Une signature, deux livres, triple bonheur.
Dans la boîte à lettres, le monde était en ordre : le paquet contenant les deux petits livres commandés quelques jours plus tôt m’attendait. Cette joie première, à nulle autre pareille, ne souffrait pas de différer la suivante : ouvrir, saisir, feuilleter, lire. C’était oublier un peu vite la puissance que l’indécision et même l’embarras allaient m’opposer. Car enfin, de La déploration de Joseph Beuys à Dürer, Le burin du graveur, par lequel commencer* ? Nul ne peut lire simultanément deux livres, même si la lecture de plusieurs dans les mêmes temps est ma pratique d’usage. Cette fois, il eût fallu que je tinsse l’un de la main droite, l’autre de la gauche, car chacun – écrit par Alain Borer – faisait gage d’élégance érudite et de réflexion. Et le demi-millénaire entre les deux artistes n’avait aucune chance de me faire opter pour l’ordre chronologique, quelque chose en moi s’y refusait. Je me trouvai, non point comme l’âne de Buridan, dans l’indifférence du choix, mais à l’inverse, dans l’excès de raisons de choisir, me souvenant que Descartes y voyait la même infécondité pour l’esprit. Le salut se trouvait forcément dans les mots, et dès les titres : de la Déploration du premier au nom du second — peintre de la Déploration Glimm — un fil était bien là, qui tenait les deux bords de ce demi-millénaire agrandi qui les séparait et les lumineuses analyses d’Alain Borer allaient (me) le montrer. J’ouvris alors celui qui ne pouvait plus surseoir, l’autre de cinq cents ans plus âgé, pouvait bien patienter un peu, Albrecht Dürer n’avait-il pas écrit à l’un de ses commanditaires qu’en tenant propre et frais et même en le couvrant d’un vernis particulier, son tableau demeurerait cinq cents et cent ans de plus encore. Tout le monde sait cela, l’éternité peut attendre.1
/image%2F2226645%2F20210210%2Fob_9565a8_20210210-023237.jpg)
/image%2F2226645%2F20210210%2Fob_0a333b_20210210-023306.jpg)
Dès la première page, et même la première phrase, l’urinoir de Duchamp (1917) fait heurtoir, ce contre quoi on bute ou ce qui permet d’entrer, c’est selon. Joseph Beuys n’était pas encore dans ce monde – né en 1921 – celui qui vit les artistes renverser, inverser voire profaner, tout ce que le public tenait, avec plus ou moins de constance ou de continuité, pour œuvre d’art. Pourtant, le nom de Dürer apparaît là – comme il apparaîtra six fois encore dans le reste du livre**.
Il faut décider de ne se cogner ni à l’urinoir ni à Duchamp, et entrer de plein gré et de plain-pied, dans un temps dédié à la seule volonté de comprendre, d’expliquer, de proposer une réflexion théorique pour cette œuvre et cet artiste à nuls autres pareils, franchir les cercles concentriques qu’Alain Borer dessine avec des bonheurs d’écriture dont on le remercie ici, une fois pour toutes***. S’il y avait un mot et un seul qui convînt absolument, ce serait : Chapeau ! N’y voyez aucune familiarité – quoi qu’il puisse s’y loger un clin d’œil – vous qui franchirez bientôt le seuil, mieux, qui serez portés par le pouvoir chamanique du pédagogue, parleur, enseignant Beuys, ses ex-posés et ex-positions, le tout sous son fameux chap(it)eau de feutre ; ce qui, note pertinemment Alain Borer, fait quand même de ce couvre-chef un étonnant paradoxe – et même postulat renversant – pour qui ne cessera jamais d’affirmer que « Chaque homme est un artiste », qui ouvre à tous son espace mais ne cesse de s’en expliquer, cela peut passer pour une difficulté. Le feutre n’est pas seulement chapelier, il habille des colonnes, un piano, il est surtout l’une des matières parmi tant d'autres, qui, si l’on peut dire, lui collent à la peau ; les autres ? la cire, le cuivre, la graisse, la poudre d’or (Düsseldorf, 26 novembre 1965) toutes hautement symboliques. Mais comment passer sous silence ce lièvre mort à qui il explique à voix basse, le promenant dans ses bras, ce qu’est une peinture ? A-t-on jamais, dans les bestiaires artistes, été mis en présence réelle d’un cadavre animal avec lequel on se comporte comme avec un enfant ? Le Lièvre de Dürer, (1502) une splendeur de finesse picturale, s’y oppose, rétrospectivement, et contre le cheval chamanique de Joseph, le Rhinocéros (1515) d’Albrecht s’impose, non parce qu’il serait plus vrai, plus rassurant, plus ressemblant – il fut dessiné sans modèle****, mais parce que le figuratif chez lui permet d’atteindre le fantastique, et cela, Dali et d’autres, en seront admiratifs.
