« Dans un azur délicieux brille le clocher au toit de métal … »
Rapportée par Heidegger 1 cette parole de Hölderlin me saisit alors que je reçois – par la grâce de la confusion affectueuse de l’espace et du temps, du lointain et du proche – une photographie prise sur le vif d’une splendeur architecturale contemporaine.
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Walt Disney Concert Hall, Los Angeles
Que ces toits soient clochers c’est l’évidence, virgules d’acier tendues au ciel, flèches horizontales aux lames tranchantes et infinies – qui ne veut pas tant dire qu’elles sont reproductibles ad infinitum comme la Colonne de Brancusi dont Frank Gehry tenait une photographie dans son atelier, mais qu’elles sont sans limite, vers l’infini – ; clochers d’un vaisseau, d’une nef baroque selon une grammaire des courbes, des cambrures et des galbes qui enveloppent la rationalité fondamentalement indispensable de l’ensemble. Ainsi la musique de Bach, où le contrepoint construit des lignes mélodiques différentes et indépendantes d’où résulte un équilibre général parfait, polyphonie n’est pas cacophonie mais harmonie. Tant l’oreille mélomane que l’œil spectateur la perçoivent dans toute œuvre de génie, tant la réflexion y trouve matière à penser. Ricercare, est le mot italien usité au 16ème siècle par les musiciens, pour signifier à la fois cette recherche dans la répétition des figures, des contenants – à quoi tout créateur se trouve confronté, il (se) répète cherchant des formes. Ce n’est pas un paradoxe, encore moins une coquetterie, mais une tension permanente. Écoutons les Variations Goldberg.
Il n’est donc pas indifférent que le bâtiment – le bâtir dit Heidegger pour le distinguer de l’habiter – que Frank Gehry élève autant qu’il l’enracine au ciel soit une salle de concert 2 non seulement gigantesque par ses dimensions, mais remarquable en ses entrailles – terme dont j’aperçois, la main l’écrivant sponte sua mais peut-être pas tant que cela, qu’il pourrait faire un mot-valise acceptable par imbrication (in)congrue d’entrée et de vitrail – lesquelles entrailles, donc, abritent un orgue fabriqué tout exprès. Audace, hardiesse, rupture, priorités conjointes du musical et de l’esthétique, ses conception et réalisation ont nécessité quatre ans 3. Formes et matières de facture totalement inédite :
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Oserons-nous écrire que nous en avons le souffle coupé ?
Le titane enveloppe tout à l'extérieur, l’habille d’un geste ample et simple, – celui d’un chef d’orchestre qui maîtrise l'ensemble et le détail et peut s’en libérer ? – mais ne dit pas autant qu’on a pu l’écrire qu’il s’apparente au Bernin, plutôt à un Issey Miyake qui aurait lissé tous les plis de ses tenues pour n’en garder que les voilures, les envolées, la souplesse, contenues dans des lignes géométriquement indiscutables. Mais quand c’est lui qui parle, il faut croire Frank Gehry lorsqu’il nomme ceux qui l’ont influencé et de qui il se réclame. A commencer, étonnamment pour nous, par Giorgio Morandi 4, peintre italien qui a fréquenté en son temps les futuristes – dont Marinetti, leur chef de file – et paraît, tout d’abord, aux antipodes de l’architecte californien. Ses Nature morte ressortissent plus à des Vanités contemporaines qu’à un vaisseau de métal gigantesque immobilier. Il n’est pas indifférent que sa Natura morta de 1944, voisine avec la Mélancolie d’un après-midi, (1913) de Chirico dont il avait fait la connaissance (ainsi que de Carra) en 1919, dans la récemment achevée exposition du Louvre, « Les Choses ». Pour la seconde, c’est évidemment le terme Métaphysique qu’il faut retenir : si celui-ci signifie bien « au-delà (méta) de la nature » (physis, qui englobe tout réel environnant en grec), le geste esthétique, qu’il soit peint, bâti ou écrit, est, par essence, méta/physique : les apparences y sont toujours prises pour ce qu’elles ne sont pas, en raison de ce geste même. Qu’elles soient objets – Morandi – ou bâties – Gehry – les réalités que Platon appelait à juste titre sensibles, et Husserl phénoménologiques, sont d’abord des surfaces ou des volumes, ou les deux, occupant un espace, elles sont faibles en être. Leur similitude – par la curvité qui attrape la lumière et la modifie, les teintes, gris, blancs et bruns ; leur simplesse apparente masquant une complexité technique redoutable ; la géométrisation, juxtaposition et l'enchâssement des formes, la composition – ont plus que des points communs. Gehry revendique de s’en être imprégné 5.
