inactualités et acribies

Le muguet porte-bonheur ?

28 Avril 2017 , Rédigé par pascale

   Le muguet est une fleur hypocrite. Ce n’est pas un anthropomorphisme, un psychologisme de bas étage, même s’il faut sacrément se plier en quatre pour le ramasser, mais le terme s’appliquant à toute capacité à se présenter autre que ce qu’on est, est d’usage attesté en botanique. Ainsi, le Muguet de Mai (Convallaria majalis : il pousse en mai et dans les vallées) le joli muguet timide et candide est redoutablement toxique. N’ayons point d’arrière-pensées, de celles qui poussent dans les plates-bandes de nos jardins intérieurs, pour chercher à y voir la raison pour laquelle quand un Maréchal-nous-voilà changea le jour de la fête des Travailleurs pour celle du Travail, il intronisa définitivement le muguet, en lieu et place de l’églantine rouge. Rouge, rubiginosa. Rouge et sauvage. Car nous n'en savons rien. Mais lui non plus.

   Hypocrite - ποκριτής (hypokritēs) – convient au jeu de l’acteur qui se doit de n’être pas, sur scène, ce qu’il est quand il s’en éloigne, et l’inverse, ou au politicien peu fiable, contrefait, que cache l’habile orateur, tel est son sens premier. Le muguet peut tuer, en quelques instants, si vous croyez sa mine affable et le mangez, il s’attaque à votre cœur, non qu’il vous soit cordial, bien au contraire, il vous fait la peau, comme une fleur ! Ne pas le croire sur paroles, mais, comme le dit l’un des sens les plus anciens de l’hypocrite : de la nécessité de traduire, interpréter son jeu, le jeu de l’acteur. Paroles, paroles… Ne pas se laisser prendre pour des cloches, ni des clochettes, petite clochette devenant grande, peut nous filer le bourdon….

   Revenons à la douce églantine. Douce et révolutionnaire : ses piques, son fruit, le gratte-cul hyper vitaminé, parfait par les temps qui courent, où les poils à gratter ne sont pas là où on les croit. Et retour à l’hypocrite, à tout ce qui conte fleurette. Le muguet n’est plus si loin puisqu’il nous faudra bien troquer le bouquet rouge de la colère pour un brin, une brindille, une branchette, quelques clochettes...

   Fabre, le si bien surnommé d’Eglantine, homme de théâtre, acteur et dramaturge, en connait donc un rayon sur l’art de la représentation publique. De l’hypocrisie étymologique. Mais pas seulement, puisqu’il fut convaincu de manœuvrières actions qui lui valurent emprisonnement et tribunal. Et décapitation. Faux en écriture et corruption furent deux parmi d’autres des accusations dont il fit l’objet. Passons…. des broutilles ! On lui doit tant par ailleurs : il pleut, il pleut bergère…. le muguet du premier mai (en avant-première du ci-dessus maréchal) et le calendrier révolutionnaire qui le vit mourir en Germinal, c’est-à-dire à la saison où les fruits succèdent aux fleurs.

   J’ai beau tourner cela dans tous les sens, je me retrouve quand même un peu sonnée. Nous n’irons plus au boisLe Mai, le joli Mai disait Apollinaire… un brin défectueux sur l’hypocrite blancheur d’une fleur capable de nous mettre sous cloche, et sous terre, mine de rien. Entends-tu les clochettes tintinnabuler, qu’il chantait l’autre…..


 

 

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des vins à vivre, à boire et à manger...

23 Avril 2017 , Rédigé par pascale

On serait bien étonné si l’on devait, aujourd’hui, boire les vins des anciens Grecs. Sûrement même, on ne les apprécierait pas du tout ! car, contrairement à ce qu’on croit, on dispose de très nombreuses informations sur leurs composition, goût, aspect, couleur. Ce qui autorise à affirmer qu’ils ont si peu à voir avec les nôtres. Rien à voir même.

Mais d’abord, on peut tenir pour constante la règle grecque de ne pas boire de vin pur, akratos (ἄκρατος), qui contraint l’homme à se courber, tandis que le vin mélangé lui permet de se tenir droit ; cette invitation, quasi-injonction, est d’ordre philosophique, éthique pour le moins, et même politique, au sens premier (qui se soucie du bien commun et de l’ordre civique) à l’égard d’une boisson tout à la fois mystérieuse et dangereuse, qui joue comme poison et comme remède, une drogue –le mot grec ‘pharmakon’ (φάρμακον) dit tout cela en même temps- où l’humain se dépasse, comme dans l’extase, mais où il se change aussi en brute, retrouvant sa bestialité.

