inactualités et acribies

Wittgenstein, la cafetière et le geste auguste du facteur.

3 Novembre 2021 , Rédigé par pascale

 

          Le programme des épreuves écrites de l’agrégation de Philosophie, mouture 2022, affiche : Hume et Wittgenstein. Une formalité pour certain(e)s – clin d’œil à Clémence. Du premier, chronologiquement et alphabétiquement parlant, je ne bénirai jamais assez la foudroyante formule rongée jusqu’à l’os : Tout ce qui est peut ne pas être. Manière de dire que toute négation des choses contingentes est toujours possible, y compris ce qu’il serait absurde de nier, d’un point de vue empirique, par exemple que le soleil ne paraisse pas à l’horizon demain, ou plus nettement, qu’il n’y ait aucun lendemain à aujourd’hui : un régime de scepticisme rationnel engageant une triple réflexion – le pouvoir paradoxal de la négation ; la « nature essentielle » de l’incertain ; le caractère insaisissable de l’Être – dont nous n’avons épuisé ni les prérogatives ni les conséquences, que Hume a pratiquée pour nous. Son involontaire colistier porte un nom et signe une œuvre moins connue encore des non-pratiquants de la philosophie, une peuplade indifférenciée et nombreuse qui commence avec la fin de la classe terminale, année bénite-maudite d’où le plus grand nombre ressort avec plus de préjugés parfois qu’en entrant, passant par pertes et sans profit les siècles, 26 au bas mot, et les milliers de millions de pages en autant de volumes, les milliards et milliards de neurones émoussés et rompus, les billions et trillons d’heures usées et usagées, les trillons de billions de mots, le tout dans toutes les langues, dont, pour les plus anciennes, le grec, le latin et l’arabe, ramenés à l’emporte-pièce de qui – et cela m’étonnera toujours – n’en aura ni lu ni étudié plus qu’une quinzaine d’extraits, peut-être, ou une trentaine de lignes au hasard, quelques mois avant ses dix-huit ans, mais prétendra, toute sa vie, s’en souvenir, et avoir de quoi en parler pour toujours.

La cafetière ? il s’agit de la machine qui fait ou verse le café – moins celle du conte éponyme de Gautier Théophile, que celle du poème d’Apollinaire – Les Femmes in Alcools – dans lequel, in fine, Le facteur vient de s’arrêter. Donc  il ne s’agit pas, argotiquement parlant, de la boîte crânienne dans laquelle les deux philosophes ci-dessus nommés ont pourtant beaucoup œuvré à limer et frotter ma cervelle. Simplement, recevant dans le même instant et dans chaque main, par les services postaux, deux colis – un livre consacré à Wittgenstein/une machine à « ristretti » programmée à sa propre obsolescence, il était dès lors impensable de manquer une occasion unique de conjoindre ces trois nano-événements du hasard universel, en une seule et joyeuse formule. De la cafetière il ne sera, en principe, plus question dans ce qui suit, du facteur non plus.

         Portrait d’un Viennois : né en avril 1889 dans une des familles les plus riches et cultivées de la ville et du pays, cela ne prédispose pas fatalement à devenir philosophe, ni d’avoir vu Klimt boire le thé au salon, ou, dans sa prime jeunesse, croisé Brahms un ami de la famille ; savoir que l’un de ses frères est dédicataire du Concerto pour la main gauche de Ravel ; avoir fréquenté assidûment les salles de concert et les musées, pratiqué plus qu’honnêtement la clarinette ; être fait prisonnier par une unité italienne en 1918, avec pour tout bagage son Tractatus logico-philosophique à finir d’écrire ; être imprégné des textes et de la pensée de Schopenhauer ; avoir renoncé à l’héritage colossal de son père puis de sa mère pour ne plus vivre qu’avec un lit, une table et quelques chaises ; avoir été successivement instituteur, jardinier d’un couvent près de Vienne, architecte de la maison d’une de ses sœurs, éphémère mais talentueux sculpteur ; avoir rencontré et longuement fréquenté à Cambridge, pour le meilleur et pour le pire, l’éminent épistémologue Bertrand Russel, le premier éditeur du Tractatus ; aussi Frege, et, plus tard une relation personnelle avec Schlick ; mais aussi Waismann, deux noms inconnus du grand public, appartenant au Cercle de Vienne duquel il fut distant, et avec eux et d’autres, entretenu des correspondances tout sauf conformistes ; être, être surtout, un redoutable mathématicien et logicien, au point que Russell devenu vieux, considérait que Ludwig l’avait largement dépassé, ce qui était vrai ; s’engager en 1939 comme en 1914, cette fois dans le service de santé anglais ; après-guerre, s’isoler en Irlande, dans la campagne, puis au bord de la mer. On raconte que les pêcheurs racontaient qu’il tentait d’apprivoiser les oiseaux, on est bien près de croire ces racontars, il était ébloui par l’aéronautique balbutiante, qu’il étudia, et fut un maître ès cerfs-volants.

