inactualités et acribies

Tout le monde aime Hypatie

22 Avril 2022 , Rédigé par pascale

 

Ne la cherchez pas dans votre Diogène comme on dit — pas le Cynique, l’Athénien originaire de Sinope, qui aurait occupé en ville une grande jarre semi-cassée et renvoyé Alexandre le Grand à sa suffisance, le priant de le laisser jouir des rayons du soleil sans l’occulter de son ombre — mais Diogène Laërce, compilateur inlassable et insatiable du début du IIIe siècle, celui par qui l’histoire de la philosophie antique ne serait certainement pas ce qu’elle est, non qu’il fût toujours exhaustif et précis, il le fut même rarement, mais précieux parce qu’un des rares, parfois le seul, à rapporter des témoignages et des textes sans établir de hiérarchie, auxquels il n’hésitait pas à mêler des allusions pas toujours évidentes pour un lecteur moderne. En quoi il faut aborder ces pages – plus de mille dans l’édition collective de la collection « Pochothèque » du « Livre de Poche », une des meilleures qui soit de nos jours — avec prudence, méfiance et respect tout à la fois. Prudence et méfiance parce que Diogène n’est pas toujours un modèle d’exactitude, sa copie est pour le moins médiocre aux critères des exégèses moderne et contemporaine. Pour autant, il a droit à notre respect pour le travail accompli, l’acharnement, l’entêtement à ne rien omettre. L’auteur de l’Introduction générale de l’édition susnommée n’hésite pas : sans Diogène Laërce, notre vision de la philosophie grecque serait irrémédiablement tronquée. Irrémédiablement disparues des dizaines de noms et des centaines de titres, avec eux des éléments de doctrines fondamentaux. C’est le cas d’Épicure dont les seules trois Lettres qui nous sont parvenues – alors qu’il aurait probablement écrit 300 rouleaux – c’est à lui qu’on les doit.

Hypatie ne pouvait apparaître dans les Vies, comme on dit entre connaisseurs, parce que née au IVe siècle, mais on ne sait pas trop à 15 années près, tandis que Diogène serait né au siècle précédent, disons au début, puisqu’il cite Sextus Empiricus – on ne peut être plus précis, l’on ignore aussi quand il mourut. La géographie ne fait pas mieux que les dates, de très sérieux travaux ont établi que Diogène serait Laertius, c’est-à-dire de la ville de Laerta, Laërtes si l’on veut. De celui qui nous apprend tant, nous ne savons rien, sinon qu’il écrivait en grec, qu’il était poète et érudit, qu’il avait un goût prononcé pour les anecdotes et les détails – il ne manque rien de la mort des philosophes – et si, la plupart du temps, il ne porte aucun jugement sur les doctrines, il lui arrive cependant de laisser passer quelque sévérité à l’égard de certains. Bion de Borysthène, Héraclide le Pontique entre autres, en firent les frais.

Peut-on imaginer un seul instant les conditions dans lesquelles Diogène travaillait ? Surtout s’il habitait, non point Rome ou Athènes mais Laërtes ; avec quel accès à quels documents et sous quelle forme ? Une seule minute de pause pour l’envisager et nous voilà pris d’un vertige inversé, celui du manque, des béances, des difficultés, entraves et autres tracas qui ne nous affectent plus. Manifestons une indulgence infiniment infinie pour cet acharné de la copie de copie, de la compilation savante sur des rouleaux de papyrus ; on comprend mieux qu’une même anecdote puisse se trouver en divers endroits de divers récits. On ne sait pas plus s’il a lu tout ce qu’il raconte ou rapporte, ou si sa propre lecture est de plusieurs mains, si l’on peut dire. On a parlé d’une conception « gigogne » de ces biographies. Nietzsche s’y serait collé sans succès.