Le vin a donc tout à voir avec l’art de la vie, privée et publique, ce qui n’est pas exactement parlant l’art de vivre, (pourtant leitmotiv de toute la sagesse ancienne) car il a rendu possibles des réflexions diététiques, des pratiques culinaires, des savoirs médicaux. Il ne s’agit pas tant de ‘consommation' de vin que d’usages pluriels du vin. On peut aussi tenir pour établi, qu’à de rares exceptions –lors du rituel de l’Etable aux Bœufs par exemple*- il n’y a pas de pratique solitaire du vin**, presque toujours condamnée depuis Homère où l’absorption débridée, déréglée -par les marins entre autres- mène aux disputes, au désordre, aux meurtres, in fine à leur perte. Le savoir-boire distingue l’homme civilisé du sauvage.

Ces deux constantes, pas de vin pur et ne pas boire seul, dessinent deux axes essentiels d’un tableau encore incomplet.

Les Grecs boivent du vin coupé d’eau, d’eau de mer, et d’autres vins ; et du vin aromatisé. Sur les proportions de ce coupage, les chiffres divergent. Le vin le plus anciennement célèbre, toujours chez Homère, vient de la côte de Thrace, de Maronée, celui-là même qui aurait enivré le Cyclope Polyphème. On lit qu’on le coupait de vingt fois sa quantité d’eau, ce qui semble beaucoup (mais le titrage était sûrement très élevé, 16-18°). Il est plus courant de lire trois parts d’eau pour une de vin. Homère vantait aussi le Pramnios, venu de Smyrne, avec lequel la fameuse magicienne Circé préparait sa potion. De Lesbos venaient des crus célébrés et appréciés dans toute l’Antiquité, dont le Méthyme, au goût naturellement salé puisqu’il venait de terrains salifères en bordure de mer. D’une manière générale les Grecs aimaient les vins vieux, à consistance sirupeuse. Ils n’hésitaient pas d’ailleurs à leur adjoindre du miel (c’est le mélicraton) ou de la cannelle pour adoucir ceux qui n'étaient pas suffisamment édulcorés à leur goût. Mais, à croiser et comparer les textes et les témoignages, force est de constater que chacun prétendait être ‘le meilleur’ comme le Thasos, et/ou le plus célèbre, celui de l’île de Chios, un vin noir (rouge), ou le petit Psithion vin doux qui se buvait en mangeant des huîtres. On ne peut tous les citer. Si l’on en croit Pline, l’homme, c’est-à-dire l’homme grec, aurait  (déjà) inventé 185 sortes de vins, et plus du double si l’on tient compte des variétés!

Coupé d’eau de mer donc ! Et voilà comment : on a laissé sécher les grappes, on les a foulées en ajoutant l’eau de mer dans la proportion d’environ un tiers, [dans certains cas, l’eau de mer est préalablement bouillie jusqu’à évaporation des 2/3], puis macération dans des jarres, fouler à nouveau et pressurer. Ne pas soutirer avant l’équinoxe de printemps. Si l’on voulait un vieillissement prématuré, on plongeait les amphores -des jarres plus grandes- dans la mer, remplies de moût et lavées à l’eau (de mer) parfois, mais pas toujours, enduites de poix ou saupoudrées de cendres de sarments. Fréquemment, séchage des grappes sur des claies, en les retournant plusieurs fois, pendant trois jours, et vieillissement en jarres exposées au soleil ; on pouvait aussi laisser le raisin s’y confire après épamprage, en tordant le pédoncule de la grappe. Sur les vins parfumés et aromatisés, Pline est notre informateur zélé et bavard. Il note et liste des alliances surprenantes, dont il dit que certaines recettes sont aujourd’hui perdues : vins à la racine d’asperge, à la sarriette, à l’origan, la menthe sauvage, à la myrrhe, au calame -un roseau odorant- la cannelle, le myrte, le safran, aussi pour le colorer. Il y a plusieurs manières de procéder : soit dès la mise en jarre du moût, dans ce cas, la partie utile/parfumée de la plante est broyée et enveloppée d’un linge, soit juste au moment de boire. On lui adjoint parfois des épices –du poivre- afin de le conserver plusieurs années, et pour lui donner de la vigueur on l’additionne d’un peu de terre glaise, de plâtre ou de marbre pulvérisé. Athénée, un auteur du 1er siècle célèbre pour ses fameux Propos de table, -Deipnosophistes (Δειπνοσοφισταί)- source inépuisable d’anecdotes reprises de toute la littérature sur les banquets, dit que pour rendre leur vin blanc moelleux, les gens de Mendé, (au Nord) arrosent les grappes de suc de concombre sauvage, et qu’à Thasos, (petite île au Nord de la Thrace) on jette de l’axonge –graisse de porc fondue- qu’on a triturée avec du miel, dans la cuve. On peut aussi râper du fromage de chèvre et de l’oignon qu’on verse dessus.

