Lucien, Empédocle, les autres et moi…
S’il faut honorer ses promesses, certaines s’y prêtent bien mieux que d’autres parce qu’elles ont été engagées pour des motifs égoïstes. Le mot peut choquer, il ne devrait pas : il signifie ici qu’en la formulant pour et devant d’autres, une promesse oblige et l’on n’a pas trouvé mieux pour se contraindre à la respecter soi-même. On est embarqué pour le dire comme Sartre.
En Juin dernier*, j’avais reproduit des extraits de trois lettres de mon Maître Lucien Jerphagnon. En voici d’autres, plus courts mais plus nombreux et divers, tandis que les lignes, qu’à l’époque j’écrivais en exergue, pourraient être recopiées à la virgule près. Pêle-mêle, et c’est volontaire, j’ai laissé parler le Maître, l’Ami, le Sage, l’Impertinent, le Complice. Ce qu’il était. J’ai supprimé en partie les dates mais j’ai respecté la chronologie. Et je garde pour moi-seule, définitivement, tout le reste.
*ibidem : Trois lettres – 12 juin 2021.
Le 6 janvier 19 ..
[…] Je ne suis pas en train de m’arranger : crèves à répétition (alors que j’ignorais pratiquement les misères de ce genre) et autres qui plus enquiquinants qui me valent moult indiscrétions de la part des toubibs. Ne vous pressez pas de vieillir.
Très affectueusement à vous.
L. Jerphagnon.
Le 12 octobre 19..
[…] Empédocle est le dépositaire d’une masse de symboles – à vous de fouiner. Une figure d’initié en même temps que de phusikos : de son temps, cela marchait très bien ensemble. Quant à sa doctrine… Tant de modernes ont cru pouvoir y inscrire leurs propres raisons !
Tel ou tel point de votre lettre. Dionysiaque ? Je dirais plutôt prométhéen. Dumont a un très beau mot « l’exilé de Dieu » (Éléments, p. 91 et s.). Empédocle in/quiétant ? – Je me dis qu’il serait plutôt porteur d’une « bonne nouvelle », en ce sens qu’il révèle, et que les hommes sont censés, l’ayant lu, savoir où ils en sont par rapport à tout ce cosmos, et par rapport aux dieux. Ils savent maintenant comment tout cela aurait été fait « au commencement », comme dans tous les mythes. « Au commencement », dans « ces temps-là », qui ne sont pas les nôtres.
Vous me citez vos lectures sur Empédocle. Il doit aussi y avoir quelque chose dans l’Histoire de la philo de Hegel. N’en manquez pas un : en toute hypothèse, c’est de la reconstruction, mais vous devez tout savoir. Voyez aussi Denis O’Brien, la pauvre mère Ramnoux aussi, et Burnet, et… Vous en avez pour un sacré bout de temps.
J’oubliais : la consolation ? Ça me fait drôle. Savoir, pour ces gens-là, ne console pas : cela illumine, plutôt. Ils ne sont pas (encore) assez individualistes pour s’occuper de leurs états d’âme.
Tout cela m’est une occasion de vous redire ma vieille amitié.
L.Jerphagnon.
Le 30 décembre 19..
[…] Ne bousculez pas Empédocle. Attendez qu’il « vienne ». Il faut du temps pour faire du solide et il vous est mesuré. Mais je vous connais : entêtée comme vous l’êtes, vous y arriverez !
Chaleureusement à vous, et à votre phalanstère (ça doit grandir, non ?)
L.Jerphagnon.
Le 19 mai 19..
[…] Tiens X … ignorait ce vice de jeunesse qui vous poussait à fumer la pipe en écoutant un cours im…pénétrable sur la seconde partie du Parménide, ou des choses de ce genre ?
[…] Bien pour « la grosse avarie ». Je ne savais pas que le joint de culasse entrait dans les péchés capitaux (de l’Eglise romaine) [Allusion aujourd’hui opaque pour moi, mais assez drôle].
Fidèlement à vous,
L.Jerphagnon
PS. Pierre Grimal vient de m’envoyer son Procès de Néron (de Fallois) avec « à mon complice et ami L.J en hommage ». Il a maintenant 81 ans et il continue, imperturbable. Ce fut, il y a de cela des années, une chance pour moi de le rencontrer. Rappelez-vous : « Toute hypostase procède de soi en même temps que de son principe ».
Le 19 juillet 19..
Chère Pascale,
Vous vous trouviez ce matin dans ma boîte aux lettres avec un prof. de la Fac de Lille et… le nonce apostolique, qui rentre à Rome et que j’aimais bien, pour avoir bricolé avec lui tel dossier délicat. Cela dit, votre idée est bonne de venir me voir à l’occasion. Ma femme vous invite à déjeuner. […]
Le 21 octobre 19..
Ma chère Pascale,
Vous savez qu’il a un charme fou, votre bouquin ? Je… comment dire ? j’avais une petite appréhension, du genre : « comment va-t-elle se tirer de ça ? » – Et puis, j’ai été embarqué par votre histoire, qui est une lecture « enthousiaste », au sens grec, d’Empédocle. Bref, je suis « parti ». Bon, il y a l’éclat d’une culture, avec ces mille et un reflets, si bien qu’on ne s’ennuie jamais. Il y a une insondable mélancolie. Revers de l’exultation. Des formules, parfois, qui coupent le souffle, et qu’on aurait envie de vous emprunter (mais on ne « pique » rien dans un temple…).
