inactualités et acribies

L’espace ou le lieu-dit de mes réflexions.

1 Décembre 2021 , Rédigé par pascale

 

Demeurer c’est exister loin de toute hétérotopie, un terme foucaldien qui ramasse dans sa double résonnance grecque une signification stricte. Foucault, dans une conférence de 1967*, le propose pour nommer la propension de l’époque à inverser le rapport courant à l’espace-temps, en faveur du premier plutôt que du second — qui marquait les traditions antérieures — et veut dire par là que nous sommes désormais et paradoxalement, dépendants et reliés à des espaces qui nous portent hors de nous, laissant là, et même délaissant, ce qui nous retenait dans l’espace partagé de vie, et mieux encore dans l’espace personnel et intime. Autant le terme utopie est familier à nos oreilles – au risque de n’être plus du tout conforme à sa signification originelle – autant celui d’hétérotopie ne l’est pas. Pourtant, le premier n’est d’aucun engagement dans l’espace concret, alors que le second nous est commun, c’est un lieu réel, dessiné(s) dans l’institution même de la société et comme tel, signifiant sa nécessité, conséquemment, son sens. Disons-le autrement : autant l’utopie n’est, de facto, pas localisable, sauf à se nier elle-même, autant l’hétérotopie est accessible, tangible, constituée d’emplacements parfois hors ou loin de l’espace collectif, mais toujours géo/graphiquement situables et qui font une exception remarquable mais « normale » dans l’espace social. Ils sont, dit Foucault, des contre-emplacements. Aucune société, aucun groupe ne saurait s’en passer, même si, d’un groupe l’autre, ils ne sont pas nécessairement semblables, loin s’en faut, si l’on peut dire. Les prisons, les maisons de retraite et les cimetières sont les hétérotopies modernes, ces « lieux autres » dans les lieux de tous.

Dans cette conférence, Foucault déplace une analyse qu’il avait déjà faite mais centrée sur la question du langage — dans l’Introduction à Les mots et les choses — ; il y montrait que l’utopie, ou les utopies, en relèvent spécifiquement parce qu’elles sont fiction, tandis que les hétérotopies le minent secrètement et le brisent – donc s’y rapportent encore – parce qu’elles se heurtent à l’espace. Le lieu d’existence de l’utopie, si l’on peut dire, est la fable, l’irréel fabuleux, son mode même d’invention. Dans la conférence, Foucault va modifier l’axe de son discours et envisager une grammaire de l’espace c’est-à-dire la manière d’être en rapport avec les lieux, au sens de l’environnement tant individuel que social. L’hétérotopie y représente alors ceux dans lesquels nous ne vivons pas de façon ordinaire, mais avec lesquels nous sommes toujours en lien. Il les nomme des contre-espaces, tout aussi réels et matériels que ceux de notre expérience vécue, des lieux réels, des lieux effectifs (…) dessinés dans l’institution même de la société, ce qui en fait des contre-utopies  — au double sens de l’envers ou l’inverse, et de l’opposition — des espaces dans lesquels nous vivons, à la fois internes à l’espace de vie en commun mais en marge de celui-ci, parce qu’isolés, contraints ou clos, tels sont, selon lui et pour exemples, les hammams, les maisons de repos, les prisons, les asiles, ces deux derniers représentant des hétérotopies de déviation, réservées à ceux dont le comportement est ou s’est éloigné de la norme. Cette dernière distinction interne aux hétérotopies souligne le passage et la prévalence des normes sociales sur les individuelles, lequel est un « marqueur » comme on dit maintenant, des sociétés modernes. A ce titre, il faut noter que les hétérotopies fonctionnent comme des lieux de passage ou de transition/formation qui traversent la société, bien plutôt qu’ils ne la découpent, départagent ou même divisent, car leur rôle est d’édifier, de former, d’enrichir, d’élever, modeler. A ce titre, on peut faire entrer l’école dans les hétérotopies.

