inactualités et acribies

Vous avez dit "C'est beau !" ?

26 Juin 2022 , Rédigé par pascale

 

À Wien, Vienne, ils sont venus ou nés ou ont vécu ou sont passés, qu’ils soient dorénavant sous les poids des marbres et des plafonds dignes de Rome –Kunsthistorisches Museum (billet du 21 juin) ou portés, rapportés, dans les blancs espaces de l’Albertina (billet du 19 juin), à la terrasse plantée d’agrumiers qu’on pourrait croire siciliens sous des ciels parfaits (billet du 18 juin) ou d’orages, porteurs de nuages lactescents ou blonds du soir. On comprend que le saisissement, le ravissement – quasi anagogique si ce mot ne contenait un mouvement trop mystique — ne se peut décrire, à défaut se peut écrire … un peu. On croit savoir à quoi l’on s’attend, on le sait même assurément. Les chefs d’œuvre connus, et même les inconnus, seraient porteurs d’un je-ne-sais-quoi à la magie puissante et inévitable, les mots les plus élégants ou les plus forts, voire les prévisibles, sont alors convoqués, mais dans un doute inévitable et tu, on se demande à quoi cela est dû, s’il fait ou s’il faut bien consentir à ce jugement esthétique universel – « C’est beau » – inconditionnellement. L’œil s’affole, le cerveau aussi, la mémoire, les savoirs, l’étonnement, la logique, les sentiments, trop de bruits en soi, comment y faire le vide et le silence, et accepter ce que, pourtant, l’on refusait à l’instant même : que la beauté se saisisse de vous et non l’inverse, ce qui s’appelle céder, succomber, abandonner toute préhension rationnelle ou sentimentale, émotive aussi, — d’aucuns diraient émotionnelle — savante ou mnésique, car ce serait s’approprier l’œuvre, la faire sienne aux prétextes, seraient-ils informulés, de ses (propres) plaisir, goût, préférences, connaissances, convictions et autres particularités humaines auxquelles nous sommes soumis — autre signification oubliée du terme sujet, sub-jectum. Comment faire pour admirer sans inspecter, contempler sans observer, regarder sans analyser, voire sans décrire, aspecter sans inspecter, rencontrer sans inventorier, être troublé sans défaillir, bouleversé sans savoir, saisi hors raison ? Que tout intérêt – ce qui désigne la relation d’un Sujet à un objet, serait-il le plus noble ou le plus généreux – s’absente et s’abstraie : la relation qui s’inverse alors, fait de l’objet – ici l’œuvre de génie – la source de sa propre beauté ; vous n’en êtes plus que le réceptacle, corrigeons, vous la recevez d’elle, alors que, jusque-là, vous vous projetiez en elle.

Ce qui est Beau quand on dit « c’est beau » n’est ni préalable, ni présumé, ni préconçu, prévisible, préexistant au chef d’œuvre, le croirait-on ou le désirerait-on coûte que coûte ; nous voudrions que la part que chacun a réservée, dans sa vie, à l’étude et la connaissance de l’Art ne soit suspendue, quand, justement, l’occasion lui est donnée d’être vérifiée, validée, exercée, confirmée. Est-elle – cette légitime rébellion de la raison devant l’indicible – est-elle la meilleure façon de prendre l’affaire, que la supposer résolue, une fois la difficulté émise, par un développement, un raisonnement, une argumentation, éliminant d’autorité et a priori, le « beau » risque de l’aporie ? Il ne saurait y avoir d’interrogation insoluble au trébuchet d’une réflexion déterminée, audacieuse s’il le faut, bien sûr, éclairée. Voilà ce qu’on aime accroire qui élimine du champ des idées, la tentation de l’assentiment et de l’avis émis par adhésion aux opinions partagées. Il faut reconnaître qu’en matière d’Art, et particulièrement de peintures, les lieux communs s’entassent comme les feuilles mortes sous les balais en automne. On pourrait même penser – mais quelle mauvaise pensée ! – que d’aucuns, au Musée, viennent vérifier si ce qu’on dit est conforme. La Tour de Babel de Breughel* pourrait bien laisser froid celui qui n’a pas rompu avec ses représentations alléchantes sur les couvercles de boîtes de chocolats de Noël. Les exemples sont légion qui nous donnent l’illusion de connaître les chefs d’œuvre de l’humanité sans les avoir jamais contemplés — ou entendus, n’oublier pas la musique, je sais des lecteurs attentifs avec raison — en et pour eux-mêmes. Cependant on se tromperait gravement, si l’on comprenait que tout savoir est ici inutile et qu’il faut commencer l’autodafé domestique de tous les livres, qui, chez soi, ont l’art pour sujet principal, adjuvent, pointu ou général, savant ou pas.

