病 茶 朵 风 疯 鸡 讲
Relire la très belle histoire de la découverte de l’origine de l’écriture chinoise, et pour proche qu’elle soit, en la dernière année de notre dix-neuvième siècle, elle ressemble déjà à une légende.
Il était une fois, en 1899, un lettré fort malade auquel furent prescrites plusieurs médications de la pharmacopée traditionnelle. Mais « l’os de dragon », os fossile habituellement réduit en poudre, fut amené de suite chez le malade avant son passage dans le mortier, car le mandarin Wang Yirong y avait découvert des signes gravés très intrigants.
L’os de dragon pulvérulent, de saveur douce et piquante, de nature froide, actif à la fois sur le cœur, le foie, les reins, est astringent. Il calme les insomnies, voire les épilepsies, vertiges, palpitations et sueurs nocturnes. Efficace contre la diarrhée, la spermatorrhée, la leucorrhée, une trentaine de grammes suffit, si on l’associe au Mu Li ou coquille d’huître, au Chai Hu ou racine de blupeurem de la famille des ombellifères, et au Huang Qin, autre racine, de labiée cette fois. Mais le malade avait encore assez de santé pour pressentir sa chance exceptionnelle. Sur le champ, il renvoya son serviteur acheter tout le stock du pharmacien.
Voilà donc un peu plus d’un siècle que l’on repéra les signes les plus anciens de l’écriture chinoise, ces mythiques caractères à l’hermétisme sévère et l’approche rétive à toute forme d’intuition. Victor Segalen en dit qu’ils « dédaignent de parler ». Or, c’est entre le VIIème et le IIIème siècle avant notre ère que l’écriture chinoise va, en se linéarisant au détriment des éléments figuratifs, unifier l’empire, au moins sous ce rapport. Les idéogrammes devant lesquels nous sommes si dépourvus, en sont directement issus depuis cette époque.
L’écriture chinoise frappe par sa régularité, son équilibre, son installation dans l’espace, les traits assurant une suspension invisible, un ordre fait de lignes droites, mais aussi de courbes, de pleins et de déliés. Avant tout on voit un geste léger, aérien, juste, un concentré d’application, d’attention, de précision, de mesure. Chaque caractère doit tenir dans un carré ; aussi, une ligne d’écriture, bien qu’elle ne les laisse pas visibles, est perçue comme juxtaposition de petites cages ; une page devient un grand cloisonné dont les logements, les cases, les carreaux, font autant de tessères noires et blanches, où mouvement et immobilité apparaissent tour à tour selon que l’on fixe son regard sur les traits, ou le vide entre les traits. Ainsi me revient, inoubliable, l’image du grillagé de bambous qu’un ouvrier-funambule ajustait au mur de verre d’un immeuble de Hong-Kong. Une géométrie impeccable, rendue possible par la seule thaumaturgie de ce danseur aux gestes souples et intuitifs, à l’imagination calculatrice, à l’exactitude inspirée.
Chaque petit pavé de la mosaïque scripturale contient comme un dessin où se retrouvent l’exigence du mot et sa précision nécessaire d’une part, la perception du signe, son graphisme élégant et subtil de l’autre. L’écriture idéographique acquiert pour le profane, le barbare, celui qui ne pratique pas le chinois, une valeur esthétique qu’elle n’a probablement pas en réalité, et une dimension métaphysique, qu’en revanche, elle a peut-être.
En chinois, les noms correspondent aux choses qu’ils désignent : le caractère qui signifie « homme » est, dans sa simplification actuelle, la représentation d’un homme légèrement courbé -tel le paysan dans une rizière. Bien formé, bien écrit dirait-on, le mot éveille la pensée qui lui correspond. Ainsi, un champ cultivé, mais aussi un marché, sont représentés par le même caractère où se croisent à angle droit deux lignes dessinant un damier, mieux, des parcelles ; et le caractère « pluie », où l’on peut lire le trait du haut comme le plafond du ciel, le couvercle qui emboîte l’espace et enferme quatre points, quatre gouttes d’eau, soutenues dans cette équivalence par un trait vertical, qui le traverse énergiquement.
La langue écrite chinoise autorise une utilisation symbolique et ornemaniste que ne permettent pas les langues européennes. Devenus de véritables motifs décoratifs, on retrouve certains caractères partout, sur les porcelaines, les tissus brodés, les tapis. Bonheur, longévité, richesse sont de ceux-là. Marques d’un exceptionnel immobilisme, d’un sentiment d’immortalité étrange, calme, paisible, tels les canneliers qui restant toujours verts, en font l’illustration naturelle.
L’égo-grégarité est la nouvelle humanité
En 1704, à Londres, un Français émigré faisait vendre à la criée un petit texte qui, d’ajouts en ajouts et de réimpression en réimpression traversa un quart de siècle à peu près sans ambages. Mais en 1729, La Fable des Abeilles est l’occasion d’un scandale. Bernard de Mandeville, son auteur, est conspué par tous, accusé de libertinage. Son livre est brûlé. Son nom transformé en Man Devil, l’homme du diable. C’est dans les dernières pages de l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché*, que nous rencontrons furtivement cet homme dont l’idée incroyablement simple et provocante donnerait la clé pour comprendre et analyser la fécondité de l’économie libérale autrement appelée économie marchande : “les vices privés font le bien public”. Ce Marché est-il divin comme l’était le Marquis, sulfureux, dominateur, pervers et sadique ? on ne rencontre aucun de ces termes à consonance morale dans les quatre cents pages de cet essai passionnant, précis, cultivé, référencé, foisonnant. D’où l’on sort plus intelligent et plus savant qu’en entrant. Ce qui est l’une de mes définitions du bonheur.
