Laetitia est heureuse ! *
In extremis, elle vient de déposer son curriculum vitae. A priori ce n’était pas gagné. Mais elle a eu de la chance se disait-elle. Ajoutant, in petto, que si sa candidature n’était pas retenue, elle n’aurait pas à faire de mea culpa, le dossier était complet, elle avait joint les pièces ad hoc et les documents officiels photocopiés pro forma pour les uns, en fac simile pour les autres. Grosso modo tout allait bien.
« Alea jacta est » chantonna-t-elle en guise de satisfecit légèrement hésitant, et saisissant son agenda, elle vérifia l’heure du concert auquel elle assisterait demain, choisi en raison de la programmation du Requiem de Fauré, dont le De profundis et le Dies iræ la faisaient toujours pleurer. Tout va bien… elle allait s’offrir de facto un bout de journée de liberté, avant de reprendre ses activités ordinaires, en attendant la réponse à son courrier, laquelle pouvait arriver sine die…
Elle venait de vivre une annus horribilis. Aucun de ses desiderata, les plus simples comme les plus intimes ne se réalisèrent. Pire, les ennuis s’accumulèrent : persona non grata un jour, victime d’un quiproquo aux conséquences fort désagréables un autre, d’attaques ad hominem auxquelles il fallut bien répondre, et ainsi ad nauseam. Elle crut que cela ne finirait jamais. Difficile, impossible même dans ce contexte de s’en tenir à sa devise favorite : carpe diem. Elle n’était pas croyante, détestait toute forme de pensée magique, mais pour un peu, elle serait bien allée mettre un cierge à quelque divinité improbable, en raison de quoi elle aurait même rédigé un ex-voto ou récité un Deo gratias si succès. N’importe quoi pourvu que les choses changent pour elle ! C’était une insulte à son prénom.
Fluctuat nec mergitur ! elle se surprit à s’appliquer la devise parisienne et se sentit, sur le champ, bien plus légère au point qu’envie lui prit de s’offrir une balade, nez au vent, sans autre excuse ni alibi que son propre plaisir, la condition sine qua non pour renouer avec soi-même, hic et nunc. Aussi, inutile d’aller très loin, qu’il lui suffise de rester intra muros. Cette ville qu’elle aime tant regorge de tentations pour la flâneuse qu’elle est. Elle allongea le pas.
A sa droite, un cinéma d’un autre âge, vestige inattendu, ruine moderne, décatie, nostalgique et désertée. Déchiffrant la dernière programmation à l’affichage, elle sourit. Quo vadis ? elle ne raffolait pas vraiment des peplum mais leur reconnaissait un puissant effet analgésique, donc bienfaisant. Il suffisait juste de se laisser porter, ce qui n’est pas toujours facile si, comme elle, on a un peu plus de mal que le vulgum pecus à lâcher prise, comme on dit familièrement…
Plus loin, à sa gauche, un cimetière. Lieu de déambulations s’il en est. Le portail est ouvert. La lumière blanche du bel après-midi d’été fait luire les pierres. Invitation à entrer en méditation. Vanitas vanitatum et omnia vanitas... L’évidence gravée dans le marbre ramena ipso facto à leur juste dimension les agitations de ces semaines passées. Et telle une héroïne dont la bravoure ignorée de tous viendrait ici à la rencontre de son destin, passé le brin de nostalgie, elle renoua très vite avec l’enthousiasme lucide qu’on lui reconnaissait volontiers. Morituri te salutant … peut-être, mais le plus tard possible ! Elle retourna vers l’entrée du Jardin, R.I.P –requiescat in pace- lisait-on encore sur les dalles les plus anciennes, les plus abandonnées, les plus émouvantes, toutes de vert-de-gris revêtues, qu’elle regardait rapidement. Et joignant le geste à l’intention à la parole et à la prière, elle repartit en laissant, en effet, la paix faire son œuvre aux royaumes oubliés.
Ce n’était pas vraiment son genre de forcer le destin, les bonnes choses finiront bien par arriver ! Elle avait le fatalisme optimiste : les sévères Parques et autres trancheuses de fils, vont l’épargner c’est sûr, et ajuster leur nom à leur mission, qui n’est pas, quoiqu’on en dise, de jouer seulement des ciseaux. Ragaillardie et revigorée en quelques secondes à peine, elle sautillait dans sa tête et ses escarpins, frôlant de si près les murs et les portails qu’elle dérangea un cerbère qui ne dormait que d’un œil et lança, à son passage, des aboiements terrifiants. Son cerveau, son pas et son pouls accélérèrent la cadence…. Rétablis dans un rythme acceptable quelques longueurs plus tard, ils retrouvèrent le calme et Laetitia aussi.
