Portraits de mémoire courte.
Jamais Abel ne déchaussait ses lunettes en or rond. Un après-midi commun, il se posa dans le fauteuil-crapaud de velours qui l’enveloppait pleinement et s’endormit. Comme il se doit, nos parents dirent à tout le voisinage qu’il était parti pour un long voyage. Moi, j’attends toujours son retour.
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Au Marché :
- Vous voulez goûter ? mou, tendre, moelleux ?
… euh … euh … le touriste-passant-par-là accepte sans entrain le petit morceau, faisant la lippe et l’important tel un dégustateur de caviar d’Aquitaine, prend son temps, tourne et retourne en bouche, lève les yeux au ciel, incline la tête, réfléchit, réfléchit beaucoup, réfléchit encore et cela pour chaque morceau, cherche ses mots, fait tomber le verdict après 3 minutes de silence profond et de consternation pour la fromagère et les fidèles clients qui patientent en file :
- Fort et sec.
La fromagère obéit, emmaillotant dans un papier blanc, aussi précieusement qu’un antiquaire un bijou ancien, un lingot de fromage de chèvre si vieux, si vieux qu’on aurait dit un morceau de bûche recuit ; le lui cède pour un prix inférieur, sans même qu’il le demande.
Le touriste-passant-par-là jura, mais bien plus tard, une fois croquée la première bouchée dont il ne soupçonnait pas à quel point il s’en souviendrait, qu’il fera confiance désormais à celle qui connaît mieux les fromages et ses chèvres que les arrondissements de Paris.
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Mademoiselle Boudin tenait salon de coiffure dans la rue principale. Depuis le temps, plus personne ne s’offusquait de cet oxymore commerçant désastreux mais authentique. Il faut dire qu’en la ville – petite, vieillotte, même avant qu’on se le dise – les rumeurs couraient bon train à propos des supposées activités annexes de Mademoiselle Boudin, dont ma mémoire insuffisante me souffle à demi-mot qu’elle se prénommait Denise. Peut-être bien. Denise, appelons-là ainsi, était grande, se tenait très droite dans son maquillage bleu sans défaut et ses hauts talons, surplombée de son chignon banane d’un blond vraiment très blond. Les petites vieilles – qui l’aimaient bien quand même, car Denise Boudin était d’une amabilité irrésistible – la venaient consulter pour déjaunir leurs cheveux fatigués. Ils ressortaient violets.
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Odette Mottin – voilà que je ne me souviens plus s’il y avait un ou deux « t », nous alternerons – passait pour l’archétype de la « vieille fille », y compris pour ses élèves qui ne pouvaient saisir tout ce que l’expression retient de péjoratif, défavorable, voire malsain, même si nous étions plutôt bien placées au pensionnat des bonnes sœurs pour en juger. Mademoiselle Motin, professeur de mathématiques vérolée à tout jamais par les vestiges d’une acné depuis longtemps passée d’âge, arrivait en 2 CV bleue et cahotante juste à point, sous ses cheveux noirs, courts, semi-mis-en-plissés de la semaine dernière sans même que le shampoing y ait refait visite. Un jour, la consternation nous saisit d’apprendre que Mademoiselle Mottin s’était mariée. Ce qui ne la changea ni d’un cheveu ni d’un epsilon, nous ne retînmes pas son nouveau nom. Mais pourquoi ? et par quelles inconnues et mauvaises pensées insinuées en nous, avec elles des commentaires qu’il fallait s’empresser de déplacer, tant ils seraient passés pour impudents au grand jour.
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Il est de ceux qui – pieds nus dans des chaussures d’été même en hiver, parce qu’il ne possède ni chaussures d’hiver ni chaussettes même pour les chaussures d’été – ne vous importunent ni ne vous retiennent, sinon par son grand sourire triste, et bientôt par ses quelques mots enrobés dans une voix calme. C’est lui qui vous réconforte quand – sans aucune malignité ni la moindre tromperie – vous devez avouer que vous n’avez monnaie ni piécette, les cartes de crédit – qui ne sont bleues ni pour leurs détenteurs ni surtout pour ceux qui n’en ont pas et fonctionnent désormais au premier euro – ont aussi gelé ce choix du don auquel nous pouvons consentir ou pas. Il est de ceux qui vous disent avec délicatesse que ce n’est pas grave – mais pourtant, si, c’est grave ! – et vous souhaitent une bonne journée, agrandissant son sourire jusqu’à ses yeux. L’autre jour, j’avais pensé me prémunir du nécessaire pour qu’il aille chercher quelques cafés et accompagnements – il ne boit jamais ni vin ni alcool d’aucune sorte ; avec précaution il me demande mon prénom. Le sien, « Saïd », me dit-il fièrement, signifie « qui porte chance ».
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Au bureau juché sur une estrade, elle siégeait, tournant les pages d’un magazine de travaux d’aiguilles, d’un geste sec et définitif, juste après nous avoir transmis les consignes du jour – je n’ose pas écrire du cours : confectionner un mouchoir ourlé à petits points, pour la couture ; dessiner le vase présenté sur une table, pour le dessin. Silence monastique dans lequel nous guettions le moment où, immanquablement, sa tête allait fléchir, ses yeux se fermer, ses mains se relâcher. La narcolepsie durait quelques secondes, ce qui devait lui laisser croire que nous n’avions rien remarqué, mais se reproduisait à intervalles réguliers. Personne, jamais, ne formula officiellement la moindre remarque, cela pendant des années.
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