inactualités et acribies

Lettre à Empédocle le Sicilien

25 Février 2017 , Rédigé par pascale

Très Cher Empédocle,

Ma première rencontre avec « ce que penser veut dire », je la dois à un maître de philosophie. De cette époque, je n’ai gardé que quelques impressions, mais si vivaces dans leur fragilité qu’elles se sont à jamais gravées en ma mémoire. Parfois je les convoque quand d’autres souvenirs s’absentent ou sont au contraire trop pesants, si présents que la tristesse risquerait bien de l’emporter si je ne m’abandonnais alors à la nostalgie.

De la pièce où le maître de Philosophie entra pour la première fois dans ma vie, je revois tout brouillé comme dans un rêve. Le professeur parlait aussi de poésie, cette aspiration au silence qui ne peut éviter les mots. Les mots? Ils claquaient fort dans ma jeune cervelle tandis qu’il allait et venait à grandes enjambées, ne reprenant jamais son souffle, du moins me semblait-il. Et c’est ainsi que je l’entendis un jour prononcer le nom d’Empédocle.

D’autres noms furent jetés en brassées à ma réflexion, ma mémoire, mon oubli, indifférence et même hostilité. Le nom d’Empédocle fut le seul, vraiment le seul à se poser, tranquille et sûr de lui, dans une évidence qui se savait patience, pour devenir dans longtemps certitude. Dans la salle de classe, la jeune tête que j’étais observait et mobilisait toutes ses facultés. Je sais aujourd’hui que le nom d’Empédocle s’y fixait, et que je commençais de saisir un des bouts de la chaîne invisible que le maître de philosophie venait de lancer sans le savoir. Et doucement, lentement, maillon après maillon, une strangulation indolore s’opéra.

Cher Empédocle! on ne me dit rien de vous, sinon que vous mourriez vous jetant dans l’Etna et, trébuchant peut-être, vous déchaussiez... d’un pied seulement! Pour certains c’est le volcan qui se suffit d’une seule de vos chaussures et rendit l’autre. Où était la Sicile, d’où crachait l’Etna?... beaucoup trop jeune et trop studieuse pour oser le demander…

Et je rencontrai bien d’autres enseignants, un seul autre Maître.

Ce Maître-là, seul véritable, jamais ne m’enseigna vos doctrines ou vos écrits. Il fit bien mieux! Il m’insuffla l’insatisfaction de certains savoirs accomplis, trop accomplis, et m’apprit que l’ordre de la pensée est le seul ordre respectable. On n’allait pas à ses leçons apprendre quelque chose, on allait écouter quelqu’un. Un de ces êtres rares qui emplissent une existence car ce qu’ils y déposent ne s’impose pas, on l’a en soi, comme la part réservée. Longue et lente, très lente maturation de mon esprit, qui s’étonne de penser grec ou romain, et pénétrer avec bonheur les textes difficiles. Et tombent une à une toutes mes obéissances si bien rangées, mes soumissions aveugles aux mondes des morales infuses. Et s’ouvrent une à une toutes mes consciences. Et tant de combats pour comprendre contre quoi lutter.

De l’existence qui de vous à moi traversa tant d’âges et tant d’espaces, que dire ? La langue que je parle et écris fleure bon le grec, mais personne ou presque ne le sait plus! Sur la terre où je vis, nul temple dorique, nul amphithéâtre. Ici, la mer est grise. Jamais ne souffle le sirocco. Et puis il y a les livres. Et il me prend de rêver que, pour eux, pour eux seulement, vous êtes là, votre âme ou votre esprit comme vous dites, quelque chose de vous, ou qui vous ressemble très fort. De nos jours, les livres sont partout. Il est si facile de s’en procurer que seuls quelques irréductibles dont je suis, sont encore convaincus qu’ils sont irremplaçables. Mais c’est aller contre le bon sens, et la bonne marche des choses... ce à quoi je m’oblige avec délectation ! A ceux que j’aime, j’offre les livres que j’aime, ou qu’ils aimeront. Ce qui revient au même.

Enfin je rencontrai la Sicile. Reddition. Démission. Vaincue. Très cher Empédocle! on a tant et tant écrit sur cette terre de passions, vous ne pouvez le deviner, à moins que vous ne demeuriez encore quelque part dans son souffle chaud. Abondance inutile mais nécessaire. Sicile rebelle, solitaire, sauvage. Impure dans ses vertiges, fugaces dans ses étreintes. L’île sacrée et sacrilège. Qu’en est-il de la Trinacria d’Empédocle? J’ai parcouru tous ses espaces, ou presque, et déposé tous mes pensers lunaires au bord de son indifférence. En Sicile, la mer a une peau qui frisonne au crépuscule et referme ses plis au matin telle une caresse délictueuse à fleur d’eau. En état de récidive, la Sicile d’aujourd’hui est toujours la même, paysages éventrés, maisons lancinantes, lascives collines. Je suis allée sur le Volcan. Apaisé. En colère. Le froid au sommet, toujours. Neige et lave. La Blanche. La Noire. Sa présence obsède l’horizon. Mais d’Agrigente, j’en suis témoin, on ne le voit pas.