Je vais me désaltérer et me poser se dit-elle. Rien ne vaut une boisson fraîche sous une terrasse ombragée. Dans la petite liste des devises ajustables aux situations imprévues qui donnent une légère illusion de grandeur, elle ne pouvait quand même pas vérifier, in situ, l’efficace de celle qui lui trottait dans la tête : in vino veritas. Elle commanda donc un soda avec glaçons. Il lui restait encore un peu de temps pour lézarder avant de retrouver ses pénates. Lézarder, elle ne savait le faire sans ouvrir un livre, un œil sur la page, l’autre sur le monde environnant… Et elle avait même le choix, puisque sortant de chez elle, indécise, elle avait jeté dans son sac Les Fleurs bleues de R. Queneau, déjà commencé, et le dernier Houellebecq. Son petit côté Zazie l’impertinente l’emporta, et elle poursuivit sa lecture là où elle l’avait abandonnée la veille, au milieu d’un flot ininterrompu de "houatures”. Ah ! vraiment elle adorait ces jeux permanents et subtils avec les mots, entre langue savante et langue parlée, et qu’on puisse lire tout autant "itemissaeste" qu’apprendre qu’il y eut –mais y a-t-il encore ? des évêques in partibus, en l’occurrence le délicieux et épatant Onésiphore Biroton. Elle ignorait aussi qu’elle faisait un peu de parémiologie, comme Monsieur Jourdain etc….
Son téléphone signala l’arrivée d’un message. C’est vrai, elle devait retrouver son ami, Quentin -le bien-nommé, au cinquième rang de sa fratrie- qui la prévenait d’un léger retard, mais par un lapsus calami qui la fit sourire, il avait écrit : “un petit regard, désolé” ! Elle avait le choix entre s’attarder encore un peu avant de ranger Queneau ou se diriger vers le lieu du rendez-vous via les ruelles et les squares pour musarder. Elle préféra la lenteur à l’immobilité, une manière peut-être d’aller quand même vers son alter ego bien qu’il ne fût pas ponctuel. Elle emprunta un passage souterrain, s’étonna que l’on écrivît partout Exit mais jamais Incipit comme s’il eût été plus important de ne pas rater sa sortie plutôt que son entrée….. Etait-ce une contamination oulipienne ? et, bien sûr, arriva encore légèrement en avance.
Assise sur un banc, elle observait. A sa droite, à sa gauche, des quidam marchaient, couraient, avançaient, l’air grave. Elle ne pouvait, de visu, y reconnaître celui qu’elle attendait, il arriva derrière elle, et plaquant ses mains sur ses yeux lança un triomphal mais un tantinet déplacé Ecce homo ! c’était tout lui. «Tu as lu mon second sms, c’était un post-scriptum, j’avais envoyé trop vite.» Bien sûr, elle n’avait pas lu. Pointant l’index vers le ciel, il proposa : ciel dégagé, température idéale, je te propose un petit tour sur la côte ! Le nec plus ultra pour achever en beauté cette journée. Aucun veto, répondit-elle, ravie. Alors, idem pour moi ! on y va !
Une heure plus tard, ils couraillaient comme deux mômes sur la plage à marée basse. Certes ce n’était pas Capri, la Corse, la Sardaigne ou les îles grecques, ce n’était pas Mare Nostrum, tout juste une petite évasion pour se donner a minima une poignée d’heures libérées du bruit et de l’agitation, en attendant demain. Les petites communes normandes de la Côte de Nacre font cela très bien. Elle grimpa sur la digue et, lançant ses bras vers le ciel s’écria ex cathedra : Fiat Lux ! Interdit, Quentin se demandait ce qu’elle voulait véritablement faire accéder au jour par cette incantation. Mais rien, rien du tout, répondit-elle. J’adore cette formule depuis que j’ai compris qu’elle n’a rien à voir avec la marque italienne de voiture… je l’envoie Urbi et orbi c’est mon côté prédicateur d’un autre âge ! je t’épate hein ? Puissent les forces invisibles peser sur les évènements ! Quel est ton vœu le plus cher dans l’instant? demanda-t-elle à son ami. Etre du bon côté du numerus clausus, répondit-il sur le champ, retombé aussitôt dans la gravité de ses soucis. Il attendait les résultats des examens. A l’évidence, l’appel joyeux aux forces surnaturelles n’avait pas eu l’effet attendu, et la légèreté s’en fut.
