inactualités et acribies

Un Abyssin nommé Rimbaud.

3 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

 

A l’occasion, et pour la saluer, d’une nouvelle – énième – réédition de

Rimbaud en Abyssinie d’Alain Borer (1ère édition, nov. 1984, Seuil) :

ma libre relecture.

Hommage.

 

 

Vous arrivez en Afrique à vingt-sept ans – au xix e siècle ; et vous êtes seul pendant dix longues années, absolument seul ; n’ayant rien, absolument rien ;

 

Un siècle plus tard, au même âge, et ce n’est évidemment pas un hasard, Alain Borer y revient. Il revient où, pourtant, il n’était jamais allé, ni lui, ni avant lui aucun de ceux que l’on nomme rimbaldiens, qui ont lu, relu et encore et toujours sans cesser, le fulgurant poète mais sans sortir de ses livres, sans quitter leurs maisons : on s’y perdrait à parcourir le monde des écrivains ! Alors fallait-il se mettre dans ses pas, ses routes, ses traces ? Pourquoi oui et pourquoi lui ? Rimbaud en Abyssinie répond longuement à cette double et même question : oublieux des fiction, pèlerinage, divinisation ou légende, pour ne pas dire mythe, et très sévère à l’égard des vérités altérées, ce livre n’est pas une quête mais repose sur une requête si l’on veut bien maintenir ce mot en son sens le plus strict : demander justice auprès de qui en a le pouvoir. Il fallait réviser le procès inique : Rimbaud contre Rimbaud.

Pour la doxa scolaire il n’y a qu’un Rimbaud et pour la critique universitaire, Rimbaud eut deux vies : la première, à l’âge où l’on vient tout juste de laisser tomber Maurice Carême pour les romantiques, raccourcit son existence d’une bonne moitié nous disant qu’il fut génial puis maudit, sans préciser ni comment ni pourquoi ; la seconde ne fait guère mieux, elle la coupe en deux, élevant un mur épais, une cloison étanche, un fossé infranchissable pour mieux reléguer au rang de mystère cet incompréhensible abandon de toute poésie, voire de toute écriture ! Ce qui n’est ni plus ni moins que l’invention par avance d’une réponse qu’on n’a plus la peine de chercher ni d’élaborer. S’il y a mystère – par position dogmatique irrécusable – il n’y a plus de raisons ni de causes, ne reste qu’à forclore l’affaire et annoncer que Rimbaud l’Africain n’a rien à voir avec le poète – sinon une sorte de dédoublement de personnalité, une scission irréversible, une schizocéphalie tératologique. Ainsi, la plupart des biographes ont voulu qu’il y eût deux Rimbaud, ou deux vies de Rimbaud, ou deux récits rimbaldiens, séparés par une cassure dans sa vie : il devenait évident que le premier Rimbaud était libre mais pas le second, qui passe alors pour un parangon de perdant, dans le sillage devenu obscur du Voyant disparu corps et âme.