         Sur ceux qui l’approchaient il exerçait fascination et aversion, sympathie et antipathie, attraction et hostilité ; c’était, à n’en pas douter, un homme supérieur. Une intelligence surpuissante. Un esprit exceptionnel. On n’est pas étonné qu’il ait été profondément marqué par Saint Augustin, Kierkegaard, et en littérature Dostoïevski et Tolstoï ; on est captivé par son écriture concise, nette, construite au carré, sans surprise, rythmée, resserrée au plus juste. On sait que la musique de Schubert était tout pour lui : il faut que ces deux phrases soient juxtaposées, car si Wittgenstein était une figure de style, il serait l’asyndète.

         Comment, dans ces dispositions et conditions qui restent encore à étoffer, comment aurait-il pu échapper à une longue, aiguë, articulée, obsédante analyse de la question qui recouvre tout, l’absolue question du langage, le jeu de langage – enjeu ? – expression mainte fois répétée dans De la certitude, son dernier ouvrage, celui auquel il travaillait deux jours encore avant sa mort, le 29 avril 1951, à 62 ans tout juste. La question : « Est-il donc possible de faire l’hypothèse (c’est lui qui souligne) que n’existent pas tous les objets qui nous entourent ? » (ibidem, §55.) – devient le noyau atomique de toutes ses réflexions, et se déploie à l’infini. Quelles conséquences y a-t-il à considérer que la réalité ne serait que l’ensemble des assertions que l’on porte sur elle, lesquelles n’ont, pourtant, pas le même degré de certitude ; et (se demander) si les significations changent avec les mots.

Plus d’un siècle auparavant, Hume dans l’Enquête sur l’Entendement humain, s’interrogeant aussi sur la signification de nos affirmations quand nous les saturons de certitude, sans savoir finalement ce qu’il en est, leur fera un sort surtout aux plus usuelles, les plus universellement reçues, les moins susceptibles d’être interrogées. Distinguant les vérités de raison (il dit les relations d’idées) dont les mathématiques qui font l’objet d’une démonstration a priori, i.e par la seule pensée, des vérités de fait, il montre que ce n’est pas la même chose de dire que trois fois cinq est égal à la moitié de trente ou de dire que le soleil se lèvera demain. (ibid. IV, 1ère partie). La seconde est une confusion entre évidence et vérité, en « raison » de la permanence de l’événement – c’est ainsi depuis la nuit des temps, si l’on peut dire – de sorte que ce qui a lieu un nombre incalculable de fois, serait voué à demeurer toujours, donc, ergo, est vrai ! Pourtant, l’établissement de cette relation n’est pas de même nature que la précédente, elle ne relève que de l’expérience, terme qui désigne toujours en philosophie, le lien avec l’existence, le réel, l’empirique – qui dépasse l’individu. C’est pourquoi, au sujet d’un fait, notre raison ne devrait jamais tirer une conclusion nécessairement vraie, toujours et partout. Les objets de l’expérience - voir un arbre, entendre un bruit, toucher une table, attendre le lendemain … sont tous soumis aux coutumes, habitudes, mémoire, fréquences et ressemblances, seules responsables de cette croyance tenace en la force pourtant illusoire d’un raisonnement établissant des relations entre causes et effets, relations qui n’existent pas. Quelle logique, quel processus d’argumentation vous garantit contre cette supposition ? se demande Hume un peu plus loin. Voilà une question sur mesure pour Wittgenstein. Certes, l’observation montre qu’en approchant sa main d’une chandelle on se brûle, et l’habitude finit par établir qu’on sait qu’une flamme est occasion de souffrance, ou tout autre cause brûlante ; mais cette « conclusion » ou supposition censément vraie à laquelle on parvient très vite, dès l’enfance, n’est pas une argumentation, n’est pas une démonstration. Montrer, ce n’est pas démontrer.

         Hume, sans l’avoir voulu, avait déjà taillé ses questions pour Kant et le vieux philosophe de Königsberg – on a tous un peu le sentiment que Kant a toujours été vieux – sut lui en être gré. Mais lisons Wittgenstein, c’est de saison : pour voir combien peu clair est le sens de cette (telle) proposition, considère sa négation dit-il, tandis qu’il reprend les assertions du sens commun qui, sans barguigner, sait et/ou est sûr que là il y a un siège, ici, une porte … etc. Alors que jamais personne ne teste la vérité de cette proposition, seul critère pour établir avec certitude que je sais et ce que je sais ; savoir, redoutable verbe dont nous ignorons à quel point son emploi est spécialisé. A partir de là – s’il fallait repartir du scepticisme rationnel humien – Wittgenstein s’en départit en consentant que l’accord fréquent avec autrui sur le sens de l’énoncé « je sais » relève du jeu de langage, faut-il entendre en sous-texte, des règles du jeu de langage ? Mais il prévient – qu’il ait lu Berkeley de manière approfondie ou pas, nul ne le sait : si l’on se met à douter de l’existence du monde extérieur – par la négation grammaticale de je sais – on entre dans un jeu, c’est pour jouer, ce n’est évidemment pas « pour de vrai ». Le philosophe est un jusqu’auboutiste du raisonnement, il n’est pas fou, justement, il n’est pas fou. Tel Hume, me semble-t-il, mais avec une insistance bien plus têtue et nanti de sa boîte à outils de mathématicien hors pair, il pose et repose inlassablement la même question, jusqu’au dernier jour : quand je dis « je sais » que dis-je ? à quelle détermination logique me rapportè-je.