Lætitia et Quentin, après une gaufre, un beignet, une crêpe, un bol de bon cidre et d’air iodé reprirent la route et le cours de leurs pensées. Mais ils ne pouvaient demeurer bien longtemps sans se parler. Tu sais quoi ? Hors de question de se laisser abattre… Demain est un autre jour dixit ma grand-mère ! pour aujourd’hui, il nous reste, au choix, un petit restau, un ciné, une terrasse, un dvd… Le contraire serait un casus belli entre toi et moi ! Elle blaguait bien sûr, mais tenait vraiment à rendre son sourire à son ami. Aussi, ils bousculèrent juste l’ordre des propositions, pas d’option a minima : une terrasse, suivie d’un petit restau, un ciné, et même un dvd à suivre, enfin ce dernier seulement si l’épuisement ne l’emportait pas. Après tout, demain il fallait reprendre le rythme, dura lex sed lex. La journée, l’après-midi, la soirée, les heures, furent, in fine, à la hauteur de leur éphémère insouciance.
* ceci est une rediffusion.... à la demande amicale de Stéphanie.
être là, simplement être là
Yangshuo ma brumeuse embrumée, chuchotant dans la bruine une grisaille propre, une poésie simple. Et murmure dans la douceur les mots palpables de toute la peinture chinoise. Yangshuo qui impose son contact ouaté à mon corps ruiné de fatigue, réceptacle consentant pour toutes sensations, pourvu qu’elles le sollicitent sur le mode de la bonté. Comment dire un brouillard fulgurant mais tendre, une lumière blanche mais attendrie, la caresse douce mais ferme du petit matin, où je n’ai su voir pendant plusieurs minutes qu’un immense rideau de nuages tombé du ciel jusqu’au sol, dont le tissu par endroit usé, un peu plus translucide, un peu moins opaque, faisait deviner les masses vert sombre, vert-noir, des innombrables pics plantés là autour de la petite ville pour en dessiner le décor idéal.
Je sais ce que l’épuisement ajoute à la beauté simple pour en faire une vision de rêve, une vision touchée par la grâce. Un jour, elle finit par se déliter, sans douleur, et insensiblement reprend sa place dans la grande affaire de notre mémoire sensuelle, exotique, distinguée, aux côtés de tous nos voluptueux Etna, ou autres délicates fleurs de jasmins, ou de charnels et puissants temples d’avant les temps du raisonnement. Alors, par une violence contraire à tout ce qui m’enveloppait, je me suis défléchie de ce qui me câlinait, me cajolait, et je me suis laissée suffoquer, noyer, anéantir par les ténébrantes brumes de Yangshuo.
Après un moment que je crus très long sans avoir pu le vérifier, j’ai accepté le jeu de la séduction naturelle des lieux, de la conquête consentante du spectacle superbe, magnifique, unique, dans le registre de mes émotions paysagées, car je le savais gagné de haute lutte par un combat sauvage, primitif, archaïque. Le regard apaisé, la chair humanisée, calmée, repue, je pouvais découvrir Yangshuo qui, progressivement, entrait en mouvement aux rythmes de l’animation matutinale, et des occupations domestiques. Peu à peu, des vivants, hommes et femmes, animaux, entrèrent dans le réel ; des véhicules, des maisons, des panneaux, des rues, et autres artifices meublèrent le décor. Il me fallut résoudre l’urgence du manger, du repos, de la gestion du temps ordinaire, même dans une situation aussi extraordinaire que ma présence dans cette petite ville du Sud-Ouest chinois. Je suis passée devant le Bâtiment de la Poste et du Téléphone sans même l’avoir cherché. Il ouvrait à huit heures. Je m’étais donc retrouvée : dans moins d’une heure, je pourrai laisser quelques mots sûrement banals sur un répondeur.
En deux heures les brumes se sont estompées. Toute chose semblant reprendre une place abandonnée pendant la nuit, ce matin dont je ne peux pas dire qu’il s’est levé mais qu’il est arrivé, m’apparaît comme la suite normale du précédent que je n’ai pourtant pas vécu là. Reprise de l’animation, au sens cinématographique du terme, après interruption de la machinerie, ce moment toujours un peu magique où, à l’arrêt sur image succède le mouvement, quand le moteur tourne à nouveau, rendant aux gestes suspendus leur vraie destination.