La faute majeure est de n’avoir pas lu le poète à l’aune de l’« Africain » mais l’inverse, si l’on peut dire, car il était entendu … qu’il n’y avait rien à lire ! La faute majeure est de n’avoir pas voulu, ni essayé, ni désiré saisir, entre l’œuvre et la vie un continuum qui était tout sauf hasardeux ou de circonstance ou de posture. La faute majeure est d’avoir opposé les textes d’une part et l’absence – le silence – des textes de l’autre. Fautes majeures de lecture : n’avoir pas vu, pas voulu voir, que la puissance des premiers était telle qu’elle constitua – reconstitua, au sens du symbolon grec, qu’Alain Borer convoque plusieurs fois – l’unité d’une existence devenue insécable. Pour comprendre Rimbaud, il faut aimer Rimbaud, dit-il. Ce qui n’est ni nécessaire ni suffisant et peut même faire obstacle à un travail épistémologique solide dans tout autre cas. Toutes les lettres d’Aden – entendez-vous Éden ? – du Harar – voyez-vous deux fois en aller-retour les initiales du poète ? – lettres de sable, d’or, de désert et d’ennuis étaient mieux qu’écrites, elles étaient inscrites, dans ses textes ; tout était déjà-là et, inversement, tout fut contenu – au sens de la contention – et distillé – au sens chimique et alchimique – dans les « lettres d’Afrique » Les cotons anglais ; la soie, les caravanes, la route rouge, les hyènes, les plaines poivrées, l’encens, le cuivre, le sable rose, le désert de bitume, les vendeurs, les voyageurs, les déserts tartares, l’étambot, les pays poivrés, la marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère ; la vie dure, l’abrutissement simple ; une mosquée à la place d’une usine, ils sont tous prélevés dans l’œuvre poétique – la période créatrice – beaucoup paraissent à de nombreuses reprises, avec tant d’autres, à cet inventaire inachevé. A l’inverse, sa Correspondance « africaine » parle de neige, d’ennui, de froid, de pluie, de boue, d’hiver. « On s’étonne que Rimbaud ait effectué à la lettre ce que son texte énonce de toutes parts : le départ en mer, le désert, la marche, le fardeau … Ce qui inquiète, c’est qu’il fasse ainsi corps avec son texte. » dit Anne Berger dans un article de la revue Romantisme en 1986. Pourquoi inquiète ? sinon pour noter le trouble ou l’émoi d’avoir saisi, compris, une telle proximité féconde et illuminée, grâce, dit-elle, à « l’exégèse minutieuse des terribles et passionnantes lettres d’Afrique. ». Certes, mais c’est oublier la démarche, ou plutôt – pour tâcher d’être borérien – le sens de la marche, qui se fait désertion pour mieux rejoindre le désert, ou le silence dont le désert est la métaphore. On s’étonne, suivant l’auteur pas à pas dans les lettres qui avancent chiffres après chiffres – l’argent, les distances, les températures, le nombre de fusils, de chameaux, le poids du café, l’argent encore – et constate les relisant grâce à lui, à quel point le poète est, hic et nunc – là, le latinissime Rimbaud ne nous en voudra pas – non-voyant de toute faune et flore. Disons-le autrement : à lire ses lettres, dit Alain Borer, on est déconcerté par ce silence-là, ce non-dit-là : un aigle au ciel très haut, des vautours, des serpents, des oiseaux de toutes sortes, des tortues vertes, des sangliers noirs, des singes, outardes, criquets, sauterelles, ils sont tous absentés. Ni les roses, jasmins, lys, œillets ne parfument ses lettres. Une fois, en 1881 : « Les caféiers mûrissent ». Un pays en trois mots … commente A. Borer. Rimbaud, un homme pressé qui s’ennuie, peut être retenu plusieurs mois, jours et jusqu’à une année dans et par les imbroglios politico-juridiques et militaires qui affectent lourdement la circulation des biens et des négociants, se dissout pourtant dans une écriture épistolaire elliptique, y compris quand il s’agit de sa propre personne, sa santé, les dangers auxquels il échappe. Encore du non-dit dont, finalement, on sait l’essentiel ou le tout. Quelques mots suffisent, ils reviennent sous toutes les formes : fatigues, épuisements… physique et psychologique. Colères aussi. Nous savons tout des expéditions, de leurs difficultés, de la constitution d’une caravane de chameaux, des négociations de prix, des contrats de travail. Mais la conclusion est sans appel : Il a parcouru l’Abyssinie en silence.

Inconcevable silence qui le rendrait suspect ou soupçonnable de n’avoir ni vu, ni entendu, ni dit ce que d’autres pensent qu’à cette/sa place, ils auraient dit ! D’où le mépris dans lequel ce Rimbaud-là, au nom de l’Autre Rimbaud, du Premier, le mépris dans lequel les glossateurs casaniers (…) tiennent encore l’Abyssin. Méprise totale, projection coupable du « sujet » (le commentateur, le critique) sur « l’objet » (Rimbaud l’Abyssin), le lecteur mal lisant, recouvrant ce qu’il lit de ce qu’il voudrait lire au nom de ce qu’il a déjà lu. Une question de l’auteur – avec réponse – le dit plus élégamment et autrement : Est-ce parce qu’il écrit à sa mère qu’il ne dit rien de l’Éthiopie ? Non – c’est parce qu’il n’a rien à dire qu’il n’écrit qu’à sa mère. [Et comment ne pas voir, dès qu’on écrit son prénom, que Vitalie, l’excessive mère, celle qui donne la vie, qui fait œuvre vitale, exacerbera son rôle ?] Il n’a plus rien à dire. Ses pré-voyances en sur-présences incandescentes dans la vraie vie des Illuminations ont réalisé par un brouillage chronologique unique, un ailleurs où le silence l’emporte. Coïncidence à jamais inimitable de l’œuvre et de la vie dit encore Alain Borer, dans l’Introduction à l’indispensable édition du Centenaire — Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, Arléa 1991— qu’il a dirigée, et qu’il faut lire du même pas.