J’ai visité toutes les villes, celles édifiées de votre vivant, et d’autres plus récentes, mais pour moi déjà passées. J’aime Ségeste au-delà de tout. Le temple comme une tendresse. Palerme comme une détresse. Dans certaines cités pour mieux prier leur dieu, les hommes ont inventé des petits lieux carrés comme des jardins, à l’abri du bruit, mais ouverts au ciel, faussement clos par des colonnes qui murmurent à qui sait les entendre et caresser leurs pierres vieilles et lisses. Ils les appellent des cloîtres. J’en sais un pour lequel je donnerais le Nouveau Monde tout entier. Plénitude de ces lieux protégés de toute violence, où le corps inoccupé et importun n’en finit pas de transformer le rêve en désir. Volupté des jardins des cloîtres dans la confusion des plantes et des parfums. Comment prier ici où tout est sensation extrême ! Traversant vos nouvelles existences, avez-vous senti les exhalaisons insensées des mandariniers en fleurs, des glycines et du jasmin, vu les racines des banians qui tombent jusqu’au sol en rideaux d’ombre et de fraîcheur? Avez-vous jamais croisé les filles au regard bleu clair, oui, qu’entourent de leurs bras puissants des garçons au corps de bronze?

Sicile plaintive et dévastée. Sicile mémorable. Désirable Sicile. De nos jours, Agrigente est une ville rétive, incohérente et sale. Bruyante et laide pour qui ne sait échapper à ses constructions nouvelles. Mais il reste des ruelles où vibre la lumière végétale des oliviers et des amandiers en fleurs, qui résistent aux vacarmes. Quand je m’y promène, pour me remettre de l’excessive blancheur du soleil sur les Temples, je pense à vous. Où et comment écriviez-vous? A quel endroit de la ville, de la plage, de la campagne, alliez-vous le plus souvent pour parler avec Pausanias, le bien-aimé. Voilà qu’on se perd sur le nombre de vos livres -des rouleaux- et celui de vos vers. Il ne nous reste que des Fragments, le saviez-vous? c'est-à-dire des ruines... ce qui me plait infiniment. On sourit de lire les  savantes plumes des spécialistes qui se battent, avec toute la politesse requise, pour la reconnaissance de tel sens plutôt que tel autre. Mais sont-ils jamais allés respirer les mauvaises odeurs de potasse et de soufre qui planent sur la ville selon que, léger, l’air les promène, ou plus lourd les verrouille entre les immeubles et le port qu’on a nommé de votre nom! Ont-ils jamais marché dans le sable à l’heure où la brûlure du soleil a disparu, et transforme tout dans sa tiédeur? ont-ils jamais touché de la même et seule main une pierre de lave encore chaude sous son coussin de neige? Seuls ceux qui savent comprennent, avez-vous dit!

Quand la nuit n’en finit pas de ficeler mes rêves, je tente de vous rattraper, cher Empédocle, au bord du cratère de l’Etna. Mais il est toujours trop tard et dans ma main dolore, reste la lanière de votre sandale. Je sais bien que j’apprendrai un jour quel lien sacré et secret elle n’a jamais cessé de composer de mon passé à mon avenir.

 

...pub...complément d'enquête...

21 Février 2017 , Rédigé par pascale

On me dit que de la publicité s'affiche dorénavant sur la page. Je ne la vois pas (c'est malin!). Renseignements pris, je n'y peux rien... et j'en suis profondément désolée. Et même fâchée.

Nouveaux renseignements ce jour (jeudi 23) si certains écrans affichent de la publicité c'est que la fonction "pas de pub" n'a pas été activée. Je ne sais, ni où, ni comment, mais mon ordi a été "rectifié" en ce sens par une main généreuse, et un peu au courant... Voilà pourquoi je ne suis pas envahie, (et quelques autres) mais pas tout le monde. Pour remédier à cela il vous faut un "ami qui vous veut du bien" un peu expert en manipulation, c'est anodin, et très efficace...

 

Juste un livre

21 Février 2017 , Rédigé par pascale

Difficile de ne pas dire du bien d’un livre que tout le monde encense***. Que tout le monde dit “grand” et dont je ne vois pas bien, sinon qu’il se lit sans dommage, ce qui le porte. Une histoire ne suffit pas, même s’il y a bien du plaisir à se plonger dans un roman qui tient éveillé toute la nuit ou qu’on reprend dès qu’on a devant soi quelques instants libérés**c) ; si son écriture est simple, je veux dire limpide, transparente, peut-être même à cause de cela, et pourvu qu’elle ne fasse pas obstacle, je prends. Ciel ! qu’ai-je dit là ? une écriture simple pourrait faire obstacle ? horreur et damnation….

On se calme ! je n’ai quand même pas parlé (encore) de style mais de cette petite affaire qui cherche et choisit un mot plutôt qu’un autre, en raison de sa rareté, de sa sonorité, de sa précision, de son pouvoir de nuire à l’expression attendue et l’ajuster au langage de celui qui le parle, combattre les effets qui se sentent, se montrent et qui se lisent comme tels. Flatter l’oreille du lecteur, toujours mélomane. Ne pas rendre visibles les liens, liaisons, filages entre les phrases, les tournures, les répliques, et jusqu’au vocabulaire même, ainsi d’une musique symphonique dont on ne sait à quel dièse, bémol, changement de tonalité, rupture rythmique, nuance, on doit ce plaisir, ni de quel travail et de quel savoir intime il procède. Tandis que le cousu à grands points qui fait de larges trous dont rien ne remonte, nourrit un … agacement certain. C’est comme si l’auteur courrait après sa plume qu’il ne peut rattraper, qu’il ne prend soin de mater, dont il ne sait pas qu’elle le mène alors que ce doit être l’inverse. Et je souligne c’est comme si en raison de sa fréquence dans ce roman innommé*** “que tout le monde encense”, -et ses variantes, comme pour, ou comme tout court- pour seule et unique clé d’entrée à toute comparaison, métaphore et/ou analogie*. Ah, voilà bien une…. bégueule ? incapable de se laisser aller au plaisir sans décortiquer, éventrer, épingler, étriper, disséquer, souligner comme une -non! quelle vieille acariâtre…. merci je connais l’air et la chanson ! Mais, justement, c’est bien parce que je n’ai vu que cela, gavée, étouffée, et que rien ne m’a portée au-delà de ces obstacles, que ce roman n’est pas “grand”. Il est. Je lis.