Des femmes sont entrées, isolément, dans la rue principale où le bus m’avait jetée, ahurie, quelques heures plus tôt. Elles ont installé leurs cyclopousses, leurs cyclomoteurs, leurs vélos à louer. De vraies garnisons en rang serrés et obliques, roues coincées dans les caniveaux encore humides. Des camions, des bus, toujours klaxonnant, se mirent à rouler, des stores de magasins à être relevés, des échoppes, des tables, à être installées sur les trottoirs. J’assistais à cela en spectateur docile mais conscient de sa place. Je n’étais pas dans la pièce, ni sur la scène, mais bel et bien devant, dehors, à distance, et je pressentais d’emblée ce recul comme impossible à réduire. Tout s’offrait à moi sans que je puisse y pénétrer. La réalité, choses et gens, n’était pourtant pas virtuelle, elle était bien réelle, mais étrangère. J’y lisais comme dans un livre d’images, de peintures et de poèmes chinois, et m’émerveillais que le monde autour de moi fût conforme au livre : hommes et femmes portaient les chapeaux pointus, les pantalons amples et les chemises longues, droites, bleues, auxquels je m’attendais, ils traînaient bruyamment les pieds qu’ils avaient nus dans des sandales qui ne quittaient pas le sol. Certains marchaient en poussant leurs bicyclettes chargées de paniers tressés, remplis de fruits, de légumes, de fleurs. D’autres supportaient de part et d’autre d’un long bâton souple passé sur une épaule, la double charge de plateaux débordant d’herbes ou de fourrages. Petite ville dans la campagne, Yangshuo m’émerveillait.
A cinq kilomètres environ de là, le petit village de Fuli, signalé dans tous les dépliants comme “pittoresque”, me servit, ce matin, de promenade initiatrice. Je réalisai, dès que le cyclopousse au maximum de sa vitesse eut passé les dernières maisons, que je retrouvai le paysage embrumé de l’aube, dévêtu, déshabillé et séché, mais qui n’avait rien perdu de sa captivante beauté. Elle avait seulement changé de tons, de teintes, d’intentions, comme si le peintre, dans un geste de repentir profondément pensé, l’avait recomposée autour des seules nuances du vert et du jaune.
La petite route étroite mais goudronnée me sembla posée là au milieu des champs, des rizières, eux-mêmes tranquillement installés entre les pics rocheux, plantés et dressés par dizaines à l’horizon, comme autant de monuments formidables dans cet ensemble organisé autour d’eux et pour eux par la nature. Un vert profond qui se confond avec un noir étrange pour l’arrière-plan, des vert-jaune multiples pour les aplats du premier plan, et des verts tendres et brillants pour toute la végétation en bordure du tableau, à portée immédiate de la main. Toutes les perspectives horizontales, les étendues planes, les carrés de terres et d’eaux mêlées me ramenaient à la grande douceur des dégradés de bruns et d’ocres dans certaines toiles de Paul Klee. Par quel mystère la mémoire peut-elle opérer ces associations bien au-delà des mots, et les garder en réserve d’expression, mais pas de sensation, pour finir par les imposer plus tard, un peu plus tard ce soir, au détour de l’écriture?
Ce relief si original en pain de sucre aurait dû d’abord capturer mon regard pour ses allures olympiennes, ses formes imposantes et élancées, une énergie minérale qui ne m’avait jamais pénétrée, ni avant, ni ailleurs. Mais la saisie de ces centaines de pilotis karstiques me ramenait à une autre force, tellurique celle-là, à cette terre même d’où ils surgissent, plantés par qui? Ce contraste entre verticalité rocheuse et horizontalité végétale, cette démonstration parfaite d’une géométrie naturelle qui réplique un espace euclidien aux droites parallèles qui jamais ne se rencontrent, loin de m’obliger à un étourdissant va-et-vient entre le haut et le bas, le ciel et la terre, me rendent la terre, et la terre seule, irrésistible dans l’instant. Comme une envie de poésie simple, dont je sais que m’y risquant elle sera simpliste, je formule mentalement des évidences, puisque les rizières miroitent en quelques éclats ternis, que les mottes de boue ont goût et couleur de premier jour du monde et le dégradé des verts, délicatesse et fraîcheur sans égal. Ce que la physique élémentaire des Grecs doit à son expression poétique me paraît être illustré là, si loin pourtant de toute l’aridité du sol hellène. Des harmonies et des correspondances minimales jaillit toute force cosmique. Il suffit de toucher les feuilles qui luisent de toute l’humidité de la terre, et de surprendre la gigantesque virgule d’un bambou qui s’élance au ciel en triomphe.
Fragments de physique poétique
Je ne sais rien de la poésie traditionnelle chinoise, mais il revient à ma présence ici de croire qu’elle n’est sûrement que métaphore, cette saisie de mots qui se déplacent dès qu’on les touche et les veut fixer, glissant tel un morceau de soie échappé d’entre des doigts malhabiles.
Dans la campagne qui abrite Yangshuo, et maintenant Fuli, alternent les principes les plus simples de tout rapport au monde : abondance et solitude, immobilité et impulsion, air et terre, pierre et eau, vide et plein, force et délicatesse. La nature est calligramme et l’artiste calligraphe. De ce contraste naît un équilibre, de cette tension, une paix. De ces atomes d’immanence, une puissance extraordinaire.