Il y a de nombreuses habitudes et règles pour boire le vin chez soi, mais redisons-le, toujours avec d’autres, ou lors des banquets publics dont la Grèce ancienne s’était fait une véritable spécialité dans tout le bassin méditerranéen, notamment en Sicile. Deux Banquets « privés » nous sont bien connus : celui de Platon et celui de Xénophon, tous deux occasions de mettre en scène Socrate, seul de tous les commensaux à résister à l’ivresse. Bien qu’ils soient banquets d’écriture, je veux dire probables fictions, ils ne dérogent pas aux coutumes en vigueur que l’on retrouve avec tant de détails chez notre compilateur Athénée, quelques 500 ans plus tard. Et Athénée connait ses sources sur le bout de ses papilles !

*il y a bien de la frustration à devoir resserrer tant de renseignements et découvertes, c’est pourquoi, il n’est pas dit que je n’y revienne pas... encore

**Nous parlons, bien entendu, de ce que disent les textes et l’archéologie –le moyen de faire autrement ?

 

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sans doute, mais il y a le cercle

19 Avril 2017 , Rédigé par pascale

Infatigable, l’enfant monte et descend la ruelle, courant derrière son trochus, un cerceau de fer -parfois de bronze- qu’il fait rouler au moyen d’un bâton tordu qui soulève une poussière fine et sèche. Il évite de mieux en mieux les cailloux, les fissures, les détritus, de sorte qu’au bout d’un moment, son parcours devient quasi parfait. Et bien que le trochus soit activé par un bois torse, il n’en avance pas moins sans aucune déviation. L’ombre double de l’enfant et de son jouet se projette sur chaque mur qu’ils dépassent, de plus en plus aériens.

Assis sur un seuil de porte, le vieil homme observe l’enfant, se penche et d’un doigt sans faiblesse, ébauche dans le sol un glyphe circulaire, un soleil qui court aux limites de l’univers, roule et trace le cercle du temps, et l’enferme (Anaxagore). Et la lune, comme un disque, une lentille toute ronde, passe autour de la terre, dessinant une courbe. Les raisins de Dionysos, les grenades de Perséphone, les pommes d’Artémis... ronds. (Parménide) Tout est rond! les balles des enfants, les roues du char de la déesse. Ronds l’œuf, l’anneau. Arrondi, le profil de la Muse Endormie. (Brancusi)

A nouveau, le regard attendri d’Empédocle vient de découvrir l’exceptionnelle irruption de l’Etre dans les choses ordinaires (Heidegger). Se recueillant autant par choix du risque de l’esprit que par refus de toute rupture, il continue d’observer le garçonnet alors que son attention se détache aussi du spectacle extérieur pour se lover, progressivement, en une pensée vagabonde d’abord, achevée ensuite. Comme unie avec le cœur même du monde. (Nietzsche)

Et l’index continue de dessiner des cercles dans la poussière. Petits, puis de plus en plus grands, ils organisent une figure concentrique, forme de l’homme, du monde, de l’univers. Tous les cercles se ressemblent mais aucun ne peut se superposer à l’autre : soit il le dépasse, soit il le comprend. Car l’exacte correspondance de deux cercles se solde par la disparition de l’un. Mais lequel ? Similitude signifie négation. Empédocle vient de le montrer. Des cercles qui se propagent interdisent au contraire toute disparition et perpétuent un mouvement unitaire dans la différence…

Dans le monde tout est rond. Ronde la couronne de chêne qui récompense le vainqueur de la course de chars à Olympie. Ronde la pupille, l’œil de la poupée. Ronde la coupe en bois de hêtre, scyphus, dans laquelle on boit le vin et qu’Hermès tient en ses mains par la volonté des artistes et des poètes. Ronds les vents qui tourbillonnent, les ciels du peintre, et tous ses soleils qui tournent, cette façon de travailler en rond qu’il dit devoir aux Grecs qu’ils l’avaient senti bien avant lui. Parce qu’ils sont ronds, les Tournesols sont une peinture simple, c’est-à-dire accomplie, c’est-à-dire cosmique. Courbe la conque marine d’Aphrodite. Enlaçante Philia. Circulaire la Ronde des Heures.