Pour éviter de brûler sur le bûcher de l’inquisition que les “tolérants” érigent à ceux qu’ils jugent (!) excessifs, je jure, la main sur le cœur (pas sur la Bible, faut pas pousser…) avoir été saisie, emportée, convaincue, sous le charme, de bien des livres de mes contemporains** le délit de “passéisme” ne prend pas. Quel que soit l’étiage de leur écriture, certaines savantes, d’autres “naïves”, oniriques, ou juste sublimes, m’être abîmée, noyée, dans des styles qui m’ont rendu illisible le torturant sculptage d’un texte émergeant par excès de grâce, de talent et de jubilation onaniste. Ce sentiment de lire sans peine, presque sans mots, d’avancer ailleurs que dans des phrases, dans un bien-être, en apesanteur, quelle que soit la lourdeur ou la dureté d’une ambiance parfois. Et tournant la dernière page, ne plus savoir ni où ni qui je suis. Flotter encore un peu. Ce n’est pas une histoire qui permet cela, c’est un écrivain. Et seulement lui, elle.

J’ajoute, pour achever de me faire honnir –mais aussi applaudir je le sais- que l’existence de tels livres n’est pas du tout en cause, mais qu’on en préempte la “grandeur” sans réserve et sans la moindre qualité réellement...je n’ose le mot, “littéraire”, me fait un tantinet râler. Et pour être allée voir ce qui se dit dans les pages ad hoc des hebdo qui comptent (leurs sous… ouh… ouh…) il n’y a pour seul appât qu’un résumé de l'histoire ! Mais on se lamentera deux ou trois fois l’an de l’ “inflation” des romans de la rentrée qui viennent de… sortir, de leur durée de vie éphémère et bla et bla et bla…

* En 167 pages -dont les débuts et fins de chapitres, non remplies, format et caractères très avantageux- j’en ai décompté environ une centaine* ! Ce comptage résulte d’une relecture –en mode rapide, quasi photographique- après avoir craint d’attrister un peu trop mon gentil libraire qui ne jure, en ce moment, que par ce livre. Et comme il me donne aussi des indications bien venues, je me devais de vérifier sur un critère au moins, ce qui coince… Je pense qu’il y en a d’autres par ex. l’usage intempestif du verbe “être” alors que d’autres verbes feraient tellement mieux l’affaire…

**addendum en vrac a) quelques auteurs, mes contemporains, qui m’ont touchée ces derniers temps. Touchée est un terme fort puisqu’il laisse une marque, C.Gailly, JB Pontais, P.Fournel, T.Nathan, Nan Aurousseau, G.Goffette, I.Yalom, A.Borer, D.Montebello, P.Quignard, P.Boucheron… b) des romans que j’ai beaucoup aimés, O.Bourdeaut (En attendant Bojangles), JF.Beauchemin (Le Jour des corneilles), E.Venet (Marcher droit, tourner en rond), G.Sancy (La petite fille qui aimait trop les allumettes), H.Haddad (Le peintre d’éventail), C.Martinez (Cœur cousu)… c) d'autres qui m’ont (bien) plu, A.Pasilinna (La douce empoisonneuse), J.Dicker (La vérité sur l’affaire Harry Québert), R.Seethaler (Le tabac Tresniek), E.Ferrante (L’amie prodigieuse, Le nouveau nom) Liste partielle, a-chronique, sélective, hors livres de travail, très raccourcie, juste pour dire…juste pour dire...

***celui ou celle qui reconnaît l’auteur et le titre du livre dont je parle sans jamais le nommer a gagné le droit de s’exprimer sous l’onglet "lire la suite" … il n'y a pas de perdant, puisque de nombreux titres peuvent se cacher sous mon épouvantable réquisitoire.

 

...actualité de l’inactuel...

17 Février 2017 , Rédigé par pascale

Au début du XVIIème siècle, la Chine eut un franc succès. Voilà un pays mystérieux, immense, aux mœurs raffinées quoique non chrétiennes, à l’organisation politique et sociale sévère, à la morale rigoureuse mais apparemment convertible en préceptes jésuitiques, aux principes religieux analogues aux catholiques pour le célibat des prêtres, la pratique de l’aumône et de la pénitence, le recueillement aux offices. Le bon Père Ricci en fit son affaire à titre privé au point de s’installer définitivement et mourir à Pékin à 58 ans.