Je risque le mot d’holothéurgie...
Dionysos, le dieu par qui vint le vin...
L’histoire commence sans origine, sans certitude, sans témoignage fiable, sans date. C’est une légende. Au 1er siècle avant JC, Diodore de Sicile disait déjà que les récits des anciens mythographes et poètes à propos de Dionysos sont incompatibles entre eux et qu’il est difficile de parler clairement de sa naissance et de ses exploits.
Dionysos, c’est sûr, est fils de Zeus. Mais tout se complique sur son enfance et son éducation. Certains récits ne lui attribuent pas toujours la même mère. Déjà les circonstances de sa naissance sont nécessairement exceptionnelles mais surtout miraculeuses, puisqu’il survécut et à l’apparition foudroyante de Zeus au milieu des flammes et des éclairs et à la disparition de sa mère, Sémélé, dans l’incendie provoqué par ce même père à cause de la jalousie d’Héra, [Héra, on se souvient, sœur de Zeus et l’une de ses épouses !]. Quelles que soient les versions, Dionysos devient alors un rejeton caché : dans la cuisse de Zeus, sous des vêtements féminins, gardé par les Nymphes, éduqué par les Heures et/ou instruit par les Muses, avec Silène pour précepteur, à moins que ce ne soit Aristée, un mortel dont on dit qu’il fut l’inventeur du pressoir, ou comment le vin fait sa première, timide et constestable apparition.
Une chose est certaine : autour de sa naissance tout est à la démesure de la colère d’Héra, dont on ne sait pas très bien ni où ni comment arrivent et se manifestent les excès. Une version en fait la dispensatrice d’ordres auprès des Titans aux fins de mettre Dionysos en pièces et le faire bouillir en morceaux. Mais pour contrer les profondeurs de la cruauté d’Héra, il se trouve toujours une créature divine ou une poétique anecdote qui redonne à Dionysos une part d’humanité et de grandeur. Ainsi un grenadier poussa-t-il là où son sang fut versé. Ainsi son corps déchiré fut-il reconstitué et réanimé par les soins attentifs de sa grand-mère Rhéa, pour les uns, et pour d’autres, Déméter -autre sœur de Zeus et d’Héra, bienveillante celle-là. Cette deuxième naissance -après découpe- fait déjà double symbole : la vigne taillée chaque année permet la récolte des grappes et la vendange. Toujours est-il qu’après avoir passé une enfance à l’écart mais protégé, il aurait voyagé loin et longtemps. On parle des Indes, de l’Egypte. Quoiqu’il en soit, c’est de là, l’Egypte, que la vigne et le vin arrivent dans les légendes de Dionysos, soit qu’il y plantât la première, soit qu’il enseignât à faire le second. Mais l’adoption en Grèce de nombreuses variétés de vignes arrivées depuis l’Egypte est en revanche bien attestée.
Comme dieu voyageur, Dionysos ne se déplace pas seul. Il rassemble des troupes d’hommes et surtout de femmes, les thiases qu’il arme de thyrses ou de bâtons enlacés de feuillages, de ceps de vignes, de couronnes de lierre. Revenu en terre grecque, on rapporte son passage à Naxos, où il épouse Ariane abandonnée par Thésée ; en Thrace, où capturé sur un bateau en vue d’être réduit en esclavage, il aurait frappé de folie tout l’équipage qui, se jetant à l’eau, se transforme en dauphins ; en Attique aussi, il provoque la folie des femmes de Thèbes et la mort du roi. Ce dieu répand la folie, récolte la sagesse, sème l’excès, calme les douleurs. Il a double visage, double personnalité. L’ambivalence est son trait caractéristique, comme elle est celui du vin pour la quasi-totalité des auteurs, que les textes soient des compilations ou des propos savants –d’histoire naturelle ou de médecine par exemple.
Et Dionysos est sans âge même si la mémoire collective et populaire a superposé et confondu plusieurs de ses images, celle d’un géant barbu, celle d’un adolescent, d’un éphèbe et même d’un enfant. Son culte, comme celui de tous les dieux, est public, c’est-à-dire social et politique, on dit aussi poliade –protecteur de toute la cité.