L’embêtant, avec ce genre d’ouvrage, c’est d’en parler ni trop ni trop peu. Il serait inélégant d’oublier quelque chose, inconfortable de se perdre dans certains méandres, inutile de tout dire. Il va falloir tailler dans la quarantaine de pages de notes manuscrites que j’ai prises, dans la ferveur. Non que j’aie acquiescé à tout, mais j’aime l’exigence du rappel des grands auteurs, des étymologies, le croisement des idées et des raisonnements, la précision du vocabulaire et des connaissances. Et là, je dois dire que je fus servie. Je vais tenter de ne pas desservir.
Dès l’Introduction, l’essentielle question de la liberté est posée. S’appellerait-elle libéralisme, serait-elle revêtue des oripeaux de la libération à l’égard des vieilles lunes de la société d’antan, la liberté d’aujourd’hui est arnaque, tromperie, illusion qui fait passer d’une oppression à une autre, d’une religion à une autre. Le Marché est un nouveau dieu, une nouvelle religiosité, pas seulement adoration et pratiques privées, mais ensemble de comportements qui tissent les liens qui nous enserrent dans les douces et invisibles trames du consensus et de la séduction grégaires. Le vocabulaire de Dany-Robert Dufour est celui du massacre. Nos contemporains sont “bruyants, incultes, barbares, libérés de toutes règles, désinhibés, postnévrotiques”… et il va le montrer. Tombés des bras de l’ancien monde dans ceux du Marché comme d’une déesse consolatrice et cajolante, l’homme du XXIème siècle, aussi mal hédoniste qu’il se peut dans l’illusion d’être son propre maître, est affreusement triste, mélancolique et désenchanté.
Pourtant il a l’individualisme triomphant et l’égoïsme schizophrène : être soi-même sa seule mesure ET demeurer dans des célébrations nécessairement grégaires. Qui commencent dans la famille, décomposée, “recomposée”, mais éclatée par l’arrivée du “3ème parent”, le “meilleur ami de la famille”, la télévision. Première expérience qu’on peut être “ensemble” sans pour autant être “unis”. La télévision est le divertissement pascalien par excellence, un leurre, un simulacre, c’est toute la construction du sujet autonome qui est touchée. Deux fois. Une première fois parce qu’il y a bien servitude volontaire à l’objet culturel massivement produit, une seconde, parce que la proposition n’y est ni culturelle, ni spirituelle, ni esthétique… mais consumériste. C’est une première approche de ce que l’économie libérale et libidinale, c’est-à-dire conquérante, hédoniste, voire érotisée, peut produire dans le rapport à soi.
De l’impératif catégorique kantien à l’usage de l’autre jusqu’à l’usure.
Ces pages sont certainement les plus délicates, les plus denses. Passionnantes. Elles traitent longuement de l’autre et des autres, dans les relations de parentalité et de filiation, devenues possiblement mercantiles, “le grand marché” diabolique touche les enfants et les prospectives de l’auteur sont effrayantes, et imposent de rappeler l’impératif kantien, ne jamais, jamais traiter l’être humain comme un moyen pour quelque fin que ce soit. Dany-Robert Dufour explique que nous avons renoncé à abandonner la satisfaction d’une partie de nos désirs, et que cela est aujourd’hui toléré, accepté, mais aussi encouragé. Il reviendra sur cette idée forte qu’il développera, et montrera comment, de Freud à Mandeville, c’est la thèse de l’homme de Londres qui l’emporte aujourd’hui.
Au-delà de toutes les idoles, le Marché est l’idolâtrerie suprême. Pour être dans le religieux, il faut des croyances en des forces dominantes mais invisibles. De l’adoration. Tout ce dont l’homme est capable par néoténie originelle, incomplétude native, immaturité essentielle, mal fini, il (se) tend vers l’infini. Il s’est donné le Marché pour maître. Dany-Robert Dufour analyse longuement le rôle d’Adam Smith dans cette nouvelle théologie. Smith contre Kant. La fameuse “main invisible” de l’un qui transforme “les intérêts de chacun en richesse pour tous”, contre l’obligation du respect de la personne de l’autre. Une téléologie aveugle et un nouvel impératif du “laisser-faire”, qui sera notre nouvel esclavage.
Et la sémantique (nous) donne toujours des leçons !
Sur le glissement courant aujourd’hui de gouvernement à gouvernance, Dany-Robert Dufour donne une belle occasion de réfléchir. Ou comment on a aplati jusqu’à les rendre indolores les nouvelles injonctions, les nouveaux commandements. La “tyrannie sans tyran” chère à Hannah Arendt. La gouvernance n’est que l’autre mot du désengagement du droit, international notamment, et des pouvoirs publics, pour être mieux soumis aux lois sauvages des intérêts particuliers ou privés de milliers d’actionnaires.
La question de l’Éducation, du savoir et de l’enseignement va, hélas, illustrer la même thèse. L’“adhérence à soi” et autres fariboles sont devenues le moyen d’abandonner la vocation verticale de l’école, pourtant le seul lieu où la pensée critique (au sens kantien des Lumières) comme possibilité peut se constituer. Il y aura, plus loin, de très beaux développements sur le rôle protecteur et constructeur de l’éducation pour faire échec aux pulsions et résister à l’égo-grégarisme, et son point de chute “naturel”, le Divin Marché ! divinement providentiel ! et l’éloge de la scholé comme défaite de ce qui pâtit en nous, ce qui nous rend passifs (pathos, passio).