Ce siècle ne ménageait décidément pas ses efforts pour connaître l’Empire Céleste. En ses quinze dernières années, plusieurs ambassades furent envoyées par Louis XIV, qui en rapportèrent force détails dans des relations aussitôt publiées. Après treize mois de mer, l’une d’elle, conduite par le Chevalier de Chaumont arrive enfin pour y demeurer deux mois et demi! Tout ce que la France compte de bon goût et d’hommes d’esprit en eut connaissance, puisque Saint-Evremond put la lire, depuis son exil anglais, et quelques années plus tard, un second livre rédigé par un des premiers directeurs de la Compagnie des Indes nouvellement créée.

Le Révérend Père Ricci* parlait et écrivait le chinois. Il préconisait « beaucoup de douceur avec ces gens ». Il s’agissait il est vrai, de concurrencer l’agressivité portugaise et castillane et faire valoir une meilleure image -presque exclusivement italienne, d'ailleurs, dans la première moitié du siècle, dix-septième.

Il a de solides connaissances en mathématiques et en astronomie -et même ne serait-il pas un peu alchimiste?-, il a porté depuis l’Europe des objets curieux, livres, peintures, horloges. Habilement, il ne cherche pas -du moins en apparence- à imposer le christianisme comme une intrusion étrangère, mais à faire prendre conscience aux Chinois lettrés des adaptations possibles de leurs croyances à sa foi.

Le Révérend Ricci, dans sa démarche tolérante et conciliante, pour autant que ces mots ont un sens entre la fin du XVIème et le début du XVIIème siècle, eut conscience que la pratique de la langue, le respect des règles de politesse et de civilité, sont les codes d’accès en toute terre étrangère. On aimerait croire, pour quelques minutes, que l’Occident fut parfois moins tyrannique, se souvenant qu’un siècle après la disparition du bon Père Ricci, Leibniz -qui ne pratique pas le chinois et n’a jamais mis les pieds en Chine bien qu’il le regrette-, consulte les textes et cherche avec un certain intérêt ce que la pensée occidentale, comprenons chrétienne, pourrait bien retenir des doctrines chinoises, et non l’inverse, au risque d’un excès de naïveté. N’était-ce pas pour mieux vérifier mais sous une forme plus généreuse, qu’il s’agit toujours de la même question : les Chinois seraient-ils des Occidentaux qui s’ignorent? Ce à quoi il semble que Leibniz réponde oui, car il y a chez eux des principes spirituels supérieurs à la matière, et donc l’expression d’une pensée de la création…

Leibniz cherche pourtant avec une certaine honnêteté à ne pas reproduire l’erreur de ceux, seraient-ils philosophes, qui veulent établir des équivalences terme à terme. Pour lui, le premier principe chinois Li, n’est pas Dieu, le Dieu créateur et tout puissant des croyants chrétiens. Veut-il d’abord, comprendre la pensée chinoise en elle-même et pour elle-même, dans sa cohérence, quitte à jouer d’audace en affirmant que les Chinois doivent avant tout retrouver leur pensée originelle, fondatrice, celle de leurs Anciens, revenir à leurs sources propres? Il semble qu’en ces termes commence la fameuse lettre à Monsieur de Rémond* où il montre comment les Chinois ressemblent aux Chrétiens, que leur morale est admirable, leur théologie naturelle plus ancienne encore que la philosophie grecque, que nous sommes bien imprudents et présomptueux de vouloir les détruire, alors qu’il serait seulement judicieux de leur donner « un bon sens ». Mais quel est ce sens, et en quel sens est-il bon, s’il doit être occidental, voire leibnizien?

*1552-1610

*9 avril 1716, soit quelques mois avant la mort du philosophe (1646- nov 1716)

Le mariage d'Abel et Marie-Louise

14 Février 2017 , Rédigé par pascale

Mes arrière-grands-parents étaient vieux. Et chaque dimanche, cinquante-deux fois l’an, c’était gigot d’agneau et haricots blancs, précédés d’un vol-au-vent au madère, suivis d’une frisée à l’ail -la vinaigrette, à l’ail- avec un pont-l’évêque coulant à souhait. Nous apportions -enfin mes parents, les quatre arrière-petites-filles en file indienne- soit le kouglof inédit dans cette ville normande, mais un pâtissier alsacien y avait élu domicile et y faisait miracle, soit des nougatines croquantes et parfaites.

Nous devions parcourir environ quatre-vingts kilomètres pour rejoindre la cérémonie dominicale présidée par Abel -très Troisième République dans son complet gris à fines rayures et cravate grise embrochée d’une épingle d’argent qui faisait aussi cure-dents- et servie, trotte-menu, par Marie-Louise, cheveux mis en plis par la coiffeuse et retenus dans un filet qu’on savait ne pas remarquer, sa blouse du dimanche fraîchement repassée, la poche gonflée par un volumineux mouchoir à carreaux d’où s’échappaient des brins de tabac. Marie-Louise, si élégante, prisait.

C’est une scène de Mythologies barthienne. Nous arrivions, 3ème et 4ème générations, à bord d’une ID puis une DS Citroën, pas de ceintures de sécurité, pas de sécurité du tout. Dans la voiture la plus aérodynamique du monde ! La table était dressée, nappe blanche, service en porcelaine à liseré d’or, verres, grands, moyens, petits, en cristal taillé, couverts en argent, les couteaux à manche d’ivoire, presque tous tors, parce que, pour les cacher aux Allemands pendant la guerre, Marie-Louise les avait plantés dans le jardin comme des asperges. Il y avait du Sidonie Colette dans cette femme-là ! Le vin carafé et chambré comme le voulait l’époque. Vin rouge. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu, ni bu, le moindre nectar doré chez Abel et Marie-Louise, mes arrière-grands-parents du dimanche. Bien sûr, les enfants avaient droit à l’eau rougie, y compris par les plus grands crus. L’apéritif, du Porto, dans les petits verres réservés.

