inactualités et acribies

Gilbert Trolliet, poète Essentiel.

2 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

Les écrivains en général, les poètes en particulier, avec eux les philosophes – ce nouage est majeur – ne savent pas ce qu’ils sont. Rimbaud ne se sait pas rimbaldien ni Descartes cartésien, Proust proustien. La quiddité est toujours ultérieure, après-coup, a posteriori. Il lui faut le temps écoulé des lectures harmonieuses. Le fleuve qui passe, continûment identique, n’est pourtant jamais le même. Héraclite ne contredit pas Parménide, ni l’inverse, à moins de s’en tenir à une logique binaire, simpliste et réductrice, pour tout dire à les manquer ; c’est pourquoi Le Fleuve et l’Être – titre d'un choix de poèmes (1927-1978) de Gilbert Trolliet1 – porte en lui un principe de révélation : seul le passage permet de déceler ce qui demeure. 

         Procédons en désordre, la tâche est perdue d’avance qui se donnerait pour office l’exhaustivité d’une anthologie de 390 p. Après une lecture diachronique d’éblouissements soudains et de fils de trame, dorénavant le flottement convient et avec lui, la déprise hors du temps dans le train-fantôme de l’être. Un hors-temps qui n’est, pour Gilbert Trolliet, ni hors-jeu, ni faux-fuyant, encore moins et surtout pas évasion mais dépassement des apparences, terme si présent et si décliné qui tant s’oppose à l’absolu – l’être de l’absolu – à l’essence. Tous les termes de la philosophie éléatique, du relativisme antique et du matérialisme atomistique, sont convoqués, avec le ou les dieux – jamais Dieu – l'eau, élément primordial, mais le feu (Les douces mains du feu forment des ombres noires) et l’air, sous toutes leurs formes, rapportés à l’omniprésente et angoissante question de l’Origine, l’interrogation majuscule, qu’elle s’articule à des souvenirs d’enfance ou se pose et vacille dans la nuit, installée dans un silence toujours désiré. De ma vie à la Vie immobile des heures : la puissance de ce double passage de soi à l’absolu et du temps mobile à l’éternité, est une de ces perfections2 qui n’a pas échappée à Jean Cassou, dont la Préface à La Colline (1955) est fort judicieusement reprise en fin de volume3 : de la philosophie à la poésie, et inversement, il n’y a ni rupture, ni surtout antagonisme, heurtements et autres hiatus, elles sont les deux irréductibles faces d’une même synthèse. De la rigueur de l’une à la thaumaturgie de l’autre, il n’y a qu’un seul fil, celui du temps (… la réponse/Est assise au bout du TempsRien n’arrive – in Laconiques1966). On aurait envie de recopier tout entières ces trois pages tant chaque mot est juste à qui sait ce que l’une et l’autre se doivent, que Cassou appelle transmutation : ou quand la poésie se fait pensée.

         Les thèmes de l’ontologie – ou philosophie de l’Être – que les présocratiques posaient il y a plus de 2500 ans sous les mêmes termes d’Unité, d’Univers, d’Évidence (une variation de l’immanence) de Connaissance, pour abstraits qu’ils paraissent, marqués d’une capitale, deviennent ici mots de la vie ordinaire, tous enclos et inclus dans le monde proximal et familier de la nature et de ses éléments, du corps sublimé de l’aimée. Ton visage endormi dans le blé revivant, Tes cheveux déroulés dans les trames du vent, Et dans le feu des nuits l’essence de ton être. (L’allongement des blés, la voûte indubitable -on note la teneur philosophique de l’adjectif – in La Vie extrêmes. 1931). Ou encore : l’Unité veut réapparaître/Quand les orages se sont tus. (Éternité me chantes-tu, ibid.). La poésie de Gilbert Trolliet est bien métaphysique, en ce sens très exigeant qu’elle parachève l’expression d’une pensée de l’être et/ou de l’absolu. Mais, il y a plus : la métaphysique et l’ontologie – a fortiori leur expression poétique – requérant une obligation de silence4 dans le monde des apparences, ce thème s’est de suite imposé comme traversant l’ensemble du recueil. Sous des formes très variées, explicites, implicites, périphrases, négation, absence, présence, désir … Accompagne dans le silence/L’être qui renaît à travers/Les désordres de l’apparence. (L’être donné, la vie extrême – ibid.) ; je connais la rumeur intime du silence. (Le mot in Offrande 1944) ; Les poètes/Siégeaient/Sous l’eau/Bouche cousue. (Marine in Laconiques 1966) au point d’en avoir relevé 85 occurrences, directes ou indirectes, ce qui fait bien plus que pour le fleuve par exemple.

         Pour tant de raisons, si faiblement reprises ici et très incomplètement, il y faudrait des pages infinies (ou dans l’infini ?), il semble que la phrase, reprise finement de François de Sales par Valère Novarina « J’enseigne en chaire des vérités que j’ignore complètement » convient au plus près à Gilbert Trolliet, qui – tel Démocrite – l’écrivant mais ne le sachant pas, dessine L’Univers dans Un zeste de soleil/…/D’un amas de poussière. (in Le Qui-Vive 1965).