Avons-nous quitté les rivages d’Hölderlin ? Pourrions-nous – comme le fait Heidegger – reprendre à notre compte une autre de ses paroles, « … L’homme habite en poète … » ? Nous ne suivrons pas le développement du philosophe, mais retiendrons cependant quelques fragments ou intuitions parce qu’ils rencontrent, sans la fonder pour autant, une spécificité du bâti de Gehry. Heidegger reconnaît volontiers qu’il a détaché deux vers avec des ciseaux cruels, et concède qu’il faut les rétablir dans le poème tout entier. A défaut de l’accompagner dans ce travail pointilleux, nous prélèverons ce qui nous paraît, au moins dans l’expression et dans l’intention, correspondre à la dimension métaphysique, au sens où nous insistons pour contenir ce terme, de l’œuvre bâtie de Gehry ou précisément du Walt Disney Concert Hall 6 de Los Angeles. Car bâtir, ne signifie pas seulement élever des édifices, construire ce qui ne pourrait l’être sans l’homme, mais dépasse et surpasse ce qui, déjà, relève de ses mérites et capacités propres, car bâtir pour « habiter » ne suffit pas, y compris en passant, et même surtout en y passant. Autrement dit, des lieux recherchés pour d’autres « mérites » que la stricte utilité (ici, une salle de concert) sont d’un ordre et d’une mesure autres, par lesquels l’homme « s’arrache » à sa condition première, ce que veut dire « en poète » : celui qui mesure le monde qu’il habite non pas fermant les mains ou serrant les poings sur une règle ou une toise, mais les ouvrant au ciel, et nous dirons de préférence, à l’infini, aussi pour nous sentir plus près de la lumière qui glisse sur les courbes et se brise contre les angles.
Délibérément, je me suis refusé à faire une « présentation » des réalisations de l’un des architectes les plus fameux du siècle passé et présent, dont on connaît parfois les œuvres plus que le nom (Cf. Le Musée Guggenheim de Bilbao, ou la Fondation Vuitton) ; mais je ne résiste pas à reproduire la Maison dansante de Prague– et m’en excuse auprès des connaisseurs –
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tant elle semble aux antipodes du Concert Hall, or ce n'est pas le cas. Et ajouter, mezza voce, que cette danse, ou plutôt cette danseuse7 qui semble prise par la taille, ne m’est pas apparue de suite, nonobstant l’évidence du mouvement, voire de la torsion. J’y voyais, formulation stupide et inepte car il ne s’agit pas de cela ! un écrasement.
1) in Essais et conférences ; 2) qui héberge et reçoit l’Orchestre Philarmonique de Los Angeles dans un auditorium de 2 265 places ; 3) les description et inventaire quantitatifs de ce chef d’œuvre sont proprement vertigineux ; 4) 1890-1964 ; 5) on a beaucoup cité, à juste titre aussi, la sculpture d’Henri Laurens, La Guitare (1914) ; 6) Ainsi nommé en raison de son financement par la famille Disney. 7) cette appellation est celle des Pragois, pas de Gehry.
- Merci infiniment à mon expéditeur délicat -