Il faudrait pouvoir reprendre les drolatiques descriptions de la novlinguistique, qui l’emporte toujours sur des victimes ne disposant plus d’aucun système sémantique, grammatical ni logique de défense, et tombent dans tous les pièges de la séduction du Marché. Et reprendre aussi par le menu l’éblouissante démonstration de la plus-value des négociations sur la loi. Et la très fine analyse de la logique du droit à la concurrence “protégé” par la défense des intérêts comme principe de satisfaction pour le consommateur lui-même, complice sans le savoir des pratiques corruptives inhérentes au système mercantile libéral.
Les pages sur l’art, avant celles sur le psychisme, permettent à Dufour de conforter sa thèse : elles sont très convaincantes elles aussi. Tout commence avec Duchamp. Il eût juste fallu que Duchamp ne récidive pas…. aujourd’hui il est de bon ton de déranger, hélas! l’art n’est plus que négation par principe, anti-art par principe, éloge de la liberté absolue sans aucune prise sur ses pulsions, où la spontanéité sans maître ni maîtrise est le dernier mot. Exit le sublime, ce qui porte “au-dessus”, au profit de l’innovation ou de l’“imprévu”, valeurs marchandes par excellence (mais ce dernier mot est-il le bon ?). Tout est-il soluble dans l’économie marchande. Tout ? vraiment? l’inconscient freudien a-t-il vécu, vaincu par la postmodernité ? et avec lui le refoulement, remplacé, peut-être, par le déni ? et l’obligation de composer jadis avec le désir, ce qui caractérise le Principe de Réalité, est-elle caduque pour nous qui plongeons directement dans une “économie de la jouissance” dans laquelle il n’y a plus aucune vertu à … la vertu. Et voilà comment Mandeville l’emporte. Ce sont les défauts, les vices, les égoïsmes, les subversions qui développent les arts et les sciences. Libéré de ses pulsions, égoïstes par nature, l’homme freudien pouvait mettre le groupe en péril. L’homme de Mandeville fera le lit du libéralisme au nom du “laisser-faire pulsionnel”.
* Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Folio Essais, paru en 2007, dix ans déjà !
… des biens bien peu immobiliers mais si bienfaisants….
Il y a vraiment des maisons où il fait bon vivre, seraient-elles de ruines ou de courants d’air, en bord de route ou dans un verger en friche, qu’elles soient de cassons, de petits bouts ou de débris constituées puisqu’elles sont de mots, de mémoires et de rêves. Et se nomment Maison de la Gaieté, Mont Carmel, Beau Désir, ou même cathédrale….et s’appellent l’une l’autre, s’attirent, s’entraînent et se déprennent dans le livre-promenoir de Denis Montebello*. Les mots sont sa demeure en laquelle il nous mène. Perambulation dans les allées, les sentes, par les routes et les chemins de Chérac à Epinal en passant par la Beauce et l’Italie, sans oublier saluer les anciens, Augustin au détour d’un vermiculatum comme un sucre d’orge qu’on aurait posé là. Pour la gourmandise.
Et la mosaïque. Resséante et voyagère. Embarque notre regard qui ne peut s’en détacher, vers des lointains dionysiaques. Fleurs et fruits, feuilles, grappes et bouquets, avec les yeux de l’âme, le monde est bien trop petit. Invitation à s’en détourner pour suivre les contours de la jonchée, tenter, fixant les courbes et les volutes, d’éloigner de soi l’ivreté du passé qui revient comme une ombre. Douce, mais qui revient toujours, forcément. Et nous retient par les mots.
Denis Montebello ne m’en voudra pas d’user de ce sujet pluriel, c’est un hommage, tant ce qu’il dit et comme il le dit est une Invitation au voyage, à la destination et l’itinéraire secrets, chacun pour soi. De joliesses en historiettes, de tableautins en récits, de patoiseries en étymologies, de portraitures en miniatures, répliques (Ah ! Monsieur le Maire et votre cabourne ! dans mes bras !), réparties et mots d’esprit, c’est l’intense silence qui s’installe avec les dernières phrases. Le voyage se termine là, mais il n’est pas fini. Reste l’étrange conviction qu’on en connait quelques-unes, de ces maisons-tessons, de leurs hallucinés ouvriers-architectes, quelques-uns de ces objets inspirés, peut-être dans une vie passée, ou dans une prochaine… restent ces pages comme un vestigium pedis impérissable.
*Denis Montebello, La maison de la Gaieté, éd. Le temps qu’il fait. Janvier 2017
Le peintre - (Méditations d’Empédocle, 2)
Soleil est à l’origine de ce que nous voyons : Terre, Eau, Air. Il enserre le ciel de sa lumière, il l’étreint, et la Lune seule brise ses rayons par quelque passage éphémère et rare. Elle l’obombre, le temps de le heurter, lui empruntant sa luminescence. Tout entière et seulement sienne. La Terre se contente de l’occulter passant exactement devant lui, pour la durée d’une nuit esseulée. Soleil est le Vivant dont je tiens mon souffle et ma paix. Voilà pourquoi je tourne vers lui un regard sans crainte. Aphrodite veille sur Tout. Zeus et Athéna protègent l’olivier, l’arbre béni, dont l’huile au pouvoir éclairant nourrit la lampe. Tyché, par son seul vouloir, distribue de la pensée en toute chose et dans le sang des hommes, selon divers changements et variétés. Mais de toutes les images que mes pensées m’apportent, je préfère les plus pures, les plus recueillies, celles qui me tiennent éloigné de l’agitation et des maux humains, ces pauvres êtres d’un seul jour : la pensée qui se contemple et se médite, et se nourrit d’elle-même, et qui se prend dans ses bras comme par une divine adoption. Et jamais ne meurt.