        Alors il faut parler de Gilbert Trolliet, puisque tout fut pris à l’envers, par l’impatience d’aller aux mots. Les poèmes ici présentés ont été placés entre une Préface et une Postface qui chacune à leur manière, et à contre-courant, la dernière revenant aux enfances, la première commençant à l’âge mûr, écrivent un double portrait magnifique du poète suisse né en 1905, disparu en 19805. Mais ces deux en font trois : Valère Novarina, neveu de Gilbert et auteur de la Postface, Alain Borer ami de Gilbert, auteur de la Préface, sont amis dans la vie, une raison essentielle pour leur accorder – ac/corder – une attention particulière. L’un et l’autre poètes, écrivains, emplis d’un souci affamé jamais repu du bel écrire, sont enchevêtrés à Gilbert Trolliet, d’un mot dont Valère Novarina se souvient que son oncle lui dit en parlant de l’enfance.

         En 1969, un jour de juin. Alain Borer entrevoit le grand poète dans la circulation automobile genevoise, dense à l’habitude. Il ne peut lui faire signe. Le texte mêlant souvenirs personnels, connaissance aiguë de l’époque et réflexions de haut vol sur l’œuvre, ne laisse pas la moindre chance à l’approximation. Ou quand l’admiration se tisse avec talent, délicatesse et précision. Nous y apprenons tout, aussi reprendre ce travail d’horlogerie serait d’une maladresse incommensurable, il est recouvert de la poudre d’or de son érudition inaltérable. Il y a Préface et préface, parce qu’il y a, dans nos vies, ce que j’appelle depuis toujours, des « rencontres définitives » par-delà le temps, au-delà des contingences, des rencontres essentielles, de celles qui nous font être. De ces Évidences existentielles6 – nous (nous) sommes constitués, avec l’aide des dieux des poètes. Aussi, Alain Borer, quand il refait le parcours pluriel de Gilbert Trolliet – le parfait tourmenté – porte son attention la plus déliée en même temps que rigoureuse à la Question de la langue – où saisir la francophilie inconditionnelle de ce grand romand en flagrance heureuse. Il montre l’intime et constitutive musicalité de ce poète-pianiste et mélomane, qui déploie l’alexandrin en glissando hautement maîtrisé ou lui applique un rythme ternaire doux comme une valse lente. Nous rappelle que lire, et lire Gilbert Trolliet, c’est avoir l’oreille fine, et même l’oreille absolue, entendre les fêlures résonner dans les mots qui parfois explosent tel, à l’Origine, le cosmos depuis le néant. Alors, dans une magistrale économie de moyens, le poème saisit un monde tout entier, ce qu’Alain Borer appelle un noème et dont il explique, dans cette Préface, comment Gilbert Trolliet y satisfait selon au moins quatre critères, qu’il développe. Baliverne/Le vide, /Même/Le ciel/M’assiste/Par la faute du Rien. (Le Lierre in Laconiques 1966). C’est moi qui cite, avec un brin d’imprudence.

         L’autre face du même Gilbert Trolliet, celle d’après, d’après les textes et la vie qui jamais ne s’achèvent, toute de friponneries sérieusement écrites par Valère Novarina, son neveu et l’un des deux santons définitivement insensibles à la petite musique de la nuit de Noël qui les mettaient sur la touche chaque fois, pendant 29 ans — l’autre face vient de ce petit univers à deux, libre mais clos, dont Valère Novarina nous offre quelques morceaux choisis au gré d’une plume alerte, qui touche juste. Approchons-nous plus près de Gilbert, et asseyons-nous à la table des mots. On ne peut le dire plus simplement, alors qu’il y a amphibologie et même polysémie : dans ces récits d’enfance et autres souvenirs familiaux, les tables s’empilent, sans jamais s’écraser : celle de l’oncle-poète, le bureau d’écriture, absent comme objet ici, mais inséparable pourtant du travail des mots ; la table de famille, la tablée, où les générations se trouvent et se disent, et les amis aussi, il y en avait des artistes et intellectuels chez les parents de Gilbert ! ; la table comme un tableau, le tableau des éléments, l’alphabet, la grammaire, les mots, les assemblages du poète ; et la table sur laquelle Valère écrit qu’il est en train d’écrire la postface. On ne saurait taire, tournant les pages, cette parfaite image : (…) seul à table, dans un café un paysan, longtemps silencieux, ouvre la bouche et annonce : — Y a trop de tout. Suivis de deux silences. A lui seul ce non-évènement dit l’être (le silence essentiel) et la contingence métaphorique, pourtant nécessaire à son dévoilement (la table d’où les mots parlent) :

Et n’être plus soudain qu’un atome éternel.7

 

1)Au Mercure de France, février 2021 ; titre déjà paru en 1968 à Neuchâtel avec un choix différent de Gilbert Trolliet lui-même. 2) Les termes en italiques dans ce passage sont extraits de La Vie extrême (1931). 3) remercier Jean-Christophe Contini pour l’établissement de cette édition ; outre la Préface de Cassou, les Actes de l’Institut national genevois (1969) qui reprennent une causerie donnée par G.T ; 4) est-ce parce que j’y suis intensément attachée que cela m’est apparu comme une évidence ? 5) ce qui en fait un contemporain parfait de Sartre me suis-je dit, lisant les occurrences assez fréquentes d’angoisse, néant, et même le terme existentialiste chez Cassou. G. Trolliet si présocratique pourtant, avait-il lu, et comment, les philosophes de son siècle ? (Et noter aussi que l’internet n’est pas si net qu’il le prétend, repoussant sa date de naissance de 2 ans !) 6) à ne surtout pas confondre avec existentialiste ; il s’agit bien de l’existence mesurée dans sa tension vers l’absolu. 7) Et la douleur encore …in Unisson (1937)

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