Les haricots blancs étaient si doux à mon palais, si onctueux, un accompagnement si enchanteur, que je les comparais à du velours, et je n’ai, à ce jour, pas trouvé d’autre mot pour le dire. Le repas avançant, la table de la cuisine se couvrait de vaisselle salie mais sans restes, soigneusement rangée en piles selon les trois tailles d’assiettes ; de verres vides, ou presque -il paraît que j’en finissais les fonds tandis que mon père et son grand-père en étaient au Calva ; de plats plus ou moins terminés, légumière, saucière, saladier, plateau de fromages…

Progressivement les enfants quittaient la table sur autorisation. Nous allions dans le jardin à la recherche de Zélie la tortue, attendant que nos parents nous appellent pour aller faire “ un tour à la mer”, à quelques kilomètres, pendant que les grands-parents se reposeraient. Abel dans le fauteuil crapaud qui l’enrobait totalement, dans lequel, un jour de semaine, il oubliera de s’éveiller. Mains croisées sur son ventre rond. Courtaud, trapu, quelques cheveux blancs et brillants alignés au cordeau. Fine moustache et petites lunettes rondes cerclées d’or, c’est ce que je croyais. Je ne savais pas que je l’aimais tant. Je ne l’ai pas su pendant longtemps. Et Marie-Louise… mais où donc se reposait Marie-Louise ? Si le signal du départ tardait un peu, les aînées entreprenaient d’engager la vaisselle dans la cuvette de l’évier débordant de mousse à ne savoir qu’en faire, le tablier emprunté à Marie-Louise balayant les tommettes… il nous fallait monter sur un repose-pied en bois de chêne ciré pour être à la hauteur. Et mon souvenir se faufile encore aujourd’hui dans le tiroir de droite du buffet, celui où Marie-Louise cachait la boîte de chocolat Menier.

Ce dimanche-là, Abel et Marie-Louise nous attendaient sur le pas de la porte. Chose tout à fait inhabituelle. Inhabituel aussi le tailleur bleu-marine et le chemisier blanc qu’elle arborait. Pas le costume trois-pièces gris qu’il portait. C’était même la seule non-surprise.

Dans la salle à manger, point de table dressée mais poussée contre le buffet Henri II, fleurie de gros pots d’hortensias blancs, nappée de… blanc. L’intrus, un “Père… blanc”, venu marier mes arrières grands-parents le jour de leurs noces… d’or ? de diamants ? en présence de leurs quatre arrière- petites filles et de leurs parents !

J’appris bien plus tard, et de façon désordonnée, que ledit religieux, nouveau venu dans la paroisse où Abel et Marie-Louise s’affichaient laïcards sans concession, sans ostentation, et sans revanche, avait su les attendrir et les convaincre qu’il fallait quoi ? clore le parcours par une bénédiction religieuse dont ils n’avaient jamais voulu ni aux jours lointains de leur jeunesse, ni plus tard, leur consentement devant Monsieur le Maire valant à leurs yeux pour seul engagement ? Je dirais bien Grâce lui soit rendue ! si je ne craignais d’en faire un peu trop. Au moins puis-je affirmer devant Dieu sans mentir, avoir assisté au mariage de mes arrière-grands-parents.

Et peste soit des mécréants !

 

Rêverie d'Empédocle (III)

11 Février 2017 , Rédigé par pascale

Dans les villages échancrés de la montagne, seule la neige apaise le volcan, comme une écume imaginaire. Une fois encore, c’est à l’Etna que je reviens pour entendre toute vérité.

Il neige.

Incomparable expérience du temps qui vagabonde en silence. Dans cette intensité folâtre, toute blancheur m’enveloppe. Doucement le monde flotte alentour, et les flocons déclinent une trace indécise jusqu’à terre.

Il neige.

Mon âme est résignée à s’abolir dans cette mort tolérée, brouillée, destinée. Une déréliction immense m’encercle. Je deviendrai rocher au milieu des rochers. Et pour atteindre les pierres brûlantes calmement posées comme un trop plein d’être, j’irai rejoindre les profondeurs de la Terre. Ma chute est ardente mais pure, adoucie par la certitude d’aller au cœur même de Gaïa et m’y fondre, redevenu métal liquide sous l’effet de la chaleur. Aucune peur, seul mon désir insinué dans mes veines glacées comme la gélivure dans les arbres envieillis par l’hiver. Désir. Attirance. Attraction pour le gouffre. Baudelaire anticipé dans sa célébration du trouble primordial. La terre s’inverse, se renverse, s’involue dans le cratère.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, le silence, l’espace affreux et captivant.

Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort. Derniers mots de Zarathoustra. La montée se fait contre le vent. Dans la froidure de la montagne. Dans le combat silencieux d’une conscience solitaire. Douce et mélancolique Sicile, ma terre aimée. Trinacria ensoleillée, que je ne connais plus. Devenue empyreumatique, hyperboréenne. Le froid me gagne, et la nuit. Où est la tendre rêverie sur la plage d’Akragas? Etait-elle rêve d’un rêve? Mes songes volcaniques devenus sulfureux, le sable blond et chaud, terre et roches laviques dans le noir étnéen.