Dans quels nouveaux manteaux de chair mon âme se glissera-t-elle encore, qui jamais ne périt tout-à-fait? Je sais comment retourner à mes vies antérieures, comme Pythagore le Samien, ou Parménide le poète. Mais j’ignore à quelles nouvelles existences je suis par avance voué. [Alors, ne jamais manger du laurier, l’arbre d’Apollon où les daïmones se reposent. Ne jamais toucher de fèves, le chemin par lequel ils reviennent de l’Hadès. Celui qui a vu sait ce que je veux dire.] Toutes choses se désunissent, se disloquent, se dissipent et se désagrègent, Neïkos y veille patiemment, mais ce pouvoir autrement plus fort que toute disparition s’achève quand Philia replace l’équilibre immuable, d’une force égale. Ni Neïkos, ni Philia n’existent seules. La première détruisant tout, se rendrait elle-même inutile, la seconde ajoutant de la Plénitude à la plénitude arrêterait le devenir, le cours des choses.
La Haine et l’Amour, l’Amitié et la Dispute se partagent la ronde des existants, entrant et sortant du cercle fragile, invités, exclus tour à tour de la danse. Ce serait, j’imagine, comme un tableau dont le peintre en mélangeant plusieurs couleurs ferait surgir l’unité sacrée du cosmos. Qui exalterait les passions, les désirs, Eros, mais aussi l’équilibre, l’ordre, et l’Harmonie du monde par des lignes arrondies. Ce serait la courbe des corps et des membres des danseurs sur la surface de la Sphère à peine effleurée de la pointe de leurs pieds, de leurs orteils même. Des corps qui se cambrent mais ne se cassent, s’incurvent mais ne plient, ploient mais jamais ne se tordent. Infléchis vers la Terre comme pour y puiser toute force, à la limite du Ciel, Ether.
Ni Charmas, ni Panoeus ne peignent des choses semblables, et l’habileté de nos peintres agrigentins en leurs tableaux votifs n’atteint pas à l’intensité de ma vision. Ce peintre-là aurait autant de pouvoir en ses couleurs que le sage en ses mots. Nouveau démiurge, il conterait encore et encore l’origine du monde : au fond, le bleu de la baie de sureau, soutenu du vert des Prairies d’Aphrodite, et l’ocre des Temples, qui n’est ni la pourpre du murex ni l’écarlate de la cochenille. Farandole des danseurs qui se tiennent par la main. On ne sait si c’est par allègement ou lien à la terre qu’ils se maintiennent entre eux. Capturer la légèreté en trois couleurs, chromatisme essentiel de la pureté. Le contraire de la confusion et de la violence, mais une certaine mélancolie. L’immobilité frémissante, fervente par les lignes obliques des dos, des ventres et des membres arrondis. Les cous ployés comme des échines. Il s’en faudrait de si peu pour que l’ensemble vacille, désarticulé, et l’harmonie rompue. Point de cruauté dans cette nostalgie d’un temps révolu comme un cycle, mais qui s’élance à nouveau après que les danseurs ont repris force dans un sursaut invisible, regard tourné vers le sol.
Ce peintre-là, en des temps très lointains, dans une infinité de saisons, aura compris le sens de l’origine de toute chose. Captant et le mystère et la simplicité immobile de l’Etre, dans le mouvement, les formes et les couleurs des corps émerveillés de leur propre apothéose. Peinture du désir d’être, ou même du désir. Eros. Principe d’hommes et de femmes. Séduction cosmique. Intimité joyeuse entre l’esprit et le corps. Terpsichore la Belle, douce comme le miel. Serpentine.
Jamais le calame fidèle ne tracera d’aussi près une ligne du monde aussi déliée que le peintre de ce tableau-là, que j’appellerai un jour, dans une immensité de cycles, tout simplement, La Danse.
Non, l’eau n’est pas toujours douce et la note est salée…. mais “Forsan et haec olim meminisse juvabit ” (Virgile, Enéide, I, 203)
Au 8ème et dernier des chapitres de la première partie de ce Carnet de voyage, l’auteur* dit "Adieu à son lecteur" et le prie de bien vouloir le laisser là, las…. Pourtant, Il reste encore 227 pages, 227 pages devant soi. Et dans les 125 précédentes, Alain Borer décide de ne pas décider, “lire ou partir“ n’est pas une question, on ne voyage pas seulement à travers la planète mais à travers la bibliothèque. Belle est la compagnie de ceux avec qui nous embarquons, une liste serrée de plus de 7 pages, en fin de volume…. Décidément, Le ciel & la carte, ne sera pas de tout repos.
Que l’écriture soit un voyage, la métaphore est devenue lieu commun, mais Alain Borer est tout sauf commun, dans l’usage des mots, leur polissage, leur placement, leur déplacement, leur précision qui l’oblige, leur restauration qu’il exige. Une palingénésie ballottée, des phrases qui chavirent et houspillent la mémoire qui s’exécute et brave tous nos oublis. Les livres emportés sont ceux des lectures passées dans notre passé, toujours présentes, comme s’il allait de soi qu’on ne puisse s’y soustraire et Alain Borer ne voyage pas avec des œuvres qu’il invite ou convoque, c’est juste l’inverse, il en est définitivement l’habitant érémitique….