         A relire et reprendre ses textes – après et grâce au geste auguste du facteur qui me porta la très fouillée (à l’américaine) biographie signée Ray Monk et avec elle la cafetière pour les petits noirs brûlants en accompagnement – et Hume sur les rangs, je me dis que voilà un choix magnifique pour l’écrit de l’agrégation, qui porte décidément fort mal son nom, car s’il y a bien quelque chose à ne pas faire c’est d’agréger ce qui – ceux qui – ne saurai(en)t s’assembler, s’attacher, s’agglutiner, leur œuvre étant à la fois spécifique et nécessaire l’une à l’autre. Wittgenstein, le déshérité volontaire – un notaire aurait dit qu’en refusant la fortune laissée par son père il opérait là un suicide financier – manière de procuration ou de substitution aux suicides réels de trois de ses frères ? –  Wittgenstein, ni aucun philosophe d’ailleurs, ne peut recaler ni récuser le legs intellectuel dont il est issu, qu’il le nomme ou pas. Peu, très peu de noms dans ses textes hors les contemporains avec lesquels il cheminait. Pourtant Descartes est partout (Puis-je douter de ce dont je veux douter ?) Hume, nous venons de le voir, forcément Kant, Berkeley évidemment. Il est aussi, notre champion pour l’usage et l’éloge des objets dans une Grammaire philosophique, ce fil que j’aime tisser, depuis longtemps. Chez lui, livres, tables, arbres, portes, couleurs – le bleu, déjà chez Hume – les pommes, un marteau, un flacon de benzine, un jeu d’échec, une baguette de chef d’orchestre, des poupées, un fauteuil (les sièges en général), le téléphone, les automobiles, la gare …

Mais la gare ! Il m’est revenu en mémoire cette anecdote vraie : Einstein à 22 ans, diplômé de mathématique et de physique du Polytechnicum de Zurich, après un parcours scolaire chaotique – aujourd’hui on dirait atypique – est sans emploi et amoureux, ce qui n’a rien à voir mais fait plaisir à dire. Il répond à une annonce du « Bureau fédéral de la propriété intellectuelle » de Berne, précisément à l’Office des brevets, où un poste est à pourvoir. Ne nous attardons pas, ce n’est pas à sa hauteur intellectuelle, même si, sur le papier, il possède toutes les compétences en termes de formation scientifique. Wittgenstein fit de même à plusieurs reprises, n’est-ce pas. Mais la gare. Chaque matin, il se rendait à pied au travail, passant devant une horloge, fameuse paraît-il, dont la caractéristique – nous sommes en 1902 – est d’être parfaitement reliée aux autres horloges de la ville, de sorte que, à Berne, le temps (…) apparaît comme unifié. Un incommensurable progrès avant quoi chacun, chaque ville, chaque monument, voyait midi à sa porte, garantie d’un usage chaotique du chemin de fer, ce moyen de transport pourtant triomphant depuis le milieu du 19ème siècle. Ce fut même – l’harmonisation du temps, donc du temps ferroviaire – une priorité, et un nombre considérable de brevets furent déposés, dès 1892, notamment à Berne, où quelques années plus tard, Einstein s’étonnera avec candeur – c’est aussi la marque des esprits surpuissants – qu’un temps unique régnât dorénavant sur le monde et la ville. Dont la gare dotée d’une horloge signalant à tous et partout, l’heure exacte ou plutôt, la même heure. Mais il s’interroge : « Que signifie la phrase : tel train arrive ici à 7 heures ? » sinon « que le passage de la petite aiguille de ma montre sur le 7 et l’arrivée du train sont des évènements simultanés ». On aime la pureté des âmes simples ! On dirait du Pierre Dac. En Juin 1905 -– 4 articles cette année-là, tous fondateurs de la physique moderne -– Einstein reprend le train de 7 heures, si l’on peut dire, pour expliquer L’électrodynamique des corps en mouvement : quel sens – deux mots redoutables ! – quel sens donner au fait que deux évènements sont simultanés alors qu’ils sont distants. On ne peut prendre deux trains en même temps au même endroit, ni, bien sûr à deux endroits différents. L’idée de la dépendance du temps avec le mouvement dans l’espace – sa relativité pour le dire vite – vint un jour à son heure.

         Et ma petite minute de gloire : j’apprends qu’Einstein travaillait avec Paul Habicht, un mathématicien de haut vol et son ami, mais surtout le jeune frère de Conrad Habicht qui préparait le café à l’Académie Olympia, fondée par Einstein et quelques autres, où l’on parlait physique, évidemment, mais aussi, philosophie.

                                          

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