Zarathoustra le Voyageur murmure à nouveau : au sommet de la montagne où il faisait froid... Empédocle serre sa chlamyde sur sa poitrine, car malgré la tunique de lin, il grelotte. Ses longs cheveux dégagent son front et ses tempes pour battre ses épaules. Ils ne sont pas fumée légère selon la belle image empédocléenne de Léonard, le peintre-philosophe-démiurge prométhéen, l’autre, illuminé, inspiré, si beau dans son manteau rose, drapé comme s’il l’avait lui-même dessiné. Empédocle sombre et tragique plus que de coutume, monte péniblement, tourmenté. Se jeter dans l’Etna. Redevenir un dieu.

 

« Sit ius liceatque perire poetis » Horace

(Laissons aux poètes le droit de périr à leur guise.)

 

 

La petite fille et les grands vins

7 Février 2017 , Rédigé par pascale

 

Si « goûter un vin, c’est réveiller l’enfant en soi », un souvenir d’enfance peut-il être oenologique ? S’agit-il de la même chose ? Combien d’entre nous réalisent-ils ce cheminement, comme une réincarnation inversée, soit qu’ils aient cette faculté des plus rares de rappeler en eux les sensations primitives, les émotions primordiales, soit, plus rare encore, qu’ils aient eu précocement une expérience réelle, charnelle, existentielle, du vin… La relation de Colette et du vin (qu’il faut décliner sur le mode pluriel, les vins) participe des deux à la fois, comme un supplément d’exception. Bien que le vin soit pour elle élément vivant, personnage et même personne -on le verra- unité, entité, substance, comme autant de mots d’une métaphysique élémentaire et... matérielle, ce qui fascine, c’est la personnification, c’est-à-dire la connaissance spécialisée, identifiée, individualisée qu’elle en a. Comprenons : il n’y a que des vins particuliers, voire des moments pour des vins particuliers, à célébrer dans une volupté générale.

Le vin est donc pour Colette, souvenir d’enfance au sens strict, et non médiateur, médiation pour un retour à l’enfance par les évocations puissamment subtiles de ses parfums, par exemple. Qui peut se prévaloir d’une initiation, Colette dit un sacre, au muscat de Frontignan, à trois ans, âge du lait, du chocolat chaud, évidemment de l’eau ? L’eau, élément paradoxalement plus sauvage, puisque directement puisée de la terre qui la charge et s’en gonfle, sans transformation ni travail de l’homme, sauf à modeler des objets pour la recevoir, fontaines, cruches, carafes, verres et gobelets. De faïence, d’émail, de porcelaine, tout est occasion pour décrire la matière, le geste, la chose. Occasions d’enfance. Colette aimait que la corvée d’eau la joignît aux enfants du village qui s’égaillaient vers la Fontaine du Saint-Jean pour y célébrer des bacchanales d’un autre âge, dans tous les sens du mot. Expérience quasi érotique de ces jeunes humains qui tétaient le nombril des cruches, tandis que Colette, quand elle ne les brisait pas, s’amusait à s’enfler à plein ventre, d’eau du Saint-Jean, devenant elle-même réceptacle, récipient, autant que les cruches ventrues, insolemment sexuées. Une découverte aussi essentielle ne pourrait évidemment jamais contredire, atténuer ou annihiler l’autre émotion, contemporaine et tout aussi définitive, l’initiation au Plaisir des Vins.

« Le vin et l’eau ne sont-ils pas des éléments pacifiques et fraternels qui coexistent sans reproche ? ». Cette belle affirmation, formulée par élégance interrogative, est... nietzschéenne. Colette en pratiqua l’exactitude dès les premières années de sa vie, et n’eut jamais à la démentir, mais elle avait cinquante ans passés quand elle se découvrit sourcière, mais sourcière comme il n’y a plus de sourcière. Détecteur d’eau, révélateur de source... sourcière à la limite de la sourcellerie écrivait-elle malicieusement à Anna de Noailles. Depuis toujours intimement, sacramentellement, précieusement fille de l’eau, peut-on s’en étonner ? De la Fontaine du Saint-Jean, du brouillard vivant comme une âme dans les petits matins de l’enfance, de la rosée qui fait ruisseler le tronc même des arbres, au puits inépuisable de la maison dans le Var, Colette n’a jamais cessé d’aimer l’eau. Il n’y a qu’au sein de l’eau qu’on ignore l’âge. Je touche terre au fond de l’eau. L’eau parcourt ses rêves, elle a un langage syllabé, elle est parlée, elle parle. Ce n’est point métaphore, satisfaction d’écrivain, effet rhétorique -auquel Colette ne céda jamais- mais union. Sensation. Fusion originelle.

La petite fille qui aimait l’eau buvait du vin. Tous les jours si on l’en croit. Frontignan donc à l’âge des balbutiements, dont elle dit plus tard, en toute logique rétrospective qu’il est -à l’instar d’ailleurs du vin de Lunel- un vin pour enfants. Pour sa magie, il fut coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! le muscat, traître, sucré, mordoré, est pour Colette, exactement parlant, un breuvage. Qui, de son père ou de sa mère, lui tendit le premier verre de vin ? La question, qui ne se pose pour aucun enfant -car, non seulement les enfants ordinairement ne boivent pas de vin et quand ils sont en âge d’en boire, ils ne sont plus des enfants, mais encore, un tel geste initiatique est conventionnellement celui du père pour son fils- la question trouve ici une réponse multiple.

