, sont truffés de considérations sentimentales, l’abbé est fleur-bleue, l’abbé est un tendre, l’abbé est un indécrottable amitieux qui recouvre ses faiblesses de cœur par des considérations pseudo-savantes. Ainsi, notre vieux langage, dit-il, n’a jamais admis le groupe déplaisant « oi » ou bien aussi, Le patois est infiniment plus régulier dans toutes ses manières d’agir, affirmations où l’on comprend que la supériorité du normand sur le français est de préséance, d’élégance, de pureté, d’harmonie, elle est celle des champs sur celle des villes, en un mot qu’on attendait depuis le début, et bien qu’il fût emprunté à Hugo le fils, est finalement le seul que Monsieur l’abbé Birette se devait d’employer, il est sacré, et de nous … prier de maintenir avec ferveur, le culte du patois ! On lui donnera notre pardon et l’absolution qui va avec, dans cet ordre ou dans l’ordre inverse, on ne sait plus trop, car l’abbé nous a offert des litanies de termes patois et leur traduction française, dont certains sont aussi doux à notre oreille que les ciels de traîne après les pluies d’automne le sont à nos souvenirs.
Mais il y au moins deux autres raisons pour lesquelles Charles Birette a toute mon affection, et même ma bénédiction : le paragraphe où, sans s’aventurer dans des descriptions aussi hasardeuses que peu convaincantes, il se range à la simplicité des significations et des usages et nous apprend qu’une banque est « une levée de terre qui clôture les champs », ou qu’une houle « n’est pas l’agitation de la mer mais un trou pour se cacher » ; qu’un rot « se dit d’un bruit quelconque mais continu » ou que dauber « veut dire marcher dans l’eau en se mouillant les pieds » ce qui nous laisse perplexe, y aurait-il, en Normandie, une manière de marcher dans l’eau sans se mouiller les pieds ? L’autre occasion – qui passe par l’hommage à Littré qui a maintenu en son Dictionnaire des termes normands charmants (aumailles, diguer, falle, frelampier, vignot…) ou curieux (péquevécher) – est d’avoir envisagé de concourir pour « un fauteuil sous la Coupole à celle fin de les rapatrier. » Le bon abbé se contentera d’une missive dont j’extirpe quelques élans qui ne sont plus de notre temps. Véritable supplique pour les exilés que sont les mots de patois, ayant subi le bannissement, car enfin, ils étaient français aux siècles passés et ne sont plus que dans les vieux grimoires. Prière pour ces proscrits, qu’ils soient remis au dictionnaire académique et dans vos écrits personnels !
A un quidam qui s’inquiétait de savoir à qui précisément il l’allait envoyer, Monsieur l’abbé répondit :
-- Je pourrais l’adresser au monsieur de l’Académie assis dans le fauteuil de Vaugelas. —
Ah ! pour ce Vaugelas-là, Charles Birette, on vous embrasse.
*c’est lui qui le dit : « le patois m'a été très utile pour apprendre le français. Aujourd'hui j'aime ces deux langues d'un égal amour. Mais celle de mon berceau me sert encore à mieux saisir les élégances - et aussi les caprices - de cette grande dame qu'est la langue française ». In Le Parler de mon enfance, sa nature et ses caractères généraux : Causerie (1939). ** Le riche vocabulaire du patois de chez nous. Ibidem. *** Sous le toit paternel on ne parlait qu’en patois. Ib. **** (1871-1948) spécialiste de dialectologie normande.