Venu en Abyssinie pour dé-brouiller ses pistes et suivre ses traces, entendre ce qu’il ne dit pas et voire ce qu’il ne voit pas, A. Borer comprend au mieux la « liberté libre » que Rimbaud clame et réclame pour seul critère ou mesure de sa vie. Dès la lettre à Demeny du 17 avril 1871, il affirmait pourtant, « Je suis condamné dès toujours, pour jamais ». Comment concilier ce qui paraît inconciliable, par quel renversement sémantique, logique, esthétique, métaphysique, ces contraires se peuvent-ils accorder, cette assertion liminaire admise dorénavant et une fois pour toutes : l’Abyssin n’a pas trahi Rimbaud, partant, il n’a pas trompé ses « adorateurs », ce que leur déception, frustration, ou mépris laisseraient entendre. A. Borer montre avec la belle obstination de celui qui connaît son sujet sur le bout des textes – ici, en particulier cette « Correspondance africaine » – que la question rimbaldienne pure, liée à l’entreprise poétique, n’est pas celle, illusoire, d’une cassure dans sa vie, mais de la permanence du renoncement, de la répétition de l’abandon, de la passion de l’échec. Magistrale formulation, ô combien aboutie dans sa négativité, laquelle, par mouvement dialectique, fait la liberté se dépasser elle-même et accomplir toute sa signification : la « liberté libre », expression difficile au profane qui se demande s’il se peut qu’une liberté soit contrainte. Alain Borer saisit – est saisi par ? –  la dimension absolue de cette liberté — une question pure — comme on le dit d’une solution al-« chimiquement pure ». Inaltérée, inaltérable, par essence, par quintessence. Quelle liberté celle de l’ennui profond, répété à longueur de lettres ? quelle liberté pour une vie atroce – mot dont l’auteur signale à juste titre qu’il est l’un des plus usités, tous textes confondus, chez Rimbaud, (en effet, maintenant que vous le savez, vous le rencontrez toujours) ? quelle liberté dans la misère, la soif, la souffrance obligées ? quelle liberté pour qui se sent toujours en état de légitime offense (quelle trouvaille !) ? Aucune, si l’on se réfère aux catégories binaires du sens commun pour lequel la liberté serait de ne choisir ni subir aucune contrainte, ou ne pas poursuivre les situations favorisant les obligations. Mais, je m’autorise un pas de côté, souhaitant rendre accessible par une autre voie, l’expression « liberté libre ». Rimbaud lui-même le suggère puisqu’à plusieurs reprises, il se dit « condamné » … à errer, à vivre, à suivre les pistes, etc. Condamné, c’est le terme par lequel Sartre dira bien plus tard – et sans le moindre rapport avec notre propos mais pouvant l’éclairer, c’est la vertu de l’abstraction philosophique – que nous ne pouvons échapper à notre liberté, que nous sommes libres à la mesure de notre existence tout entière et non par exception ou par moment – un mot, existence, dont l’écho est puissant chez lui, on ne peut reprendre tout son raisonnement ici. Nous sommes condamnés à être libres dit-il : affirmation qui brise, une fois pour toutes, la conviction du sens commun qui conditionne ou indexe la liberté à tel ou tel degré de contrainte ou d’obligation, et plus encore au succès de l’action. Ce que Sartre dément vigoureusement. La liberté est toujours absolue ou plutôt entière, entièrement libre donc, et l’échec en fait intégralement partie, il ne l’annule ni ne l’anéantit mais la confirme et conforte. La refuser – se comporter ou se dire non-libre ou moins libre — est encore une manifestation de liberté. Seul un être libre peut décider de, ou vouloir se contraindre ou s’obliger. Et choisir de ne pas choisir, vouloir ne pas vouloir, est signe patent de liberté.

Si pour beaucoup, Rimbaud a joué de malchance — par une faculté quelque peu maudite de retrouver toujours les mêmes situations impossibles, comme si ses échecs l’attendaient inexorablement, autre façon de nommer la fatalité, le non-choix — la récusation est à portée de raisonnement, à condition de ne pas tomber dans le simplisme opposé que serait un stoïcisme béat. Dans L’homme révoltéLa Poésie révoltée – Camus emploie les mots de « consentement » et de « contradiction » dans le même passage, non en les opposant, mais pour faire comprendre ce mystère dans la banalité que nous disent « les lettres du Harar » (dont nous comprenons qu’il vient de les lire). La « liberté libre » de Rimbaud serait-elle de n’avoir pas fui cette commune mesure qui coïncide involontairement avec la grandeur. Quelque chose comme un mysticisme sans Dieu, Sisyphe qui remet toujours la pierre au sommet, l’ayant fait rouler jusqu’à l’abîme, Sisyphe qui redescend d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin, mais son destin lui appartient ; il a compris qu’il est maître de son destin parce qu’il n’y a, ni pour lui ni pour personne, de destinée supérieure ; à cet instant subtil, il sait.

