inactualités et acribies

« Pied de façon à la main comparable »

29 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

Dédicace.

Son prénom est en or et ses cheveux d’argent. Le sourire bleu et le regard doux et franc. Mais n’en disons pas plus, elle ne saurait l’entendre sans s’en défendre, et donnons un invisible visage – elle se reconnaîtra – à un mot dégradé par sa réduction indue aux choses matérielles – la générosité.

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Les dieux me sont témoins, avec eux tous les diablotins et les esprits malins, que je ne suis pas facile à convaincre — le surusage des textes philosophiques doit en être la cause — mais qu’on peut m’atteindre usant de gentillesse, et non de « bienveillance » qui est une faiblesse en cela qu’elle admet le bien-fondé de toute chose avant son analyse ; la gentillesse, mot finement désuet et injustement réservé aux petits enfants, à l’inverse du qualificatif, gentil, qui caracole à toute fin inutile et dérisoire, préférentiellement à l’indulgence qui sent le vieux bois ranci des confessionnaux impudiques. Certains, ou la plupart, ne pratiquant l’acribie ni en parole ni en action mais par omission, ce dont ils devraient faire pénitence, confondent ces trois mots – générosité, gentillesse, indulgence – considérant pour l’ensemble un facteur commun de signification, ce qui est une paresse linguistique et philosophique blâmable. Pour ne rien dire de la tolérance qu’on vous met sous le nez pour mieux vous bâillonner, exposant au monde et à ce moment précis, l’illustration de ce dont on vous accuse. Résumons pour clore ce petit cercle étréci des mots qui font autorité par effet de passe-passe dans les passes d’armes et les passe-plats : par passe-droit des pénuries sémantiques et autres passe-partout, et cela, sans la moindre démonstration, vous devenez ce que l’autre vous dit que vous êtes, vous laissant tout pantois sur le pavé.

Certains mots, au magasin de leur usage, sont rivelins devenus, d’un nom que les marchands de chaussures donnaient aux souliers qui, s’étant détériorés à force d’exposition et/ou de mévente, étaient cédés à prix sacrifié, (des) souliers passés à l’état de vestiges en quelque sorte, ainsi parle Pétrus Borel, notre maître ès chausse-pieds*, un de ceux qui fixe(nt) de clous gouailleurs sur la semelle L’envie d’en découdre parfois** ou de prendre ses jambes à son cou. Pour aller où ?

 

Revenons à notre point de départ. L’itinéraire est tortueux, il présente des anfractuosités telles qu’il faut bien regarder où l’on met les pieds, les avoir bien chaussés, éviter de prendre une surquette, qui est une manière de faire jaillir de l’eau dans ses chaussures en marchant sur la terre détrempée, car disons-le tout net, si seules les pensées qui (nous) viennent en marchant ont de la valeur *** encore faut-il penser. Il n’est pas indifférent, n’est-ce pas, que l’on parle d’un raisonnement bien conduit ou mené selon une démarche ordonnée : il ne faut pas chausser de vieilles grolles juste rappointées de semelles neuves — qu’on appelle carrelures — elles ne suffiront pas à raccommoder le tout, des souliers lézardés, craquelés, s’éventrant, percés de toutes parts**** ne font pas avancer et vous blessent les pieds et parfois vous les brisent.

Si la ligne droite était le plus court chemin, comme on le croit souvent, nos piles et étagères de livres tiendraient dans une boîte à chaussures. Quelques formulations bien ramassées pourvoiraient à tout, qu’on saisirait à l’occasion et sans risque de renverser l’ordre du monde, ramené à la seule mesure de ses arpions. Pied gentillet, pied voulté, sec et net (…) Pied delicat, pied sensitif, pied tendre (…) Pied compassé de long et de travers (…) Pied mesuré, pied reiglé en son pas, Pied qui suyt l’autre en ordre et par compas. *****. On serait tous bienveillants, indulgents et tolérants et même accommodants. On marcherait droit et prendrait tout au pied de la lettre. Quel ennui ! Ni grandeur ni souffle, philosophie ni poésie ; ni folie douce qui est générosité du corps et de l’âme : chausser de rouge un pied, chausser l’autre de noir, répandre la bienfaisance et la gracieuseté. Avoir un prénom d’or et des cheveux d’argent.

Clef de toutes les autres vertus ****** la générosité est pour Descartes une humilité vertueuse frontalement opposée à la vicieuse (…) qui consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si l’on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après. Tout est dit là qu’il fallait citer in extenso, pour comprendre que la générosité véritable est déliée, libérée, détachée, légère comme une danse, elle avance à pas de velours, à l’inverse de qui marche d’un pas lourd et pesant, attaché à soi-même, entraîné vers le bas, toujours dans la mésestime de soi, des autres et du monde. Spinoza le dit en deux mots : les « passions tristes ».

Il fallait quelque malignité — à moins que ce ne fût une gageure tue — pour jouer le gniaffe, le corbeau ou le cuac, autrement nommés le cordonnier ou savetier, et formuler un remerciement tout autant personnel que non conventionnel, décalé mais cependant direct, personnel sans être privé, non-conformiste, inédit … et avoir pris grand plaisir à emprunter des chemins vagabonds, cousant, décousant, recousant et filant la métaphore sabotière, dans laquelle je ne puis insérer valablement le moindre ribouis, sauf à avouer ignorer jusqu’à l’écrire, qu’il existât. Car je crois pouvoir assurer que si j'avais lu ribouis chez Pétrus Borel, je ne l’aurais pas oublié !

 

*la métaphore – comme l’objet – n’étant plus guère employée, il va de soi que nous parlons ici sous les deux espèces, pour le dire en vocabulaire liturgique. ** ces irréprochables clous gouailleurs sont ceux de Mallarmé (Le Savetier). *** Nietzsche, in Le Crépuscule des idoles. **** Pétrus Borel, encore. ***** François Sagon (fin XVème – milieu XVIème siècle). ****** les italiques à venir de Descartes sont extraites du Traité Les Passions de l’âme.

Photographie personnelle. 

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