Comprendre n’est pas le verbe qui convient quand des circonstances heureuses vous ont mis devant un chef d’œuvre. Il est, en revanche, parfaitement adapté, avec beaucoup d’autres — savoir, par exemple — s’il s’agit de renouer avec ce que nous devrions faire le mieux, réfléchir, raisonner, penser. Et que l’objet de notre réflexion soit une difficulté de réflexion, n’est pas un échec. Malheureusement, l’époque favorise et promeut sans nuances, les réponses (rapides et brèves, si possible) au détriment des questions, oubliant que le questionnement seul est fécond et que l’appréhension formulée et développée d’un embarras qui se peut aporétique, est exactement ce qu’il faut appeler une problématique, [mot dorénavant totalement usité à la place de problème ! C’est une autre affaire, certes, mais je me donne l’occasion de remettre, une fois de plus, le point sur le i, et même sur le hic !]

Comment pourrait-on croire sérieusement qu’il y aurait quelques procédés, formules, ressources, tactiques et même techniques intellectuelle, philosophique, esthétique, pour garantir qu’un chef d’œuvre en est un ? Que puis-je mettre en facteur commun minimal, nécessaire et suffisant, entre Troncs noueux de Munch et une Vanité de Pieter Claetz ? Mais aussi comment et quoi faire pour échapper à la confusion d’un jugement individuel subjectif – j’aime, ça me plaît – avec le jugement esthétique – c’est beau ? Comment parvenir à renverser ce qui a nourri depuis toujours notre rapport à l’Art, rapport d’illusion généreuse, mais d’illusion ; aussi, ce n’est pas parce que « c’est Beau » que c’est de l’Art, mais parce que c’est de l’Art que c’est Beau ! Il faut oser la confrontation avec les œuvres qui ne respectent aucune des « normes » sociales, historiques, morales, culturelles de la Beauté pour prendre conscience très vite, que tout chef d’œuvre contient en lui-même, et indépendamment de nous, les règles de sa propre beauté, et s’impose à notre contemplation, laquelle n’est pas saisissable par les critères rationnels, même si le raisonnement, toujours a posteriori, nous est d’un grand secours pour formuler, justement, ces difficultés. Pour cela, il faut – ce que j’ai fait, m’obligeant cependant à ne pas céder à la tentation de la référence explicite aux textes et auteurs – il faut frotter et limer sa cervelle sans discontinuer à ceux des philosophes qui ont rédigé des pages « définitives » à propos de l’art. Définitives, ne signifiant évidemment pas que rien d’autre ne peut être lu depuis, mais qu’ils ont établi des analyses sans lesquelles il n’est pas sérieux de parler de l’Art,**ou alors, se contenter de paraphrase – c’est-à-dire, quand il s’agit notamment de peinture – de description ou de commentaire attendus – ah ! les pseudo-analyses qui vous disent ce que vous voyez et vous montrent ce qui est ! Aussi, et le fais chaque fois qu’il le faut, j’invite, invoque et relis in petto, les pages et passages que Kant consacra à la question du Jugement esthétique ; il faut s’y résoudre pour saisir leur pertinence, leur lecture ne supporte ni la vitesse, ni la précipitation, exige relectures et connaissance de la signification-kantienne-des-termes-kantiens. Il est toujours en sous-texte quand j’aborde la question du Beau – le premier mais pas le seul. D’aucun effet sur le saisissement devant un chef d’œuvre, il est ce par quoi on peut savoir — après, toujours après — comment, et non pourquoi, cela se peut. J’en décevrai plus d’un à m’en tenir là, pour des motifs d’ailleurs bien différents. Qu’au moins, l’on accepte l’idée que la frustration est nécessaire et légitime, qu’elle est peut-être, peut-être, l’une des composantes les plus favorables à l’inusable bouleversement qui saisit devant un chef d’œuvre dont on croyait tout savoir et dont on comprend – c’est bien la seule occasion d’user de ce verbe ici – que face au génie, comprendre n’est pas de mise.

 

*parfois orthographié Breugel ; chacun fera pour soi-même la liste de ces merveilles de la peinture et de la sculpture, détournées au profit de l’amélioration visuelle – ou commerçante – d’objets profanes. La question ici posée n’étant ni « morale » ni celle d’un procès en intention malveillante, mais celle de savoir si les reproductions mécaniques et pléthoriques, ne seraient pas de nature à nous fourvoyer dans notre rapport à l’Art ?

**j’exclus les historiens de l’art et spécialistes toutes catégories ; je ne vise que ceux qui s’autorisent à généraliser pour éviter toute impasse. 

 

 

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