L’intérêt de cette analyse qui distingue sans les séparer les lieux de l’existence, est évident d’un point de vue urbaniste et architectural, puisqu’il va permettre de multiplier dans l’espace, des lieux du « dehors » conçus – théoriquement – en vue d’harmoniser ou d’expérimenter sinon le brassage, au moins le croisement ou l’articulation des dimensions individuelles et sociales, c’est-à- dire du spatial et du social. Mais, dans un troisième glissement de l’usage des mots utopie et hétérotopie, lors de la conférence suivante, Foucault se recentre, ou plutôt concentre son discours sur le corps, ce que l’on appelle aussi en philosophie le corps propre – cet objet incarné qui nous fait sujets de nous-mêmes. Merleau-Ponty – qui inspire Foucault ici – a tout dit sur la question. **Nous sommes « assignés à résidence » dans notre corps, sans autre choix que d’être là où il est. Tout franchissement d’un espace – tout déplacement – ne se peut sans lui, je ne peux être où il ne serait pas. Il est une topie impitoyable dit Foucault, ma limite permanente, absolue, concrète, en même temps qu’il est le seul signe de ma présence à moi-même, indépassable et insupportable aussi. Ni utopique évidemment – il est là et bien là – ni hétérotopique puisque je ne suis jamais ni loin, ni hors, ni à côté de lui. Réduction phénoménologique permanente de toute l’expérience externe (l’ailleurs) à l’expérience de l’ici, et manifestation de l’impuissance radicale du corps à une évasion hors de soi dans une réalité extérieure – hétérotopique – conjurée cependant par de fabuleuses utopies, comprenons les utopies fictionnelles — la littérature — qu’on invente dans les mots, que les mots inventent, par lesquelles l’écrivain, le poète, est « en lui hors de lui », même si et bien que cette réalité scandaleuse du corps, en soit l’origine irréductible.

Au début de la deuxième partie de Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty nous convie à la visite d’un appartement du point de vue du rapport que le corps (le corps propre) entretient avec l’espace, donc avec les objets. Ce qui montre, contrairement à ce que nous pensons habituellement, que le corps n’est pas là dans un espace uniforme — ce par quoi la connaissance « objective » de ce qui nous entoure apparaît — mais qu’il l’organise, l’anime (quel terme dans ce contexte !), ce dont nous n’avons pas une claire conscience, alors que nous en avons l’expérience permanente, par nos positions occupées et nos déplacements autour des et parmi les objets. Foucault a parfaitement compris la leçon de phénoménologie domestique et privée, où l’espace n’est saisi que par le corps présent. Parfois, mais parfois seulement, l’utopie fabuleuse, c’est-à-dire mensongère, advient, quand le corps se dépossède de lui-même ou d’une partie de lui-même : masques, tatouages, maquillages et autres pratiques qui brouillent les frontières entre notre corps et nous, nous mettent « hors de nous en nous », réalisant cette fois et sans le savoir une hétérotopie privée, intime.

Faut-il revenir, pour finir — fallait-il le faire plus tôt ?  — au sens exact du mot utopie qui ne désigne ni un lieu ni un projet idéal, et n’a rien à voir, mais rien du tout, avec cette connotation fautive qui le recouvre dorénavant et semble-t-il pour toujours, pour avoir confondu l’inexistant avec le mieux, ou inversement, le réel avec l’imperfection, et instauré un lien nécessaire et pourtant sans la moindre raison entre l’imagination et l’idéal. Rappelons donc que ce terme dont la construction nette et sans bavure du point de vue du grec est le fait d’un Anglais, mais tout le monde sait cela, rappelons qu’il dit le plus simplement du monde « un lieu (topos) qui n’existe pas (a) », un lieu qui n’a pas de lieu. Un lieu où l’on ne peut donc pas aller, et où le fleuve n’a pas d’eau. Et qu’Utopia est le nom que Thomas More lui donne par antonomase que l’on dit inverse. Aussi, sous la plume de Foucault, et particulièrement quand il parle du lieu où l’on habite, la distinction entre utopie et hétérotopie sert avant tout à établir les relations à l’ici et l’ailleurs. Si l’hétérotopie désigne les espaces où l’on n’habite pas, bien qu’ils soient au cœur de notre monde habité, l’utopie — terme finalement bien plus difficile à saisir — l’utopie ne se comprend que relativement à ce que l’hétérotopie n’est pas. Rapportée à la seule question de la demeure où l’on vit — angle absent, stricto sensu, du propos foucaldien, mais, très présent chez Merleau-Ponty, on l’a vu — l’utopie pourrait être le lieu où l’on est plus soi-même qu’hors de soi, plus soi-même qu’un autre, ou plus près de soi que n’importe où ailleurs. Est-ce pour cette raison que j’ai toujours préféré dire habiter ou loger dans une demeure, plutôt qu’une maison, et qu’y demeurer se fait par assemblages ou contextures de significations. Le lieu où le plaisir d’être avec soi, plus fort et plus tenace que le risque, en en sortant, de n’être plus tout à fait soi-même.

*devant le Cercle d’études architecturales mais autorisé à publication seulement en 1984, soit 18 ans plus tard. ** notamment dans Phénoménologie de la perception.

 

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