On pourrait dire d’abord qu’on ne naît pas en Bourgogne impunément. Certes. Mais Colette nous apprend que son pays natal était veuf de ceps. C’est la Bourgogne pauvre. On n’y vendange pas, d’aussi loin que remontent ses souvenirs -on peut lui faire confiance- parce que c’est bien écartée de La Puisaye que passe la veine qui charrie les crus illustres. Notre petite bourguignonne habite tout simplement dans une maison où le vin abonde, et bien avant que son propre père n’y pose sa seule jambe vaillante, puisque le premier mari de Sido sa mère y avait élaboré une cave. Voilà une raison bien ordinaire que l’histoire familiale perpétue en la personne du second mari. Mais la présence de bouteilles, fussent-elles prestigieuses -Château-Laroze, Château-Laffitte, Chambertin, Château-Yquem- ne suffit pas. Il faut aussi accompagner ce père à des réunions électorales que termine une tournée de vin chaud. Savoir que le vin, le bon vin, est chose si précieuse que l’enterrer est la première des préoccupations de sa mère à l’arrivée du soldat allemand en 1870. Il faut qu’une telle mère, quand la petite n’a pas bonne mine, lui verse un peu de Château-Laroze pour lui redonner des couleurs. Que la même, ayant le goût fin, mais qui ne buvait guère que de l’eau, serve à sa fille à l’heure du goûter quelque consistante côtelette accompagnée de... Château-Laffitte, Chambertin ou Corton. Colette, de son propre aveu, épèle des bordeaux à l’âge où l’on lit à peine. Il est vrai qu’elle en avait fini avec La Comédie Humaine à sept ans !

Alors, versé dans son joli petit verre en tulipe, Yquem un peu huileux, Yquem éblouissant, Yquem illumine à tout jamais la mémoire de la petite bourguignonne et laisse des empreintes que l’écrivain retrouvera toujours. C’est le vin de Château-Yquem, par exemple, dont on consent à révéler la présence dans une armoire, en donnant la clef d’une pièce pour un rendez-vous galant, donc secret. La Topaze d’Yquem dira-t-elle.

C’est la petite fille encore qui tient la main de l’écrivain quand elle trace les mots qui disent un bordeaux très joli au parfum léger de café et de violette. Qu’on ne s’étonne pas que dans une lettre à son amie, Marcel Proust les reprenne littéralement comme on reprend une gorgée d’enfance. La bonne odeur de violette d’un vin de Mouton de 1873 qu’on offrit à Colette pour son soixante-quinzième anniversaire, n’est pas seulement expression convenue, connue ou consentie par l’usage amateur. Les bonbons à la violette, elle continuait d’en offrir à ses amis, parce qu’ils ont le goût de notre enfance, car ma mère les aimait. Jamais les mots ne rattrapent la mémoire, surtout la mémoire des sens -y en a-t-il une autre ?- toujours ils sont par elle attrapés.

Depuis sa naissance jusqu’à cette année 1948, une bouteille l’attendait, d’une vie secrète et silencieuse. Pour elle, Colette a les mots attendris qu’on a pour un enfant, et pour son petit ventre. Tenue couchée, non point parce qu’il le faut, mais parce que la bouteille précieuse EST Colette, on ne la relève qu’à l’heure du dîner anniversaire où, pure magie, par quelque feu, une couleur atténuée, elle est alors éveillée. Qui de l’homme ou du vin a le plus de mémoire ?

Colette avait entre onze et quinze ans quand elle buvait à gorgées réfléchies, comme pour mieux comprendre le mystère de cette sorcellerie céleste. Mais le vin ne se laisse pas comprendre. Se laisse-t-il même connaître ? Oui, par la précision des mots. Si l’on veut bien confesser que le mot n’aura pour justesse que celle de l’accord conféré par l’usage, voire par l’usure. Une traduction rendue fidèle par la mémoire, la collective et l’individuelle. L’individuelle dans la collective.

Depuis l’enfance, je connais le vin français et je le tutoie.

 

 

La jeune fille et le vieux champagne

5 Février 2017 , Rédigé par pascale

   Si d’écriture, comme on dit d’aventure, il y a un lien entre Colette et les vins, c’est parce qu’elle les fréquente à l’âge où la parole se constitue, où le monde devient objet de parole, et l’être humain sujet parlant. Et, pour quelques jeunes têtes particulièrement douées, si l’expérience inclut naturellement de pénétrer dans le royaume enchanté de la lecture, tout est mot, et tout mot est moyen pour saisir tous les éléments vivants de l’existence et s’en faire une mémoire. Pour Colette -qui n’a cessé sa vie durant de clamer son horreur d’écrire, sans jamais se désavouer ni en public, ni en privé- les mots sont à ce point sa chair et son sang, son essence et sa nécessité qu’il ne peut y avoir place ici pour la contingence ou le hasard, s’ils signifient l’imprécision. Pour autant, les mots qui lui servent à dire les vins ne sont jamais vraiment techniques, bien que redoutablement efficaces. D’autant plus puissants qu’ils passent d’un registre sensoriel à l’autre, traversent les catégories de l’abstrait et du concret, accrochent des images en fulgurances, ne rechignent pas à l’humour, jamais ne renoncent à l’émotion. Prêtent toujours à l’attendrissement. Inversent les causes et les effets, les objets et les sujets, font immanentes les transcendances. Je m’écoute être heureuse, dit-elle, un verre d’Asti entre les mains, ne sachant plus très bien du réel ou de son trouble, lequel est le plus tangible.