Mouvement arrondi du savoir qui revient éternellement sur lui, s’enroule et se désenroule. A l’origine il n’y a que des cercles, cercles des temps, cercles des espaces, des générations, qui disparaissent et reviennent autres,  le trait qui jamais ne commence et jamais ne s’arrête, et pourtant enferme toute chose en sa curvité.

 

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des chiens, des rois, des chèvres, un dieu… le vin….

15 Avril 2017 , Rédigé par pascale

Les légendes de la vigne sont entièrement liées à celles de Dionysos*. En territoire athénien, en Attique, Dionysos est un dieu habile et stratégique qui serait arrivé pacifiquement chez le roi Icarios. Il cache le premier plant de vigne –ou le premier plant de vigne de la région ?- dans les plis de son manteau pour en faire cadeau au maître de maison, dont certains disent qu’il était horticulteur. Il lui promet une boisson hors du commun. Après l’émerveillement –première manifestation de l’ivresse- un des buveurs tombe. Un autre s’écroule. On croit à un empoisonnement, ou à l’ensorcellement par une potion magique. Icarios est désigné comme responsable, frappé, mutilé, jeté dans un puits. Cela se passe sous les yeux de sa chienne, qui mènera la fille du roi au tombeau de son père. Après quoi, elle se pend.

Ce détail “canin” n’est pas anodin. Dans une autre légende, il est question aussi d’une chienne, celle du roi d’Étolie, Orestheus, qui donne naissance à un morceau de bois. Une fois enterré, celui-ci pousse et devient cep, puis vigne. On sait aussi que le moment de la Canicule, c’est-à-dire étymologiquement, la montée de la constellation du Chien, est celui de la maturation du fruit. Maera (nom de la chienne d’Icarios) est d’ailleurs celui d’une figure de cette constellation.

Ce mythe est intrigant. Il fonctionne comme mise en garde dramatique. La vigne, ou plutôt les effets spectaculaires du vin [dont les bergers d’Icarios ont dû rendre directement responsables et le plant de vigne et celui qui l’apporta] n’est décidément pas un végétal comme les autres.

Trois autres légendes peuvent illustrer, s’il le fallait encore, la double origine, humaine et divine, du vin et de la vigne : -du haut du ciel, un jour, une goutte du sang des dieux tomba sur la terre. Il en germa un arbuste à tiges sarmenteuses, avec vrilles et pampres. Une vigne sauvage qui s’enroule autour des arbres.

Le déjà cité Orestheus, parfois nommé Oineus (Οἰνεύς) –ce qui donne son nom au vin- poussant devant lui un troupeau de chèvres, découvre une vigne en suivant un bouc qui disparaissait pour brouter. Il en écrase le fruit, qui est une grappe, et en mélange le jus aux eaux du fleuve. Premier mais/et légendaire témoignage d’une des pratiques les plus courantes et les plus sophistiquées –et souvent méconnue- en matière de vin dans la Grèce antique, le coupage*.

Enfin, selon Pausanias, un grec d’Asie Mineure du 1er-2ème siècle après J.C, très prolixe sur ces questions, il y avait à Athènes, dans un sanctuaire consacré à Dionysos, une fresque où le roi de Thrace, Lycurgue, voit surgir sous ses pieds une vigne qui le paralyse pour le punir d’avoir persécuté Dionysos et ses nourrices.

*j’y reviens, j’y reviens…. bientôt

 

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Hong-Kong

11 Avril 2017 , Rédigé par pascale

… de lumières,

J’ai reporté le moment d’écrire les gratte-ciel, les tours, les immeubles de cette ville porc-épic. Mais où que j’aille, je ne puis les éviter. De près, de loin, je me cogne à leur netteté, leur brillance, pour ceux bien sûr qui font l’orgueil de Hong-Kong et qui ne cessent de fasciner mon regard librement appuyé le long des parois. A Hong-Kong, où il n’y a pas la moindre petite construction entre les immeubles, j’invente pour moi l’expression « écho optique », puisque chacun renvoie à l’autre une image, à son tour retournée au premier. Je me suis laissée aller, je l’avoue, aux charmes baroques des reflets sur les façades glacées, et à l’enchantement des vitres argentées de la finance qui miroitent et ondulent sur les murs qui brillent.