Mais il voyage. Exactement parlant, monté à bord de La Boudeuse, par circonstances et divers avènements d’évènements, Alain Borer prend une décision définitive, quoi qu’il se passera, il l’écrira. Que cela plaise ou non. “… tout livre honnête devrait prendre congé de son lecteur au premier tiers, et continuer seul comme un train dans la nuit…”. Nous décidons d’être passager clandestin, et poursuivons, bien sûr. Il en a trop dit, nous n’en avons pas assez. Commencent alors les Chapitres émétiques. Quel mot trouver, à notre tour, qui convienne à cette éblouissante démonstration que l’on peut tout écrire, pourvu qu’on sache écrire… entendez, faire des phrases ne suffit pas. Il faut les mots et les tournures pour faire du bruit, avoir la migraine, être en bordure de néant, sortir ses tripes, vaciller et vouloir mourir, il faut rendre corps, car pour l’âme, c’est déjà fait. Kénose et naupathie au-delà de tout et au seul fil des mots. Le bateau devenu son tyran d’eau. Les phrases perdent leur ligne d’horizon, on en voit qui roulent de droite à gauche de la page. Trois lettres suffisent, pourvu qu’elles soient scandées à vous battre le crâne sans répit… sans répit… sans répit…. Invitation en enfer. On y perd même l’obligation d’écrire noir sur blanc… Il (me) faut être elliptique, dé-voiler serait une faute, un crime, une atteinte coupable à ce livre à nul autre pareil.
…“ se sentir heureux par le corps, s’abandonner comme le cachalot gourmand dans un nuage de krill…” plus qu’heureux, riant aux éclats, éclatant de rire, ré-incarné, ressuscité, rafistolé, réparé, Alain Borer, descendu de sa Gerbeuse, nous livre aussi et enfin, une magistrale leçon de géopolitique, d’ethnologie amoureuse, d’usage du monde. La xénélasie, ou la dernière tentation du corps abandonné à la domination océane, n’est plus. Parce que le temps spécifique du voyage, c’est le présent intense. Les Chapitres mythiques, les derniers, le sont par l’alliance immémoriale de notre planète avec l’eau quand elle se fait lustrale après avoir été létale. J’inviterais bien Thalès de Milet au banquet, pour qui l’eau est au principe de tout.
J’aime particulièrement, pour qualifier l’ouvrage d’Alain Borer, l’expression hilaro-tragique, qu’en 4ème de couverture j’ai lue après-coup. On peut ne pas me croire. C’est pourtant, sans filet, ni bouée, ni flotteur que je me suis lancée. Le ciel & la carte est un livre où il faut plonger les yeux fermés… auquel on doit faire confiance, quoi qu’il dise et quoi qu’il en soit. Un livre qui décoiffe savamment. Qui vous prend en main, et ne vous lâche pas. En général, on dit plutôt l’inverse.
*Alain Borer, Le ciel & la carte, Carnet de voyage dans les mers du Sud à bord de La Boudeuse. Seuil. 2010
pour l'amour de la langue française
Dire, ce n’est pas mettre un mot sous chaque pensée*, ou comment une négation grammaticale est, pour moi, une conviction fondatrice, métaphysique et ontologique tout ensemble, osons ces mots qui renvoient au-delà du réel immédiat et de l’opinion communément partagée. Il faut revenir à Merleau-Ponty* pour l’essentiel : nous croyons naïvement –avant réflexion- qu’une langue (généralement notre langue natale) est parvenue à capter dans ses formes les choses mêmes*. Et qu’il n’y a pas plus juste…. ajustage de la chose au mot que le mot lui-même. Ainsi, passer d’un mot à un autre équivaudrait à changer d’étiquette devant un objet, puisque le monde est toujours déjà-là et que nous l’habillons de nos mots. Ce qui est faux.
Certes, nous évoluons dans un monde déjà parlé et parlant*, puisant dans un réservoir disponible, les moyens de parvenir à nos fins. Vision mécaniste et utilitariste de la langue, qui convient à un usage limité et limitant dont nous n’avons pas conscience le moins du monde dans la vie de tous les jours. Mais, même dans ce cas, nous devrions nous émerveiller à tout moment de pouvoir choisir parfum, fragrance, arôme, effluves, fumet, saveur, remugle… pour dire une odeur plutôt qu’une autre. Le vocabulaire, le lexique, les glossaires, les dictionnaires, index, répertoires... sont, à cet égard, de formidables outils.
Mais supposons un instant que, par ignorance, paresse ou suffisance, nous n’utilisions jamais ces ressources magistrales… Pire, supposons que le glissement de ce capital linguistique dans un autre, et à terme son remplacement, paraisse d’autant plus légitime qu’il n’est ni remis en cause, ni interrogé, ni corrigé, ni fustigé. Nous serions alors dans une soumission qui, non seulement ne dirait pas son nom, mais serait indolore, voire “exotiquement” admissible. Les amoureux (De quel amour blessée….**) de la langue française en général, les lecteurs et auditeurs d’Alain Borer en particulier, ont une conscience si aiguë que ce n’est ni acceptable, ni supportable, ni vivable, qu’ils en souffrent sans espoir de rémission.