   Les bulles de l’Asti moscato spumante recouvrent d’un treillis léger et vaporeux bien des pages de ses romans, nouvelles, et de sa correspondance. C’est, à l’évidence, un vin qu’elle aime. Il apparaît avec ou sans surprise, soit qu’il accompagne simplement une noix de côtelette, soit qu’il invite à la sensualité consentie, il est prélude au plaisir et non prétexte à des plaisirs à venir. Je tends mon verre et je bois plus lentement, les yeux mi-fermés de délices. Parlant de l’Asti, Colette dit toujours de lui qu’il est traître, déposant une chaleur joyeuse à l’ourlet de (ses) oreilles... et bien que son odeur musquée ait sur elle des effets ravageurs, -et tous les vins mousseux avec lui, le Frascati par exemple- il est d’abord sensation physique, si l’on ne craint pas le pléonasme : il mouille en pétillant (les) narines, fait s’effriter dans la bouche les gâteaux comme du sable sucré. A l’annonce de son nom, la jeune fille rougit de gourmandise...

   Aux Frascati rose, Orvieto jaune, Chianti sombre rubis, ou Madère simplement d’or, qui ne sont pourtant pas rien au regard des souvenirs amoureux, affectueux, amicaux qu’ils ont abrités, défendus et protégés, Colette voue estime et considération. Mais que dit-elle du champagne ? Qui est de toutes les circonstances, préméditées ou non, fixées par le calendrier ou par l’histoire familiale, désirées ou plus simplement imaginées, promises ou rêvées. Le champagne, murmure d’écume, plaisir des yeux et des oreilles, perles d’air bondissantes, que l’on hume en ouvrant ses narines, pour mieux plonger dans le plaisir. Pour Colette, le champagne, sec et vieux, exhalant alors un lointain parfum de roses, est parfait. Et la jeune fille suce la mousse en clignant des yeux. Elle luit comme une perle.

   Le champagne est le vin de la fête et des Rois, de la digne célébration d’un anniversaire, ou de la sortie d’un livre. Colette, recevant le livre dédicacé de Renée Hamon lui écrit : Que j’aurais voulu fêter sa sortie par un petit déjeuner à la beaujolaise, mouillé d’un peu de champagne ! Le champagne remplace tout vin, le bordeaux par exemple, quand il s’agit de transformer un repas simple en récréation, ou d’accompagner, de préférence au cidre, le déjeuner d’un chauffeur de maître ! Du bourgogne, du bordeaux ou du champagne, ce dernier l’emporte toujours pour séduire, séduire à tout prix. Une bouteille de brut, avant le homard, et la griserie va venir. Promesse.

 

Point de suspension...

1 Février 2017 , Rédigé par pascale

   C’était au dix-huitième étage d’un hôtel luxueux, étage réservé à cause de son point de vue aux consommateurs nonchalants, ou aux hommes d’affaires, en raison cette fois de son confort. Dehors la chaleur est toujours pesante, je me dis que le ciel baudelairien existe ici, bas, lourd, gris, ce couvercle qui ne s’est soulevé à aucun moment aujourd’hui, n’a ménagé aucune trouée, et a maintenu Hong-Kong dans l’étuve. Je laisse aller mon regard pour ne rien voir en particulier. Devant moi, le panorama est contrasté : des immeubles toujours et de l’autre côté de la baie, en contrebas des constructions plus récentes, qui n’ont à mon avis aucun charme. Entre le monde extérieur et moi, la surface lisse et polie des vitres. Je me sens un peu en absence de rêve. Pourtant mon indolence sans aspérité est bientôt rattrapée. L’intrus vient du dehors sous la forme d’un échafaudage qui ne se présente pas d’abord comme tel. L’extrémité d’un gros bâton arrive à ma hauteur -18ème étage!- de l’autre côté de l’immense croisée de verre teinté, comme s’il montait depuis la terre. Puis un second, un troisième, chacun à distance égale, comme autant de barreaux devant une fenêtre qu’on voudrait condamner.

   En quelques minutes, toute la surface extérieure est doublée par cette trame verticale. Quelques minutes encore, et la voilà quadrillée : perpendiculaires aux premières, d’autres immenses tiges viennent achever le treillis. Alors apparaît un homme qui passant d’une barre à une autre comme une danseuse, s’accroupit, enroule une jambe pour se fixer. Rien ne le tient, rien ne retient ce funambule-ouvrier, qui assure chaque croisement de son échafaudage en le liant d’un lacet fin et souple. Je réalise avec stupéfaction que le building de béton et de verre est en train d’être revêtu d’un châle de bambous, un tissage aux larges mailles, certainement pour quelques travaux de réfection.

L’acrobate sent-il ma présence alors? Protégée de la nuit tombante et du vide derrière la fenêtre, je n’en suis pas moins terrifiée. Le temps de boire une nouvelle tasse de thé, mon arpenteur du ciel a disparu, arrivé probablement au dix-neuvième étage.