Dans le quartier des affaires, Central, les molosses rivalisent de gigantisme et de beauté. Loin de ressentir la véracité des préjugés toujours liés à ce type de constructions, je m’émerveille, et mes yeux circulent sans se lasser de la Bank of China, angles acérés, saturation de triangles, au Lippo Centre, empilement ludique de cubes aux tailles diverses et à l’équilibre apparemment fragile, et à la Hong-Kong et Shanghai Bank, grande sœur de Beaubourg. J’ai un faible pour le Pacific Place et ses quatre tours. La façade en est légèrement convexe et les ombres distendues y paraissent comme arrondies. Quand la ville croule sous la chaleur et les nuages, la danse des gris est un spectacle dont je ne me lasse pas. Gris bleu, gris ardoise, gris pluvieux, anthracite, acier, gris blanc, gris perle, des teintes minérales, élémentaires, lunaires, heureuse harmonie du génie des hommes et de la nature.

Je vérifie avec bonheur une intuition récurrente : il y a de la douceur dans certains paysages urbains et je m’étonne d’être plus attirée par le graphisme de la ville que par sa géométrie, qui pourtant saute aux yeux. J’aime les courbes ombrées visibles sur ces totems modernes plantés dans le roc bitumé, comme les pieux d’une Venise inversée. Et les surfaces polies, lissées, qui captent les nuages en arabesques. Et les lignes de béton, des sillages moresques. Je songe aux ciels normands, pourtant si alliés des gris, mais si différents, moins vastes, plus rapides. J’évite alors de ranger mes pensées… bousculade garantie ! Suis-je dans le même étonnement que les voyageurs arabes du XIIème siècle qui trouvèrent en Chine des stèles de pierre très hautes où les noms des maladies et de leurs remèdes étaient gravés?

Et toujours le bruit, les bruits amplifiés par la configuration verticale de la ville qui semble avoir rangé des couloirs perpendiculaires au sol et au ciel, dans lesquels tous les sons s’engouffrent, venant frapper les parois des immeubles en bondissant. L’idée que je suis dans une urbanité baroque ne me quitte pas : ses mirages, ses reflets, les frémissements de ses ombres portées comme autant de bruissantes écharpes de soie... Partout l’indécision entre l’impalpable et le réel, l’apparence si belle, si séduisante, qui ondoie en vaguelettes déroulées. Hong-Kong et ses palais grandioses mais légers, insolites, éclatants, glorieux dans leurs monochromies dégradées. Le superflu sanctifié dans un immense opéra de lumières et de fantômes.

mais d’ombres...

Hong-Kong, ville vaniteuse, le temps du moins de ma méditation, parce qu’elle me parait préférer l’inutile au superflu. Tournant et roulant le mot dans ma tête, je le trouvai juste pour cette première raison, puis après pour bien d’autres.

D’abord pour ce choix de l’inutile, du perdu, de l’incréé. Le superflu passant à mes yeux pour prendre place comme du « supplément » aux jours ordinaires, et pouvant, finalement, être dépensé, utilisé, déplacé dans son usage, ou ajouté à l’usage, il me parut, ici, plus défendable que l’inutile, bien que relevant d’une logique qui ne sera jamais la mienne. Selon moi, donner valeur à l’inutile ne peut et ne doit s’inscrire que sur le terrain esthétique, incompatible avec le cours ordinaire des choses. Or, il me parut que Hong-Kong avait donné du prix, c’est-à-dire valeur marchande à l’inutile, ce qui appelle inéluctablement l’inutile à son tour, et cela sans fin. Vaniteuse Hong-Kong qui confond puissance et pouvoir, et croit rendre nécessaire l’inutile là où le superflu aurait suffi. Mes pensées devinrent obscures comme la nuit. Des pensées d’ombre.