résumé des épisodes précédents, suite et fin
Un élu de la République veut réaliser, légalement, un abus de bien public : le crâne de Descartes est à prendre ! du moins le croit-il. Revêtant le costume de l’autorité dévolue à son rang, il imagine pouvoir s’en emparer. C’était sans compter sur les corps intermédiaires et républicains, les gardiens du patrimoine national qui ne l’entendaient pas de cette oreille… Episode 1. (8 mai, Prise de tête)
Une enquête diligentée par quelques inconditionnels de la vérité, doublés de facétieux et néanmoins précieux chercheurs en ossatures cadavériques de toute sorte, parvient à la conclusion que ledit crâne de Descartes n’est pas le sien. Qu’il s’est perdu quelque part entre Suède et France, voire entre mise en bière et cimetière, peut-être, et même assurément dirait notre homme, entre collectionneurs, receleurs et faussaires. Episode 2.(10mai, Primo itaque…)
L’épisode 3 que je dois à mes fidèles lecteurs impatients, est plus subtil. Aussi ne tergiversons point. Après ces rocambolesques aventures, un tantinet tirées par les cheveux, il reste à proposer une lecture philosophique à la hauteur, le porteur du scalp serait-il inconnu dans cette histoire, aurait-il fait l’objet d’une usurpation d’identité, peu nous chaut. Mais qu’un crâne s’affranchisse ainsi des lois élémentaires de la propriété individuelle, du rapport à son corps et du principe cartésien de l’identité du sujet, est nécessairement occasion de penser. La tête perdue de Descartes peut-elle nous servir de miroir réfléchissant ? d’autant que personne n’a oublié l’intrigante formule des Praeambula, prodeo larvatus : les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué. Admirable et si peu retenue signature baroque de l’homme que l’on insiste à présenter comme le modèle irrécusable de toute rationalité ! Descartes, contemporain de Calderon de la Barca, pour qui la vie est un songe et l’illusion réalité. Descartes qui tant de fois eut recours à l’argument du rêve, repris de longue date depuis les sceptiques grecs, Pyrrhon, Sextus Empiricus : comment être sûr quand je rêve que ce dont je rêve n’est pas le réel, et inversement ?
Impugnons donc les apparences, pour le dire d’un verbe aujourd’hui disparu dont Descartes usait parfois, [Vous avez impugné mes Méditations, ainsi commence sa réponse aux Cinquièmes objections de Gassendi-- par un discours si élégant et si soigneusement recherché….] ce qui signifie attaquons le jugement, assignons en justice, ici, portons au tribunal de la Raison ce qui se présente : un crâne qui pour avoir longtemps erré, se repose, sans aucune certitude sur lui-même –ce qui est bien de facture cartésienne- épuisé d’être passé de subterfuges en détournements*, de duperies en tromperies. Nous n’osons dire, comme un journaliste en mal de vocabulaire le fit : riche en rebondissements. Car enfin, les cahots de l’histoire en ont déjà trop fait, et désarticulé et perdu en route bien des osselets de la si précieuse boîte crânienne, jusqu'à construire une énigme sans fond, ce qui n’empêcha pas des savants vraiment très savants et britanniques de diagnostiquer un ostéome géant, et d’y voir par scanner une masse dense radio-opaque de 3 cm sur 1,8 cm dans le sinus ethmoïdal droit. Diantre ! Diable !
Préférons, c’est mon choix, une leçon de Vanités, comme on disait à la même époque Leçons de Ténèbres, pour ces musiques austères et baroques accompagnant les Offices de Carême, tout de Lamentations et de Deuil, sur fond de basse continuée** et de mélismatiques mélodies. Et donnons au crâne de Descartes la seule dimension qui vaille : Vanitas Vanitatis omnia est Vanitas, obessionnelle méditation sur l’inanité de tout, mesurée au rien de chacun de nos destins. La représentation picturale du crâne comme une interrogation lancinante, dans l’obscure clarté des chandelles et les reflets fragiles d’homo bulla sur des sabliers ventrus ou des verreries cristallines. Même les livres, le savoir, l’écrit font signe de Vanités pour celui qui les formule, les invente, celui dont le crâne leur sert souvent de presse-papiers, même la connaissance est vaniteuse. ***
Le crâne donc. Représentation de tous les symboles dans sa crudité anatomique. Le crâne, notre finitude et notre extrême fragilité. Notre orgueil et notre dérision. Le signe de notre calvaire, (calvaria, crâne en latin) notre memento mori lancinant, notre Golgotha (etym. le lieu du crâne) individuel et toujours recommencé. Initiée sur le mode léger, l’histoire du crâne de Descartes, est une invitation à la mélancolie. Rien à voir avec la tristesse, rien à voir avec le découragement. Il faut avoir peu ou mal fréquenté Descartes, Pascal, le théâtre baroque… pour confondre. La mélancolie métaphysique comme la pointe la plus acérée de la lucidité, le crâne de Descartes comme sa métaphore.
*comme cette anecdote supplémentaire selon laquelle, Alexandre Lenoir chargé après la Révolution, de retrouver les restes de Descartes pour un musée des monuments français qui aurait récupéré un os plat, afin d'y faire des bagues pour ses amis… on aimerait que ce fût une coquille et plus sérieusement une bLague….
