La langue verte ou l’éblouissante faconde
On ne pourra pas dire qu’il fait triste, gris, mélancolique, que les temps sont ennuyeux et les heures maussades ! Pourtant, ce futur cache un passé, et s’il arrive dans votre présent, vous êtes assuré de vous payer quelques bonnes tranches de relâche, sans recourir à aucune technique préalable, sinon celle dont nous avons oublié qu’elle a presque notre âge : savoir lire.
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Voici donc pour la première fois réédité depuis 1930, par les éditions La Mèche Lente, le livre de Pierre Devaux – La langue verte – petit monument mentholé au poivre, à la gloire du parler argotique de ces années-là, qui ne manque pas de nous rappeler qu’un idiome parallèle, c’est comme un circuit du même nom, ça s’organise, disons que c’est tout sauf le chaos … ou le foutoir si l’on veut encanailler le propos, il faut bien se préparer. Pour nous, Devaux aplanit un peu le terrain et commence par une sorte de glossaire réjouissant, histoire de ne pas nous laisser nous dépatouiller avec des pratiques et des usages de paroles mal connus de certains – l’écrivant, je me demande s’il ne pensait pas qu’un jour il faudrait initier ceux qui n’entraveront que pouic à cette langue pourtant rutilante telle l’herbe rafraîchie par une pluie d’orage. Aussi, ce glossaire n’en est pas un bien sûr, il vous envoie directement dans le grand bain, lisez un peu : « Putain de moine, y a du linge ! » vous écriez-vous en apercevant une jeune femme élégante. On n’abusera pas des extraits, tel un fruit défendu, La Langue verte pour être dégustée doit succomber à ce qu’il faut de tentations – je m’y emploie – sans céder à la révélation, le plaisir en serait tout ramollo.
Cela n’exclut pas de dire que ce baptême bien peu religieux, plus vaillant que verdelet, dans le ton vif intense de l’ensemble, est à lui seul déjà un régal. Les phrases y sont court vêtues sous lesquelles passent un petit zef malin-coquin. Il précède Les Propos de l’Affranchi – sous-titre « Aventures de Pierrot-les-grandes-feuilles » – concocté d’illustrations en saynètes, mises en musique, travaux pratiques et dirigés, et autres écritures d’application. Et là, on dira pour rester pudique, que Pierre Devaux, s’en donne à cœur joie. Chaque petit récit, aventure, chaque invention de son cru – vert cru – dédiée à un contemporain, ramasse sous un pinceau en double et triple teintes – cela pour faire obstacle aux mots en demi-teinte – des situations aussi abracadabrantesques qu’il se peut, cousues par un fil rouge qui n’est ni de honte ni de timidité, mais d’effronterie appuyée. Très alerte dans le maniement du parler argotique, cela va de soi, Pierre Devaux excelle dans l’invention écrite des mauvais accents étrangers, anglais et italien, tels qu’ils se parlent en français des faubourgs mais par des hommes politiques qui n’y pigent rien, autant dire que le seul effort à fournir est de se laisser glisser. Les évènements, circonstances et personnages s’y prêtent, ces derniers de chair, d’os et de condition réels – au hasard pas moins que la british family royale. Sur les tapis de Buckingham Palace, le narrateur appuie (ses) pingots comme vous et moi sur le sol de notre cuisine.
Des anonymes célèbres, des célèbres oubliés et même des inconnus de tous, font de ce petit livre heureusement exhumé, un cortège magnifique de forts en gueule – non qu’ils seraient des braillards institutionnels, ou auto-proclamés, de ceux qui s’autorisent de leur propre vulgarité pour attirer d’hypocrites hommages – mais d’authentiques usagers d’une langue forte, aux règles établies, dont le louchébem est probablement la plus connue, mais il y en a d’autres, le javanais par exemple ou le larteaumic. Paradoxalement la langue verte de ces années-là est fragile, Pierre Devaux l’avoue, ses mots se démodent dit-il, ce qui sonne comme une perte, un appauvrissement, un déficit, quelle que soit par ailleurs leur crudité flagrante, laquelle est loin d’avoir été euphémisée dans ces pages, et c’est un euphémisme justement ; qu’on se le dise !
Il y a dégradation, dépérissement, voire extinction, si, d’une langue vivante on oublie les usages les plus créatifs, inventifs, qu’ils se rétrécissent au point de disparaître ; ceux de la langue verte sont indéniables, n’omettant ni les métaphores, elles sont légion, ni les déplacements de sens, ni les effets de sons, ni les redondances volontaires, les accumulations de synonymes (ah ! que de leçons d’abondance et de prolixité !) ou le surusage des écarts avec la norme instituée et apprise officiellement, leur caractéristique linguistique la plus évidente. L’argot phagocyté par le système, comme on dit de nos jours, n’est plus l’argot mais une affectation mal venue. Ce livre ressuscité a au moins trois mérites : le premier, celui de la bourrasque d’un jour d’hiver en bord de mer – clin d’œil au texte Le Grand Prix de Deauville – démontée, embruns, écumes et sable, cela ravigote ! et nous sort, si toutefois nous y mettions même un orteil, de l’univers raplapla des succès de librairie pré-servis. Le deuxième : nous rappeler qu’une langue n’est vivante que par création, créativité – et là, nous sommes en excès favorables – et non par abandon. Ceux qui me connaissent un peu savent que c’est mon combat absolu - je n’y reviens pas ici comprenne qui sait, qui peut, qui veut. Le troisième : montrer comme il faut maîtriser les règles pour pouvoir les dézinguer (contamination argotique !), ce que Devaux fait admirablement, voilà pourquoi en lisant ces pages, on en oublierait presque que cela est écrit ! Aussi, puisque j’ai tenu promesse de ne pas abuser des citations ni même des extraits, voici, juste pour finir, comment Pierre Devaux parle de Rome avec une lichette de tendresse qui ne dit pas son nom, au début d’un chapitre totalement iconoclaste, effronté, inconvenant, politiquement très incorrect ; bis repetita, qu’on se le dise !
Il n’est que 10 plombes et déjà, protégé par des légions de salade romaine, ce trèpe* moitié mandoline et moitié limace noire s’écrabouille sur les sept collines de la Ville Éternelle, au risque de les faire s’écrouler dans le Tibre, cours d’eau crachoteur et triomphant, témoin des horreurs de Néron et de la môme Pompeïa. *public, attroupement.
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La langue verte, les éditions La Mèche lente, 2021, 96 p. 16 €, port gratuit.
On peut s’adresser directement à l’éditeur, en allant sur le site : https://editionslamechelente.fr/ ; (ou me joindre ici par le courriel de « contact » je ferai le nécessaire pour que ce livre vous parvienne.)
On lira avec grand plaisir la présentation de l’éditeur, Vincent Dutois, qu’on remercie vivement de son abnégation pour avoir mené à bien cet herculéen travail par les temps qui courent … (et m’avoir permis de commettre quelques très très modestes lignes en avant texte dans l’ouvrage.)