Je sais bien l’autre sens du mot Vanité. Vanitas. Prétentieusement installée dans l’inanité de sa condition mortelle, Hong-Kong est deux fois vaniteuse. Pour elle-même, qui érige son être à la hauteur gigantesque de son paraître, et pour ceux qui l’habitent, du moins les milliardaires, qui protègent leurs apparitions par leurs apparences, leurs vérités par leurs vraisemblances, et se cachent à la vue des plus pauvres, derrière des kilomètres carrés de baies vitrées que le soleil fait étinceler au moindre rayon. .. Il en est sûrement ainsi ailleurs, il en est certainement ainsi, partout ailleurs.

 

 

 

 

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Conte vénitien, avec la complicité de Verlaine

7 Avril 2017 , Rédigé par pascale

 

Elle écrivit l’histoire de leur rencontre future au passé. Elle savait donc qu’elle était inéluctable puisqu’elle était déjà en ses mots qui déroulaient naturellement le dessin de leurs boucles noires sur la feuille blanche.

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques


Ils n’avaient rien à se dire, les mots parlaient pour eux, hors d’eux, en eux, ils s’identifiaient à leur parole même, flottante tout autour de leur inexplicable présence. Ils devinrent mots, l’un après l’autre, s’étonnant de la chute légère des syllabes sur les pavés de la Place.

La place, bien sûr, les avaient enclos dans son texte. En suspension sous les nuages, les mouettes majuscules traçaient les accolades déliées de leur surprise. Ils ne se connaissaient pas mais chaque lettre jaillie de leurs gestes épelait leurs prénoms, qui lentement les encerclaient, les rapprochaient. Il ne suffisait plus que d’avancer, se laissant doucement porter par le seul nom de la ville.

Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Il l’entraîna. Le jour ne finirait pas. Chaque pas, chaque pierre, chaque mot suspendu à chaque rue, elle les avait posés par avance. La géographie de la ville, elle l’avait écrite avec ses mots à lui, les noms qu’il lui avait donnés, pendant ce temps si long où sa mémoire s’emplissait de souvenirs futurs. Elle parcourait maintenant le passé de leur présence impossessible… Ils avançaient un mot devant l’autre,

Tristes sous leurs déguisements fantasques.

L’eau verte leur renvoya l’image perdue de leur innocence. La ville, pour ne les quitter plus, marchait à côté d’eux. Et les revêtit d’évanescence. Dans le cahier de leur histoire étrange, les ruelles traçaient de simples lignes, où ils posèrent tous leurs mots. L’un après l’autre, ils s’offraient une parole muette bien sûr, qu’une autre parole, plus belle encore, venait assidûment remplacer. Comme autant de déguisements surgis au coin des places et des ponts, dont on ne sait jamais lequel va succéder à l’autre, mais dont on est sûr qu’il sera plus éclatant encore.

Jouant du luth et dansant

une luminescence inconnue les encerclait dès qu’ils posaient leurs souffles. Leurs doigts dessinaient sur leurs lèvres des points exquis où faire rebondir le mot à mot de leur commune lecture. Ils ne se parlaient pas.

Il traçait et soulignait pour elle un point d’espace, qu’elle se pressait de saisir entre ses mains tendues de silence. Et la ville aimait les voir se promener en elle, se promener en eux, les inconnus que le silence enveloppait.

Au calme clair de lune triste et beau,

ils tournèrent d’un coup au coin de la ruelle. De chacun des mots qu’ils partageaient depuis toujours sans les avoir jamais dits, naquirent tous les soleils de l’existence. Ils disparurent, enveloppés d’eux-mêmes, sous

Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres

 

Verlaine, Clair de lune- in Les Fêtes Galantes

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SIGNÉPONGE

4 Avril 2017 , Rédigé par pascale

 
On assiste à un bel exercice de virtuosité de la part de Derrida, avec ce petit volume qui reprend une communication orale du Colloque de Cerisy, consacré à Ponge, en 1975. Le poète est présent. C'est un ami de Derrida. Il faut donc compter avec un coefficient d'empathie non négligeable. Le texte de Derrida est parcouru, outre les citations directes, de citations implicites, comme autant de révérences à une oeuvre qu'il connaît parfaitement. Il en parle "de l'intérieur".
En musique on dirait Variations sur un thème. Derrida montre, avec pertinence et succès, que l’œuvre de Ponge est tout entière l’écriture, voire la réécriture de son nom, décliné de toutes les façons possibles. De son nom propre plus précisément. Il ne s’agit pas là d’une lecture possible parmi d’autres, c’est le sens même de l’écrire pongien. Le sens de son expression. La trame même du texte, des textes. On se souvient que texte, trame et tissu, sont étymologiquement semblables.