Par trois écarts, Dürer ne peut, selon Alain Borer, être mécaniquement un homme de la Renaissance, au sens où l’histoire des idées nous l’a enseigné. Certes, il est homme de sciences, de mathématiques, de géométrie perspectiviste, mais il est aussi l’homme d’une forêt noire intérieure ; aussi celui dans lequel le vocabulaire freudien nommerait la victoire puissante de la sublimation en recouvrement du Ça ; enfin, la très longue maturation (inconsciente) après quoi un tableau toujours édifiant annule les violentes grivoiseries de ses écritures privées. Il s’agit là d’une élaboration infinie qui, pour Alain Borer mérite (alors et seulement en ce sens) le terme de Renaissance. Nous n’avons certainement pas mis de côté le Beuys, puisque comme dans la célèbre Mélancolie de Dürer les outils pour lui sont en bas (p. 29) l’échelle commune (p. 30) et la citrouille (p.33) par son évidence réaliste (« on voit ce qu’on voit » n’est-ce pas ?) interdit toute complexité langagière. Alain Borer a cette trouvaille : Beuys, l’homme au chapeau, parle à mots feutrés, lui qui pourtant parle beaucoup et souvent et à de nombreux auditeurs, dont il n’est cependant pas le maître. Beuys aussi reconquiert par nostalgie une nature oubliée où renaître, et même si elle n’a ontologiquement rien à voir avec celle de Dürer (p. 75), l’opposition est explicitement formulée. Et c’est à Dürer encore (p.86) qu’il revient d’être a contrario garant d’une exigence supérieure de vérité esthétique, laquelle chez Beuys ne se peut que par concentricité des cercles de l’art, de la vie et du corps social. Il y a du Heidegger dans cette recherche pastorale. Il y a aussi, il y a surtout, quelque chose de politique qui contient et représente tout ce qui refuse et s’oppose à la possibilité d’une œuvre individuelle au nom, justement mais étonnamment, de la part de créativité en chaque homme, chacun de tous ceux qui ont participé depuis le geste le plus lointain – extraire le kaolin de la terre – au geste de l’artiste. Alain Borer y voit une austérité.
Les grandes forêts ont préservé la culture allemande de toute latinité. Dans la continuité de Dürer, elles sont aussi présentes chez Beuys (p.102) qui dans un court film – Le Bâton d’Eurasie – tente d’attraper l’énergie cosmique, ce qu’il faisait déjà dans le fameux épisode du Coyote2. Ces remarques et leur développement, appartiennent à l’un des paragraphes du dernier chapitre – inédit3 – dans lequel Alain Borer aborde, le sous-titrant « Épilogue » ce qui n’est pas rien, Nazisme et Beuyscoutisme, l’épineuse question de la contemporanéité de l’Allemand Joseph Beuys avec l’holocauste : tout le monde ne l’a pas fait, c’est un euphémisme. Mais, il n’est pas – plus –possible de faire l’impasse sur ses Trois inquiétantes ambiguïtés, de les taire. On se contentera d’en donner l’expression exacte, la lecture in extenso de ces pages étant indispensable. Beuys adopte, de manière non ambigüe, la posture même du conducteur ; ses relations privilégiées, pour ne pas dire prioritaires, avec la violence et le recours radical à la sauvagerie, dans son « usage » de l’animalité morte, sauvage, des cris et du morbide ; enfin l’adaptation mimétiquement parfaite de sa démarche au pas de l’oie. Alain Borer ne fait pas silence des silences de Beuys, il ne tait pas ses insupportables non-critiques, il formule les inadmissibles allusions. Le chaman en guérisseur Joseph Beuys n’instruit pas le procès de l’holocauste, supprime ce pan de l’histoire allemande de l’Histoire, ignore qu’elle fut d’incommensurable souffrance.