Cette hypothèse conditionnelle est une faute : nous sommes bel et bien dans cet état de servitude volontaire à l’égard de la domination par la langue du maître**, l’anglais, pire, l’anglobal**. C’est la thèse que soutient Alain Borer dans son livre, paru en 2014 déjà, mais c’est moi qui choisis de reprendre l’expression de La Boétie pour dire ce que cette analyse majeure a de politique, au sens le plus fort de ce terme. L’accoutumance à l’oppression*** est toujours un succès si l’on use d’au moins deux critères conjoints : flatter le dominé et/pour mieux l’accoutumer. C’est par l’intériorisation de la contrainte que se fait toute servitude volontaire, c’est précisément ce que la capitulation généralisée devant l’usage de l’anglobal réalise brillamment -osons cet oxymore du raisonnement- avec des conséquences irréversibles : métaplasmes et abruptions. Il y a toujours quelque chose d’irrationnel dans l’adhésion par flatterie. La Fontaine le dit en vers et en fable, le corbeau a cédé au renard ! L’usage de « coach » en lieu et place d’entraîneur, « casting » pour distribution, « dressing » pour vestiaire, flatteur ? oui ! cela procède d’une illusion savante, du pseudo-positionnement, du parti-pris de modernisme. Et ça marche !
C’est l’une des grandes forces du livre. Dénoncer loin de la polémique, (qui convient à quelque article de presse, il y en a de fort bien tournés sur la question) et analyser, apporter ses preuves, prendre l’angle de l’histoire et de la philologie, manier comme personne les exemples littéraires, et porter l’amour des grands textes comme d’aucuns portent l’amour de la nature, comme une évidence. Aussi, Alain Borer parle à l’envi du projet de la langue française, constitutif de son essence et de son existence. Pro-jeter. Jeter devant soi. Ce que quelque chose dit de soi qu’il tient en lui. Et pour le montrer, il faut l’ex-poser, s’en saisir. Aussi Alain Borer ne cède jamais à la facilité de répondre aux récriminations et accusations qui font florès dans les faux et insupportables débats sur les soi-disant positions réactionnaires des acribiens, toujours suspects de préférer la pureté au métissage, ou la plume d’oie à l’ordinateur, un carnet de notes à twitter ! Alain Borer est au-dessus de cela, sans le moindre orgueil, avec la légèreté du papillon qui, si frêle, échappe pourtant à la pesanteur. Eloge de l’aglais ladakensis.
Il m’a fallu quelques secondes à peine pour décider de ne pas reprendre ce livre à la manière d’un compte-rendu, d’une synthèse. Plus longue fut la rumination qui finit par poser ses mots ici. Démonstration s’il en fallait de la dimension heuristique de la langue française, qui trouve en disant ce qu’elle voulait dire. Alain Borer développe. Il faut y aller voir. Et comprendre aussi ce qu’il appelle le vidimus**. Trouvaille majeure pour ramasser en un seul terme la capacité unique d’en passer par l’écriture pour vérifier la parole. Allez voir ! Hommage appuyé, poétique et savant à l’usage du "e" muet. Explications de ce qu’est le genre en grammaire, et la nécessité de la double négation. Audacieuse mise au pilori de la mal-diction**. Attention il touche à l’icône Coluche ! Critique acerbe de l’usage du seul anglais comme langue de travail, en Europe et en France, dans la plus grande indifférence et par soumission à un pouvoir ignorant et soumis lui-même….Lisez-le ! Sans oublier les oubliés, dont la liste obituaire fait aux yeux venir les larmes…. Le Sylvain des spirées** ou la Vanesse des pariétaires** ne sont plus. Et le latin, le latin vous dis-je… pour mieux parler français, soigner les racines pour faire pousser les plantes.
Enfin, et là je cours, je cours…pour cheminer et même musarder à chaque page, chaque paragraphe, en compagnie amoureuse, Ponge, Barthes, Rémy de Gourmont (ah ! je vais m’empresser de le relire), Marguerite de Navarre, Théodore de Bèze, Henri Estienne, Du Bellay… Et je n’ai pas dit le quart de la moitié de ce qu’il fallait dire. Peut-être qu’on est touché par un livre, une musique, une œuvre d’art, quand ce qu’on en dit n’excède pas ce qu’il dit lui-même. Il me semble soudain, que beaucoup font le contraire. En cela ils se trompent.
[Je termine en disant aux grincheux qu’Alain Borer, enseignant aux Etats-Unis, ne peut être suspecté de refuser de "s’ouvrir aux autres" (expression on ne peut plus ridicule…. à mes yeux inactuels) ]
*Merleau-Ponty : Signes, chap I et II
**Alain Borer : De quel amour blessée, Gallimard, 2014
*** Claude Lefort dans une étude sur La Boétie
quand Montaigne monte à Paris
Avoir vingt ans à Paris, venu de la province par décret paternel pour y étudier le droit, la civilisation grecque, probablement un peu de médecine, et bien que soumis à haute et discrète surveillance de parents et connaissances, que de bonheurs, que de promesses de souvenirs, que d’occasions de mettre en œuvre l’ardent désir de voir, de savoir, de savourer !
Dans les années 1550-1555, Paris est pour Montaigne une ville studieuse et courtisane, mais aussi inquiète, dangereuse, violente. Depuis bientôt dix ans, de sombres édits stipulent tour à tour que la délation d’hérétiques est un devoir, qu’il faut remettre les livres interdits au Parlement, ou risquer la pendaison. Les librairies sont donc régulièrement visitées, les autodafés pratiqués, perquisitions, arrestations et supplices de même.
Mais Montaigne adore Paris. Elle a mon cueur des mon enfance, depuis qu’il la découvre jeune homme, puis homme jeune, l’enfance ne s’arrêtant qu’à la majorité légale, c’est-à-dire 25 ans.