** Charpentier, Couperin, Lalande….
*** Jan Davidsz de Hemm : Vanité : le crâne sur un livre. Dont on ne sait lequel des deux est plus vain que l’autre. ; Pieter van Steenwijck : Vanité (1650) ; Simon Renard de Saint André ; Damien Lhomme, Vanité . Parmi tant d’autres admirables. Indépassables.
Primo itaque sensi me habere caput* (Descartes, Méd.Mét. VI)
Le 15 Janvier 1650, soit moins d’un mois avant sa mort suédoise survenue le 11 Février, Descartes écrit à l’ambassadeur de France en Pologne, le Vicomte de Brégy. Il se plaint. Ce n’est pas la première fois. La Reine Christine se moquerait-elle de lui ? il ne l’a vue en sa bibliothèque, et très tôt le matin par exigence royale, que quatre ou cinq fois depuis son arrivée au début d’octobre 1649. Il a froid, il s’ennuie. … je vous jure que le désir que j’ai de retourner en mon désert, s’augmente tous les jours de plus en plus. Christine la fantasque reine de Suède avait insisté tant et tant pour “avoir” son philosophe portatif et privé - encore une qui croit à un cogito ergo habeo/habebo, un impératif de possession, habeo ergo sum, au nom d’un droit souverain calqué sur le droit divin, mais je m’emporte…. Christine avait dépensé l’énergie de tant d’intermédiaires, à commencer par le bon Chanut qui ne ménagea pas sa peine, que notre Descartes, plus européen en ses lieux de résidence que franchement français, finit par venir. Malgré la jolie et peut-être involontaire allitération de son désir de désert, Descartes, déçu et amer, n’a nulle envie de retrouver une place au soleil, il veut seulement, mais intensément, reprendre pied en Hollande, qu’il n’aurait jamais dû quitter. J’avoue écrit-il à Brasset, le Secrétaire de l’Ambassade de France à la Haye (Pays-Bas) alors qu’il n’est pas encore parti, qu’un homme qui est né dans les jardins de la Touraine (à La Haye ! Indre et Loire) et qui est maintenant dans une terre (Egmond) où s’il n’y a pas tant de miel qu’en celle que Dieu avait promise aux Israélites, il est croyable qu’il y a plus de lait, ne peut pas si facilement se résoudre à la quitter pour aller vivre au pays des ours, entre des rochers et des glaces. Quelques semaines plus tôt, il avouait avoir plus de difficultés à me résoudre à ce voyage, que je ne me serais moi-même imaginé. Moins d’un an plus tard, Descartes meurt à Stockholm. Son agonie dure neuf jours, au milieu de laquelle il aurait refusé la saignée en ces termes admirables : Messieurs, épargnez le sang français ! Encore vivant, Descartes n’avait donc pas perdu la tête… il fallut qu’il passât à trépas pour que le cortège funèbre de ses légendes s’entêtât à ne point finir.
Et c’est par cette fin que tout commence.
Christine, en sa royale volonté, voulut inhumer notre philosophe dans la plus grande solennité, elle qui fit si peu de cas de sa présence. Mais notre bon Chanut veillait au grain et aux dernières volontés du mort d'être enterré en catholique. Il le fut, dans le carré du “cimetière des enfants morts avant l’usage de la raison”. Quand on sait la fréquence dans l’œuvre philosophique de Descartes du recours à l’enfance pour discréditer les illusions de l’éducation des précepteurs et des observations naïves, on s'étonne d'une telle contrariété, tout amicale pourtant.
Et commence l’épisode premier d’un rocambolesque itinéraire capital. Capital et misérable à la fois, puisque le jour même de sa mise en terre, le crâne de Descartes aurait été subtilisé par un Officier de la ville de Stockholm, et remplacé. [Outre que cela semble difficile à envisager, le crâne d’un trépassé n’est-il pas tenu de tenir encore quelque temps à son cou, l’anecdote fut rapportée un siècle plus tard]. Il fallut attendre encore seize années, pendant lesquelles le cadavre de Descartes gisait dans la terre suédoise et gelée pour qu’on se préoccupât, depuis la France, d’aller le récupérer. Au prix d’une nouvelle anecdote digne d’une salle d’autopsie : un certain Terlon aurait demandé de garder un doigt de l’illustre penseur, comme souvenir de ce qui servit d’instrument aux écrits immortels du défunt. Ce qui lui fut accordé. Et voilà les restes –le mot est parfait !- qui partent, direction la France. Ce corps n’a plus sa tête et il lui manque un doigt.