Il y a donc deux entrées : le prénom et le nom. Que Derrida va traiter comme des choses. C’est bien le moins qu’il puisse faire pour l’auteur du Parti Pris…Il précise  qu’il ne va pas "chercher à dominer son œuvre", il ne va pas en donner la structure, Derrida reste derridien. Il a pour seul propos un "discours sur (la) signature" dont il prend soin de dire que les traitements techniques de la critique moderne l’oublient toujours. Comme si elle ne faisait pas partie du texte. En dehors. Voilà pour celui qui depuis longtemps affirme qu’ "il n’y a pas de hors texte" une trop belle occasion déconstructrice. Ponge n’oublie jamais son nom. Il l’a dit à plusieurs reprises, c’est même comme un "engagement". Il le dit dans son œuvre qu’il ne signe pas seulement du dehors, en bas, à droite, mais qu’il marque de sa signature qui devient texte. C’est le sens que Derrida donne à l’idiome. Le style.

Francis est un mot franc. C’est avec franchise que Ponge s’engage. Et Derrida avec prudence. Il n’oublie pas que le poète n’aime pas qu’on l’explique. Ce qui serait comme une manière de salir le texte. Quand on s’appelle Ponge, si nettement éponge, on aime le propre, les textes qui nous lavent de toute métaphysique. Derrida montre (dé-montre même) comment l’œuvre poétique le réalise in texto si l’on peut dire.

Francis Ponge se renomme donc. Sous l’autorité des plus grands. Malherbe par exemple, dont le prénom, François, si proche de Francis dit bien la Francité. Un nom qu’il lisait chaque jour, quand, enfant, à Caen, il passait sous les fenêtres de la maison natale du poète, comme autant de signes lisibles… Francis est un être affranchi, "libre et dégagé" qui latinise ses nom et prénom à la manière des inscriptions sur les stèles romaines de Nîmes et de Montpellier, autres villes de son enfance : FRANCISCUS PONTIUS, poète nîmois… a-t-il écrit, lui pourtant prénommé Francis, c’est-à-dire francisé. (Pour un Malherbe. La Figue (sèche)… entre autres)

Passons à l’éponge, dont Derrida dit et montre, qu’entre l’objet sale et l’objet qui fait le propre, qui nettoie, Francis a délibérément opté pour le second. Toute son œuvre en témoigne. C’est son parti pris, Ponge est son nom propre. Et de très nombreux exemples de la manière dont F.P passe l’éponge dans ses textes y compris par des variations allitératives : songes en onge comme autant d’occasions de signer Ponge, encore et encore.

De Ponge à ponce, il y a si peu qu’il faut bien y venir aussi, ne serait-ce que pour lire ces/ses textes du point de vue lithographique. Du ponçage des pierres à Ponce Pilate ou à une improbable généalogie arabo-espagnole, il s’agit toujours de la même affirmation de propreté, d’usage du spongieux, marque et donc signature de l’œuvre. Autant Ponce Pilate s’en lave les mains, autant Le Savon, cette « sorte-de-pierre-mais » lave… Pour Derrida, F.P pratique l’usage de son nom comme un blason. En majuscules. Signature par les initiales. Manière aussi de s’inscrire dans l’histoire poétique (comme Malherbe) ou de l’écrire à la manière dont les Pompes Funèbres (P.F) le font sur les tentures des maisons des morts, une hypothèse que Derrida propose sur la pointe des pieds… (cf Le Pré)

Essai réussi donc : montrer que dans les poèmes de Francis Ponge tout est « déduit de son nom » mais de manière paradoxale. En effet, ce nom, dont il dit qu’il est une vraie "chance" est aussi la manière dont le poète pratique l’humour, voire le déni de lui. Derrida se demande même si Ponge ne "se fout (pas) de l’éponge" dans la mesure où elle lui sert à s’effacer… Question plus sérieuse qu’il n’y paraît car il la double d’une interrogation décisive sur l’aléa : Ponge, avec un autre nom, aurait-il écrit la même chose. Puisque cette chose est son nom. Que par l’écriture le poète se désigne. Et que l’écriture le désigne par tant de traces laissées dans une œuvre comme autant d’authentifications. L’œuvre comme une autographie.

*J.Derrida, Signéponge- Seuil (1988)

 

 

 

 

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