[…] Tout cela est original, originel. Vous êtes restée la même. Encore une chance. Ma femme et moi vous redisons notre bien fidèle souvenir.
18 juillet 19..
[…] Oui, soignez vos bleus, lisez, mais ne marinez pas dans des choses sinistres. L’idéal est de prendre un billet pour un autre monde, avec un roman policier aussi agathachris…tique que possible. Tenez, tapez-vous toute la série des Ellis Peters, en 10/18 : le frère Cadfael, qui vit au XIe siècle, (en même temps, tiens, c’est vrai, que mes ancêtres ! Ça, alors…) vous plaira. Allez tout de suite acheter La Vierge dans la glace, ou ce que vous trouverez. Dommage que l’auteur, une vieille dame, ait cassé sa pipe. Je ne m’en console pas. Je vous promets d’éviter cela, autant que possible.
Nous vous embrassons tous les deux, nous aussi.
L.Jerphagnon
Le 11 août 19..
[…] Calderón ? (…) je vous conseille de filer le thème qui apparaît chez Descartes, chez Pascal, chez Schopenhauer (qui étudie longuement Calderón dans Le monde comme volonté… I, 5, dans l’éd. des P.U.F., c’est p. 40- 44), chez Jankélévitch aussi, à propos de Platon (dans Philosophie première, P.U.F. 1954 p. 253-254). Et ailleurs… Bon courage !
Nous vous embrassons tous les deux. L.J
Le 15 février 19..
C’est une bonne idée de faire du Montaigne, précisément parce que « tout a été dit ». Tâchez de découvrir quelques échappées sur ce paysage si souvent parcouru. Et puis, cela va vous entraîner vers l’avant et vers l’après. Vous me raconterez ça.
Ma moitié s’est bien amusée, quand elle a appris que vous aviez retrouvé votre vieille pipe des années (…) – vous étiez, précisément, « la-jeune-fille-qui-fume-la-pipe » dans nos éternelles conversations sur nos étudiants. Moi, cela fait bien huit ans que j’ai « renoncé au péché ». Bien, votre choix en Term. L. et votre rapprochement Eros/Harmonie n’est pas hérétique, à mon sens.
[…] Nous vous embrassons tous les deux, vous souhaitant, à vous aussi, bon courage.
L.Jerphagnon.
Le 16 juillet 19..
[…] Attention, vous évoquez, à propos de la douceur, celle que Hadot, après Porphyre, prête (généreusement) à Plotin. J’ai pondu là-dessus un article (je crois que c’était dans les Mélanges P-M. Schull) démontrant le contraire, et nul ne m’a contredit. Il faudra que je vous retrouve ça, même si c’est un point de détail. [Précision manuscrite dans la marge : « Je l’ai retrouvé… »] Investissez-vous là-dedans. Cela vous aidera à vivre d’autres histoires. Je suis de votre avis touchant cette question de « style », et considère que Sartre a écrit là une connerie. Mais, bon, que celui qui n’a jamais… etc.
Bien, votre acceptation d’une participation à ce truc à Fontenay [i .e la présentation, à l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses de mon travail : « Raison et Passion chez Saint-Evremond »]. Il faut devenir incontournable sur tel ou tel point, sur tel ou tel type.
Nous aussi, nous vous embrassons bien affectueusement.
L. Jerphagnon
Le 29 octobre 19..
[…] À propos de X, je lui ai écrit au sujet de ce dont vous me parlez. Curieux qu’il investisse tant, affectivement, dans une question qui pour lui, et il le dit, fait partie de ce que les Stoïciens appelaient adiaphora, les « indifférents ». Pour lui, pas pour les Stoïciens, qui étaient panthéistes (et qui croyaient donc, si j’ose dire, à un gros bon Dieu…). Curieux aussi qu’il ait une certitude là-dessus. Moi pas. Est-ce universalisable ? Pour moi, non. Et je me dis que si vraiment il était athée, sûr de l’être et tout (ce qui est une position dogmatique), il ne mettrait pas cette sorte de … comment dire ? – d’exaltation répétitive à ce propos. Il s’en foutrait. C’est pourquoi je ne suis pas le seul à porter ce jugement. D’autres m’ont fait la même remarque. Et je vais finir comme Paul Valéry quand il s’était bien empoigné à un dîner à propos de ceci ou de cela : « Et puis, après tout, on s’en fout… ». A chacun de voir.
[…]
Le 8 décembre 20..
Carte Bristol : Lucien Jerphagnon, Professeur émérite des Universités, Membre correspondant de l’Académie d’Athènes
Ma chère Pascale,
N’engueulez pas cet article [Il s’agit de la retranscription de la communication présentée à l’ENS. : « Passions et raison chez Saint-Evremond »] : il est très bien, avec même des bonheurs de plume.
Un souvenir chaleureux des Jerphagnon(s).
L.J
10 Janvier 20..
Carte postale : « Nîmes. Musée de la Maison Carrée »
Merci pour votre gentille carte, vos vœux, votre fidélité. A vous aussi, bonne année, et une santé inoxydable : le reste, bof, on s’en arrange ! Sérénité : ce serait le mot d’ordre, non ?
Très amicalement à vous,
L et Th Jerphagnon.