Il reste, mais c’est par là que tout commence – le livre d’Alain Borer et le récit automythologique – la légende de la chute*****, depuis le ciel de Crimée et d’un avion ; Joseph, récupéré par des Tatares, se faisant soigner, enveloppé de feutre, réchauffé de graisse et nourri de miel, aurait, en quelque sorte, ressuscité. Ce qui, vrai ou pas, suffit à légitimer toute une vie de déploration.
Quant à Dürer, cinq cents ans plus tôt environ (mais bien présent dans le Beuys) l’auteur de neuf cents dessins, moins de la moitié de gravures sur bois, et environ un quart de tableaux, Dürer ou le rêveur, l’épistolier, l’humaniste, le voyageur en Italie, et par monts et par vaux, l’ami, le parfait lecteur de regards, le grivois, le luthérien mais pas trop, l’homme de cour, l’observateur précis, implacable, le peintre du Lièvre, de l’Ancolie, le premier à avoir dessiné une femme noire, un lion, un rhinocéros sans le voir, le premier autoportraitiste (transgression) et le premier à en avoir tant fait – ô la vie qui se lit passant dans ses visages – Dürer qui les peint nus – Adam et Eve – drapés – Les quatre Apôtres – Dürer inimitable, osons a-comparable ; Dürer présent dans plusieurs tableaux4 – une variation discrète de l’autoportrait ? Dürer maître en orfèvrerie et héritier orfèvre, élisant la peinture, puis devenu graveur : grave, rêveur dit joliment Alain Borer. Lecteur de Pline, de Vitruve, passionné par la question des proportions, pratique mais peut-être d’abord théorique ; fréquente Bellini, Maximilien 1er, fait le portrait – sublime – d’Érasme, achète ses couleurs – les outremers – fort cher, mais ne grave qu’en noir et blanc. Dürer écrit beaucoup, toujours, sur tout, à tous ; il ne pourrait pas ne pas écrire, des lettres, des ouvrages, parfois inachevés ; Dürer meurt à Nuremberg, en 1528, le sixième jour du mois d’Avril. D’un mot ? Foisonnant5.
*parus tous deux en ce mois de Février 2021, aux ֤Éditions l’Atelier contemporain – 6.50 € l’un. (Félicitations et merci !) **dont une fois par le seul nom de son chef d’œuvre Melancolia. *** ainsi p 20 … « admettre l’idée d’initiation (un mot qui appelle quatre points sur les i, bref alignement de soleils typographiques).» **** et l’on pourrait tout aussi bien le croire appartenir aux Machines de l’Île de Nantes, la similitude, pour qui les connaît est frappante – plus d’un demi-millénaire plus tard ! ; ***** comment ne pas y voir aussi, une dimension christico-rédemptrice justifiée a priori ?
1) par ces mots rapportés commence Le Dürer. Convenons que dorénavant par une paresseuse commodité , nous dirons Le Beuys et/ou Le Dürer 2) célèbre et à juste titre repris dans l’ouvrage, qui mérite d’être lu et savouré dans le texte. 3) il existe, en effet, deux autres versions de ce texte : l’une au Centre Georges Pompidou, elle date de 1994, l’autre à la Bibliothèque des Arts, 2001 ; aucune des deux ne contient ce chapitre, les deux ont été revues, corrigées et augmentées pour les Éditions de l’Atelier contemporain. 4) La fête du Rosaire, Le Martyre des dix mille, l’Adoration de la Sainte Trinité ; la Déploration Glimm ; 5) comme pour le Beuys, le Dürer d’Alain Borer (il n’y a que deux lettres d’écart) a déjà paru : en 1974 chez Hubschmidt & Bouret, et 1994 Booking international. Cette nouvelle édition a été revue, corrigée et augmentée.