Quoi qu’il en soit, Diogène de Laërtes est le roi de la chrie, cet art d’écriture biographique qui doit tout au concentré remarquable et mémorisable, et si peu, voire rien, au délayage. La chrie n’est pas sans risques : confondre la vie et la doctrine, rabattre la première sur la seconde, donner aux anecdotes plus d’importance que nécessaire, ou à l’exemple le rang d’exemplarité quand il n’est qu’illustration. Conforter quelques-uns – en réalité beaucoup trop – dans l’idée que la philosophie est un art de vivre. Croire que la conceptualisation, l’abstraction, la réflexion abstraite et désintéressée, sont, aux mieux, secondaires, et qu’il suffit de quelques maximes bien retenues pour être philosophe ; in fine qu’un Diogène Laërce dispenserait de la lecture des textes, laquelle doit être lente, rabâcheuse et radoteuse et le lecteur ruminant ; qu’un Diogène Laërce serait un sauf-conduit philosophique, l’alibi magnifique des paresseux, comme si un Gradus philosophicus pouvait remplacer une bibliothèque.

Hypatie aurait plu à Diogène. Peut-être aurait-il parcouru ses ouvrages dont il ne reste aujourd'hui que des titres, lesquels font tous référence aux mathématiques et à l’astronomie que son père – Théon d’Alexandrie – lui enseigna. Sûrement nous aurions eu quelques détails inoubliables à propos de sa mort en 415 – ni plus ni moins qu’un assassinat perpétré par des moines ! La tradition doxographique la « classe » dans la catégorie des néo-platoniciens – Jamblique ? Porphyre ? ce n’est pas tranché. Cette païenne, d’une tolérance peu fréquente à l’époque, aurait peut-être enseigné dans ce qu’on appelle l’école d’Alexandrie, mais aussi et à coup sûr, en public et en ville, où elle aurait expliqué à qui voulait l’entendre, les philosophies de Platon, d’Aristote et de quelques autres. Un enseignement déambulatoire versus un enseignement statique, mobile versus immobile, est-ce le plus important ? On pourrait croire que non, les faits vont nous donner tort.

Si nous étions du genre Diogène de Laërte, nous préférerions nous arrêter aux circonstances exactes de son trépas. Une source – qui risque de s’avérer fausse – raconte que Cyrille, patriarche d’Alexandrie, entra dans une grande fureur en voyant la foule attroupée devant la maison d’Hypatie, ce qui aurait suffi pour qu’un groupe de chrétiens vînt la massacrer. Pour avaliser une telle version, il faut savoir que Théophile – prédécesseur de Cyrille – qui poursuivait les païens avec une grande dureté, faisait preuve d’une certaine complaisance pour l’enseignement d’Hypatie. Cyrille, en lui succédant, dut en concevoir quelque agacement : une femme enseignant la philosophie à ciel ouvert à la manière du Socrate d’il y a plus de 600 ans, voilà de quoi attiser la misogynie chrétienne hiérarchique. On peut admettre, dans ce contexte, que l’attitude d’Hypatie, ne faisant pourtant de tort à personne, passât pour une provocation, après le temps révolu de la curiosité – celui de Théophile. Il suffit de peu pour basculer de l’une à l’autre. Nous devons cette interprétation à Damascios, laquelle fait de l’assassinat d’Hypatie – pour les siècles à venir – un contre-récit de la tradition des chrétiens des premiers siècles : non-violents et supportant jusqu’à la mort les persécutions, ils auraient pu, ou du moins quelques-uns, faire preuve de brutalité, de cruauté, de férocité. La mort tragique d’Hypatie, érudite et savante païenne reconnue, dont l’un des disciples, Synésios, deviendra évêque, Hypatie, sous les coups d’une meute enragée, contredit absolument l’image du christianisme de cette époque.

Nous disposons d’un autre récit, plus précis, plus cruel, plus véridique aussi, hélas ! d’un certain Socrate le Scholastique. Dans son Histoire ecclésiastique,  il rapporte que c’est en rentrant chez elle qu’Hypatie fut brutalement attaquée par une horde de moines fanatisés ; après l’avoir traînée dans le kaisareion, un ancien lieu du culte impérial transformé en église, ils la dévêtirent, l’écorchèrent vive, la démembrèrent et la brûlèrent. Nous avons tous bien lu : des moins chrétiens ! Tous les éléments sordides sont là pour une légende à venir, une hagiographie anticléricale – Voltaire – et avant lui, une place de choix dans l’Histoire des femmes philosophes de Gilles Ménage (1613-1692), le grammairien, rédigée d’abord en latin, qui reprend pour l’essentiel la version du Scholastique prénommé Socrate, y ajoute quelques pincées d’autres récits fort moins connus, reprend à juste titre des éléments de la correspondance d’Hypatie et de Synésios – les plus authentiques – y mêle des anecdotes peu sûres – Suidas – dans une lettre apocryphe dont il confirme le caractère controuvé.