Il y a à manger chez les cabaretiers, dans les auberges -Montaigne connaît Le More, l’une des plus célèbres- à tous les prix, et pour tous les goûts : du porc pour les plus pauvres, du chevreuil pour les plus riches. De la viande ravitaille encore régulièrement la capitale depuis les provinces, tant que les guerres religieuses n’ont pas encore tout dévasté. Pour acheter des fromages normands à Paris -livarots et pont-l’évêque- aller chez le regrattier, et du beurre, du lait, venus de la campagne proche ou des couvents voisins.
Montaigne, à l’accent gascon très prononcé et très remarquable - la barbarie de mon creu - aime les rues de Paris, les artisans de Paris, le parler de Paris. Peusse-je ne me servir que des mots qui servent aux hales à Paris, avouera-t-il, non qu’il préfère le François au Gascon, loin s’en faut, mais tout dialecte, d’où qu’il vienne, sonnera toujours juste aux oreilles de ce petit paysan éduqué au rythme des périodes latines.
A cette époque où le fougueux Montaigne apprend de Paris tout ce que la campagne n’a pu lui donner, il fréquente le Collège Royal, les quartiers élégants de la rue de la Seine et du quai des Augustins. Il visite les de Villeneuve, ou les du Faur, recommandé à eux par son père, ou encore Guillaume de Lur-Longa, un confrère de ses oncles dont il retrouvera bientôt le nom sur la première page du Traité de La Servitude Volontaire de La Boétie.
Il arpente les rues marchandes, rue de la Harpe, rue Saint-Denis. Il se promène le long de la Seine, où les maisons se regroupent selon le métier de leurs occupants. La rue de la Vieille-Pelleterie, par exemple, compte autant de moulins sur l’eau que de maisons le long des berges, artisanat oblige, ce qui donne au fleuve parfois des teintes étonnantes et le plisse comme une étoffe qu’on aurait sur lui souplement étendue.
Dans quelques années seulement, il pourra admirer les Tuileries dont la construction commence en 1564, et bien plus tard encore -mais un peu avant qu’il ne quitte le Parlement de Bordeaux- le Pont-Neuf, dont la réalisation fut maintes fois remise, ajoutera un pont aux déjà nombreux de la capitale.
de la double inconstance
La Lidoire. Un petit surion d’eau où s’alimente une dizaine de moulins, pour toute image du monde. La Lidoire, tranquille et fluette en été, en crue certaine en hiver. Il faut la passer pour accéder au hameau de Papesus –celui des premières années- minuscule dans la forêt de Bretonnard, et la repasser pour revenir à celui de Montaigne. Pour celui qui connut le Tibre avant la Seine, par les livres latins bien sûr, l’eau de la petite Lidoire et celle de ma rivière de Dordogne seront la forme jamais démentie de l’homme et du monde, réalité qui coule et permanence de ce remuement.
On n’observe pas l’eau, on la regarde, pour son mouvement et non pour le fixer. Ce que Montaigne sait instinctivement, c’est-à-dire depuis toujours : on n’arrête pas le fleuve qui passe, mais on s’arrête pour le voir passer. Il n’aime pas l’eau mais son écoulement. Pour faire échec à l’immobilisme qui est toujours signe de mort. Le cadavre est un corps sans son mouvement disait Héraclite. Il y a toujours chez Montaigne une mémoire sensible et sentimentale de l’eau, directement disponible, la mémoire du petit garçon de la Lidoire. L’eau n’est donc pas pour lui créatrice d’images, elle est image. Elle ne sert ni lyrisme, ni rêverie. Elle est écriture. Nul doute que Montaigne, s’il n’eût tenu une plume, eût tenu un pinceau et se serait soumis de bonne grâce au redoutable essai de l’autoportrait, la photo-graphie identitaire qui livre les traits de son sujet, et par eux, en révèle le caractère. Mot ambivalent s’il en est, puisqu’il convient autant au texte imprimé –invention si nouvelle- qu’à celui qui l’écrit. Comme la main du peintre trace un visage, celle de l’écrivain, un texte. Montaigne est la seule matière de son livre, il en est le fond, la perspective et le modèle.
Ut pictura poesis. La formule d’Horace lui est forcément connue, elle est courante à l’époque. Le peintre en lui n’a qu’un modèle toujours le même et toujours différent, lui et seulement lui. Mais il a ce pouvoir, plaçant le tableau de trois quart, de moitié, le renversant, retournant, mieux, tournant autour, de voir aussi l’intérieur, ce qui donne à la surface, brillance et vraisemblance, c’est-à-dire à ses textes, vérité et vie. Montaigne n’est pas peintre de la nature, la mimesis fige les choses : il aurait alors écrit un livre à propos de lui. Il est peintre photo-graphe de sa propre image. Thaumaturgie d’un portrait qui n’était pas, juste avant d’apparaître. Invisible et pourtant là, révélé dans la chambre noire de la Librairie. Dans la Tour.
***
De Janvier à Septembre 1560 eut lieu, à Toulouse, un procès dont Montaigne se souvint encore quelques vingt ans plus tard. Il s’agit d’un accident étrange : de deux hommes qui se présentaient l’un pour l’autre. L’affaire Martin Guerre. Par les mystères d’une mémoire qu’il ne cesse de dire défaillante, pourquoi Montaigne a-t-il retenu un tel fait divers...
Celui qui se dit tout entier et tout un est bien plus assurément un Janus, image autour de laquelle il ne cesse de dire le double mouvement de l’instabilité de l’homme et de l’univers. Montaigne est double. Exactement parlant, il est bifrons. Dualité et non duplicité. Ambivalence et non ambiguïté. Et comme s’il fallait que toute expérience fondatrice (Le procès Martin Guerre) soit deux fois faite, non seulement Montaigne double les occasions, mais il se fait double lui-même. Ce tableau est un diptyque.
