inactualités et acribies

Au-delà de toute parlerie.

25 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

« On ne parlerait de rien s’il ne fallait parler que des expériences avec lesquelles on coïncide. » - Merleau-Ponty – in Phénoménologie de la perception -

 

Il est impératif de comprendre cela, puisque la parole est déjà une séparation. D’avec soi-même, ce qui n’est pas le plus simple à admettre, d’avec les autres, ce que tous vont s’empresser de contester.

Certes, l’immanence que l’on entretient avec le langage, la parole, les mots, est à ce point patente qu’on ne réalise pas qu’il faut les avoir à disposition pour en prendre conscience, pour se constituer comme conscience. Nous avons plutôt le sentiment que notre parole – interne ou externe – fonctionne à l’instar d’un matériel de réanimation qui va réveiller ou raviver un capital linguistique en dépôt, au repos en nous. La donation de sens – y compris le plus simple – n’a pourtant rien à voir avec cette illusion têtue, tandis que nous expérimentons à tout moment l’inverse : il suffit d’un mot, d’un arrangement de mots plutôt qu’un autre, d’un silence, d’une ponctuation, pour signifier autrement, pour signifier autre chose.

Voilà pourquoi, toute réduction de l’usage du langage à des formules, des habitudes, des éléments simples, des réponses toutes faites ; tout effacement des nuances par l’oubli, l’ignorance ou le mépris de mots moins usés, moins fréquentés ; tout consentement aux sens uniques, aux significations communes, aux modes, éloignent de lui-même le locuteur, le scripteur, a fortiori l’écrivain, en le noyant dans la masse. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette séparation qui ne s’opérera pas en reproduisant systématiquement, mécaniquement, les mots des autres, leurs formules à l’identique, les expressions attendues, car alors je suis plus eux que moi-même. Le paradoxe, l’étonnement pour le philosophe, est de constater que, dans cette uniformité de mots, de phrases, d’expressions, nous prétendons faire valoir une opinion personnelle, un avis original, un point de vue particulier. Nous y prétendons à tel point que nous engageons des polémiques, des débats, des échanges, dans lesquels nous revendiquons le « droit » à une idée originale, faite cependant avec les mots de tous.

Il y a peu de chances d’échapper à cette uniformisation [en développement exponentiel, y compris dans la révolte ou la contestation, par les techniques de la communication robotisée] sinon par la philosophie et la poésie. La seconde semble plus évidente que la première dans ce soin, il n’y a pourtant aucune opposition entre les deux. C’est mon couplet, ma ritournelle, mon refrain. Le langage n’est pas et ne peut être la coïncidence avec les choses, sinon il n’y aurait qu’une seule langue de par le monde d’une part, de l’autre, ni la philosophie, ni la poésie n’ont pour fin ultime de fixer un sens unique. Il faut peser le poids de ces trois mots : fixer – sens – unique. Chacune s’investit dans un travail – au sens freudien – d’élucidation du monde dont les mots, et les mots seuls, sont le moyen et la fin. Élucidation ne veut pas dire position d’une vérité immuable, ni, à l’inverse, maintien d’un positionnement équivoque. L’élucidation poétique et philosophique est surgissement de ce qui, avant ou sans elles, n’aurait jamais été dit (écrit) ainsi, et non pas usage de mots supposés « exacts », dans une situation supposée « exacte » elle aussi. Et nous avons, c’est un poète qui le dit, la grammaire, l’aride grammaire elle-même qui devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire [Baudelaire] pour rejoindre et pour le détourner, voire le détruire, le principe de son organisation — la clé du sens.

Une minuscule expérience récente raviva en moi ces convictions définitives. Je lisais un propos sommaire mais dont les premiers mots avaient tout pour me plaire : qu’il fallait déplorer la disparition de certains mots. Bien, bravo ! ce n’est pas moi qui vais dire le contraire. J’applaudis et engage ma lecture toute guillerette, convaincue a priori du bien-fondé de cette démarche et des arguments énergiques qu’on dispensera pour la défendre. Quelles ne furent pas ma surprise et ma déception. D’abord, le mot à sauver - il n'y en avait qu'un - s’il n’est pas de conversation courante, n’a pas disparu. Certes, on ne l’emploie plus dans les échanges réticulés par les robots – parfois quelques derniers Mohicans qui croient toujours au pouvoir des signaux de fumées – mais l’affaire n’est point là. Notre plaintif du jour semblait ne pas/plus fréquenter les textes de belle facture dans lesquels, quand ce terme est usité, cela se fait par décision d’écriture. Il est vrai, en revanche, que les écritures contemporaines ont fermement réduit leur réservoir sémantique en puisant dans le tout-venant étréci des mots ordinaires. Pourtant nécessaire, ce simple constat était bel et bien absent. Je compris que j’étais devant une observation pure et simple, un peu comme on dit voir tomber les feuilles des arbres en automne. Je m’en tiendrai donc à trois remarques questionnantes : comment, en survalorisant systématiquement les « productions » sans talent ni qualité, par flatterie servile et intéressée, sembler s’offusquer qu’on n’emploie plus certains mots ; ensuite, en farcissant systématiquement toute parole d’anglobal sans rime ni raison ; enfin, en dénigrant ou ignorant, systématiquement les écritures travaillées, l’exercice de défense ne devient-il pas archipatelin, tartufe (un f) voire tartuffard (avec 2 f) ? Le minimum, comme on dit platement, serait d’être exemplaire, ou de se taire.

Quel rapport, me direz-vous, avec la philosophie et la poésie ci-devant convoquées ? En ce qu’il y a symptôme visible d’une négligence fautive qui ne veut pas reconnaître qu’elle participe à ce qu’elle dénonce : constater l’appauvrissement de l’usage des mots, la raréfaction du vocabulaire, et n’en tirer aucune conclusion. La saisie des mots disponibles – dont la liste est infiniment infinie – n’est pas une addition passive mais une fréquentation délibérée de paroles elles aussi délibérément déviantes au sens d’inattendues, compromettantes au sens de non conformistes, suspectes parce qu’insues, malfamées parce qu’inconnues, tant dans leur élection que dans leur construction. Alors, si l’on a l’étrange chance de savoir qu’un mot, une expression, une formulation ne sont plus en usage, plutôt que passer son chemin tel un visiteur de musée blasé et fatigué, plutôt que se moquer (cela se fait) de qui l’emploierait à contre-temps soi-disant, et signer ainsi son étroitesse, plutôt que croire que ça n’a aucun intérêt : transformer cette absence, ce manque qui toujours béera, en beauté.

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