Les recherches et travaux récents font droit du contexte de la société alexandrine de l’époque. On n’avait pas hésité, sous l’impulsion de Théophile, à mettre le feu au grand temple païen – le Sérapeum – avant tout un lieu de culture, puisqu’il abritait une partie de la bibliothèque de la ville, celle que tout le monde appelle d’une expression qui fait dorénavant cliché, « la grande bibliothèque d’Alexandrie ». La population, la société, particulièrement la plus cultivée, sont déchirées entre hellénisme – tradition et grandeur – et religion nouvelle – teintée, il faut le redire, d’un certain fanatisme. Il était peut-être  difficile pour beaucoup – pour Hypatie, ses élèves, ses disciples – de ne pas être anti-chrétiens, ne pas renoncer à la philosophie et ne pas se convertir. Alors, Hypatie symbole d’un possible syncrétisme entre ceux qui croyaient au Ciel et ceux qui n’y croyaient pas ? C’était sans compter sur l’inflexibilité absolue du nouveau patriarche, Cyrille, neveu du précédent. Entre les deux personnalités officielles de la ville : le nouveau représentant de la nouvelle Eglise et le préfet augustal, Oreste, celui du pouvoir impérial. Le premier, entre autres exactions, n’hésite pas à persécuter et exiler les juifs ; l’autre à condamner l’un de ses proches ; on a vu des moines, venus tout droit du désert, attaquer le préfet qui fera exécuter le meneur, etc. C’est l’escalade ! Dans ce climat, Hypatie était en bonne relations avec Oreste. Certainement Cyrille, tout chrétien et patriarche qu’il était, ne pouvait admettre cette connivence, elle était connue de l’empereur lui-même. Pour autant, rien ne prouve qu’il fut à l’initiative directe du meurtre d’Hypatie.

Mais la vie – c’est-à-dire la mort – d’Hypatie sont une fois pour toutes gravées en lettres de feu dans des récits d’autant plus édifiants qu’ils seront transmis sans véritable travail de reconstitution historique et textuelle, et même sans vergogne, totalement déformés. On raconte que le pape Jules II, lorsqu’il vint contempler le tableau qu’il commanda à Raphaël – dorénavant célébrissime L’école d’Athènes – s’inquiéta de l’identité d’un personnage d’apparence androgyne aux vêtements immaculés. Jules ne goûtant point la réponse du peintre – il se serait agi d’Hypatie – exigea qu’elle disparût. Raphaël se contenta de le travestir en neveu du pape. C’est un cas unique, mais pictural, où la mort tragique de la philosophe ne fait pas le sujet ; la récupération, essentiellement littéraire, fut prolixe, chacun y trouvant ce qu’il y mettait lui-même. L’anticléricalisme voltairien ne fut pas en reste qui ne craint jamais l’abus d’anachronisme ni l’emphase – la liberté de pensée assassinée par l’obscurantisme – ou, mieux encore, les dogues tonsurés à l’attaque de la pureté féminine. Succès garanti. Leconte de Lisle, fait d’Hypatie le sujet d’un de ses Poèmes antiques ; devenue Vierge de l’hellénisme, elle est le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite. Maurice Barrès en fait une Vierge assassinée. Ce qu’il y a d’épatant avec les idoles, les icônes, les symboles, les emblèmes et autres stars de l’histoire et de la culture, c’est leur extrême flexibilité, elles sont des images à tout faire, les couteaux suisses de la récupération : trop païenne pour les uns, trop savante pour les autres, Hypatie a servi (à) toutes les causes, y compris celles dont elle ignorait la possibilité même, le féminisme version contemporaine.

Oui, dans ce lacis d’interprétations, de vrais-faux portraits, de faux-vrais témoignages, d’absence de texte, de propos de seconde main, de trépas d’exception, assurément, Diogène de Laërte aurait aimé Hypatie.

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