Montaigne est né deux fois. En 1533 selon l’état civil et en 1571, quand il décide de se retirer dans sa Tour. Déjà il portait son deuxième nom, Michel de Montaigne avait remplacé Michel Eyquem. Deux fois, hélas, la mort lui avait apporté toute peine, sans espoir de consolation. La Boétie, d’abord. Le meilleur des pères, cinq ans plus tard. Et pour mieux répliquer la filiation, deux fois il prit la charge de la Mairie de Bordeaux qu’avait tenue son père, s’empressant d’affirmer : Le Maire et Montaigne ont toujours été deux.
Ce qui fait deux vies : publique et privée, intérieure et extérieure, Bordeaux et le Château, mais aussi la Tour et les routes de France et d’Italie -où son père alla aussi et aussi ramena un Journal aujourd’hui disparu. Faut-il croire ceux qui ont vu à la poterne du château deux panneaux, l’un pour le roi de France, l’autre, le roi de Navarre ? ses deux souverains... ses deux religions? Et pour finir d’équilibrer cette balance, Montaigne mourut deux fois : en 1568, en chutant de cheval et sautant du mal-être au non-être ; en 1592, fin de l’acte à un seul personnage.
Comme une composition inlassable, la mosaïque. ( extrait de mes Méditations d’Empédocle, 1)
Le jardin est enclos d’un mur de briques que je m’amuse à démonter en pensée, pierre par pierre, et à reconstruire, indéfiniment. Je peux aussi ôter une brique n’importe où, plutôt que suivre l’ordre inverse de l’édification. Mais toujours, je peux reconstituer le mur, soit retrouvant sa place à chaque brique enlevée au hasard, soit les juxtaposant à nouveau, comme le maçon le fit pour monter son mur. Ceci est une addition d’éléments tous semblables, encastrés et faisant bloc. Il n’y a unité que par l’usage dévolu à l’ensemble, non par l’ensemble lui-même qui aurait pu être constitué d’autres briques, qui, parce que semblables aux premières s’y seraient exactement substituées. Il n’y a ni croissance, ni génération, ni création, mais construction. Il n’y a pas mélange non plus, puisque le mur maçonné est très exactement identique à l’alignement de ses éléments qui en sont l’image en plus petit. Un simple assemblage, quand il est absolument fortuit, contient dans sa part de hasard un principe négateur. Qu’une seule brique soit, d’aventure, placée dans le mauvais sens, et le mur tout entier est déséquilibré, voire détruit. Le mur n’est donc rien d’autre que la somme de chacune de ses pierres vicariantes. Métaphore exemplaire de tout immobilisme. Le mur de briques comme une contre-image de tout désordre, l’induction faite matière. Echapper à tout commencement et à toute fin visibles, est-ce ce qui attire dans la mosaïque qui réalise pourtant une œuvre rigoureusement construite, où chaque morceau tient sa place, bien qu’en se fondant dans le tout? Conjuration de l’Absolu, ou de la Diversité?
Une mosaïque est un tableau immarcescible, aux structures mathématiquement repérables, à la magie fracassante. Il y a un plan, des séries, des directions obligées, d'où surgit une dynamique fondamentale, un au-delà de la raison. Est-ce le sens des carrés, des rectangles, qui donne la signification? leurs dimensions parfois égales, parfois non, qui en fait la profondeur? Est-ce l'union des divisés qui en fait l'harmonie? Si je couvre un mur de chaux, que je dispose un certain nombre de cailloux de couleurs, selon la forme d'un homme, ou d'une plante, je fais une mosaïque. Et même si je respecte pour chaque silhouette son nombre mesuré, selon la technique peu connue de Pythagore, de cette formule apparemment abstraite, bien que comptable, exacte et parfaite, composée exclusivement de centaines de cubes taillés, un homme unifié apparaîtra. Nul ne pourra d'ailleurs arrêter mon geste à l'exacte tesselle qui marquerait la fin de l'informe et le commencement de l'aspect. Alors, la juxtaposition ordonnée de ces infimes morceaux, d'abord inerte et purement mécanique, s'anime secrètement pour imposer un tracé unique, qui, sitôt sorti de la division, est définitivement fixé. Il n'est pas nécessaire de multiplier les couleurs. De nombreuses mosaïques ont été réalisées en petites pierres blanches et noires, par agencement convenable des dégradés, des nuances. Parfois seule la disposition du calculus suffit, parfois sa matière -marbre, pierre, verre, émail, galets ou graviers- si je suis bon artisan! La cité d'Akragas qui comporte d'excellents peintres, compte aussi des hommes de métier remarquables.
Une mosaïque est un modèle cosmique. En dépit de son immobilité apparente, elle construit un monde équilibré, égal, isotrope. Et loin de réduire les images à des séries linéaires horizontales, verticales, qui interdisent le courbe, le souple, l’arrondi, la mosaïque, in fine, réduit les tensions, les résout, et plutôt que les aplanir, elle les com-prend. Ces particules élémentaires de matière, toutes semblables tant elles sont petites, ou si peu différentes qu’elles ne sont en mesure, individuellement, de peser sur l’ensemble, inventent -pourvu qu’elles soient organisées- un tout qui ne doit rien au hasard, en tant qu’il est ce Tout. L’artiste s’emparant de ces fragments erratiques dispersés, en réduit l’affligeante déraison, et met fin de la sorte à l’incohérence du Multiple.