 

Anne Berger, dans l’article cité plus haut, concluait : « C'est un livre libre, quoique scrupuleux, qui ne s'embarrasse ni de procédures, ni de la pesante bureaucratie critique. C'est donc un livre qui court des risques. (…) C'est le livre d'un érudit, d'un initié à l'expérience et au rêve de l'écriture. » J’ajoute : dont l’énorme et précieuse rimbaldothèque fait oxymore à la minceur de l’œuvre à laquelle elle est consacrée. Mais il voyagea léger en livres celui dont Le rêve de rejoindre l’homme-qui-fuit ne se soutient que d’un questionnement tenace de sa poésie.

 

Deux pépites dans les notes, lesquelles, comme toujours dans les livres d’Alain Borer constituent un recueil de savoirs à elles seules, les ignorer est une faute majeure.

         - La note 1, du chapitre 1, (p 341) - intégralement : « Il faut au livre des voiles, et une cale. Ici (i.e avec cette note 1) commence la cale, un deuxième voyage, souterrain, labyrinthique, discontinu, mais pas moins infini que la promesse des voiles, avec ses renvois à d’autres directions. Éléments hétérogènes, bouts de ficelle et cailloux du chemin s’agglomèrent au livre comme à sa coque : notules flottantes qui rêvent, dit Mallarmé dans Divagations. « l’hymne (…) des relations entre tout. » Les notes forment un défi au lecteur, ce passager clandestin. Comment surmonter l’interruption fréquente, les troubles de la sollicitation, tous ces appels ? Un voyage peut se décrire comme une succession d’interruptions. Voyager, c’est s’interrompre mille fois : arriver une seule. Il est probable que notre manière de lire ne diffère en rien de celle de voyager. Une solution est de lire deux fois, l’une en mettant les voiles, l’autre à fond de cale. »

- Apparition (sans développement) du nom de Pétrus Borel – p 357 – note 22. Mon commentaire : Mort en 1859, en Algérie où il arrive en 1845 – il n’a pas pu lire Rimbaud, mais qu’en est-il de l’inverse ? Je laisse à la sagacité du passant-lecteur ces quelques vers de l’Aventurier (in Rhapsodies) : « Ce désert étouffant est donc infranchissable ? » (…) « Harassé, (Rimbaud se dit harassé, au Harar, mot qui contient deux fois ses initiales, il parle aussi d’Aller-Retour - A-R - exténuants) je m’assieds, mourant solitaire » (…) « Au réveil trop cruel d’un trop court songe d’or » (…) « Je voulais l’opulence, et j’embrasse la mort ».

Et pour finir :

         Plus de cent trente noms d’écrivains, penseurs, poètes, philosophes, essayistes … apparaissent, souvent à plusieurs reprises. Dans cette liste ès qualités, je n’ai pas compté Dieu – 23 fois ; ni Jésus et Bouddha – 3 fois seulement chacun ; les Beatles et Caïn – une fois ; même tarif pour Folcoche ; ni les nombreux biographes qui ne seraient pas « classés » parmi les premiers ; ni les peintres – une bonne douzaine ; si l’on ajoute les noms de ceux que Rimbaud a rencontrés « pour de vrai » – employeurs, politiques, gouvernants de tous poils, amis, savants et autres –, les personnages des œuvres et mythologies classiques, modernes et contemporaines – il y a dans ces trente-deux dizaines de pages – compte non tenu des notes en tout petits caractères, dont certaines font plusieurs pages et l’ensemble 60, et compte non tenu également, des innombrables toponymes, d’une précision inouïe, on a une idée de l’autre épaisseur de ce livre, celle qui ne pèse pas dans la main mais accompagne un lecteur dorénavant voyageur et caravanier devenu, et chamelier et négociant lui aussi, tant A. Borer maîtrise l’art de la perspective, celle des trois dimensions tant cérébrales que sentimentales, du sujet, de l’auteur et du lecteur, qui s’incarnent là, au plus haut niveau.

         Deux dernières libres remarques :

- dans les premières pages, je lis : « Ce que je vois, Rimbaud l’a vu ». Ce fut, la première fois et pour toujours, ce que je dis, puis écrivis, quand je vins et quand je vis, comme Empédocle, 2 500 ans plus tôt, le sol et les ciels d’Agrigento, Sicile, et ses temples grecs. Et chaque fois.

- j’ai cinquante kilomètres pour répondre, soliloqua l’auteur à une sollicitation sans urgence ; à quoi fera écho, trois cents pages plus loin : Tu as parlé dix kilomètres, (de bobines de film, qui a lu ou lira, comprend). Alors, on se prend à rêver à l’invention géniale d’un poète qui mesurerait la longueur de ses mots déroulés en équivalent de tours de roue de bicyclette … Aujourd’hui les paroles se mesurent en longueur. Dix kilomètres de mots. Quelques mots en dix mille kilomètres. Peut-être faudrait-il autant de mots que Rimbaud a parcouru de lieues ( et de lieux ?) pour le rejoindre et pour se taire.​​​​​​​

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