Dans une boîte en cuivre, le tout scellé et enserré dans une châsse en fer , Descartes rentre à la maison, brinquebalé comme un ballot, par monts et par vaux, par mer et terre, on avance le chiffre de huit mois pour le voyage de retour, ce n’est rien après 16 ans d’oubli… Personne ne pipe mot de l’état du bagage… Eglise Saint-Paul, abbatiale Sainte-Geneviève, pas d’oraison funèbre par ordre royal, on est encore chatouilleux à l’endroit de ceux qui s’exercent –seraient-ils morts- à la libre parole et au risque de décapiter la vérité de ses patronages ecclésiastiques. Le corps cartésien, l’automate, la machine entièrement composée de roues et de ressorts, est versé dans un caveau. Jusqu’à la Révolution. Scellé de l’extérieur. Le couvercle en est lourd, il pèse du poids de l’indifférence.
Le 26 février 1819 à 11h, si l’on en croit le Journal le Moniteur universel, -nous sommes en pleine Restauration, -je ne dirais pas que c’est savoureux, mais pas loin- transfert de la dépouille à Saint-Germain-des-Prés. Des ossements restant, tous ou presque brisés, on ne retrouve rien qui “ressemblât le moins du monde à un crâne ou un fragment de crâne.” Parole d’un membre ( !) de l’Académie des Sciences. Mais voilà que deux ans plus tard, soit en 1821, un certain Berzelius fait parvenir à Cuvier, depuis la Suède, avec cachet de cire,** une boîte contenant la boîte crânienne de Descartes, réacquise pour quelques piécettes auprès d’un amateur de ventes publiques ! double série de cascades. Le squelette capitulaire couvert de signatures et de noms divers ne dit pas le sien pour autant… mais enfin, on admet avec une certaine naïveté, qu’il s’agit du bon.
Et pendant des années –impossible d’explorer ici tous les tours et détours de l’intrépide crâne- l’occipital, le sphénoïde, l’atlas, les pariétaux, les temporaux désarticulés et épars exécutent (!) sûrement une danse macabre silencieuse et invisible au fond de leur étui. Le susnommé Cuvier, le père de l’anatomie paléologique, décide, in fine, de garder le crâne-de-Descartes au Museum du Jardin des Plantes. Si le philosophe de son vivant a démontré l’irréductibilité de nature entre le corps et l’esprit, Cuvier montre qu’un crâne vidé de son cerveau est rempli de mystères. Ainsi notre Descartes reste-t-il une fois encore séparé et de son corps et de sa tête… il n’est ni tout à fait en l’un ni tout à fait en l’autre. Suite de cette histoire sans fin, ou fin de cette histoire sans suite, tout prochainement.
*premièrement, donc, j’ai senti que j’avais une tête…
**mon clin d’œil au célébrissime passage dit “du morceau de cire” des Méd.Mét. II
Prise de tête
Les récentes péripéties d’un hobereau de la Sarthe m’ont fait souvenance que ne fut pas rappelée une de ses tentatives passées, heureusement ratée et devenue inactuelle à ce jour : faire main basse sur le crâne de Descartes, à l’instar du faucon lui aussi appelé hobereau qui fait son nid dans celui des autres, une fois abandonné me précise-t-on, quand même….
Tout le monde sait que René Descartes fut élève au Collège royal des Jésuites de La Flèche, récemment ouvert, en 1604, par le vouloir du bon roi Henri 4ème du nom. Il y bénéficiait d’un régime de faveur en raison d’une santé fragile et d’un naturel mathématique exceptionnel : le Père Charlet lui concéda des horaires de lever (un peu) plus tardifs. Aussi, dans le Discours de la Méthode (1ère partie) il rend un hommage sincère à l’une des plus célèbres écoles de l’Europe par ses maîtres, et l’enseignement qu’il y reçut. Tout le monde sait cela. On n’oubliera pas non plus qu’il affirme (ibidem 3ème partie) la nécessité propédeutique d’une morale provisoire, ce qui signifie qu’il convient de faire provision de principes simples et indiscutables qui garantissent la vie en société, comme obéir aux lois [et aux coutumes] de mon pays…. Le hobereau François eut été bien inspiré de (re)lire son récent protégé du 17ème siècle, quand il lui prit la folle, injuste et illégitime lubie de ramener la boîte crânienne de notre philosophe au dorénavant Prytanée militaire de La Flèche**. Faut-il rappeler subsidiairement que Descartes n’est pas sarthois mais tourangeau…
Mort à Stockholm par inadvertance et négligence, le néo-sarthois qui s’ignore, a vécu plus longtemps hors de France, -en Hollande entre autres- qu’en sa patrie natale, mais François, au prénom si royalement français, le voulait comme un trophée, pourtant sans fait d’arme, sans victoire, disons-le tout net in memoriam Renatus, sans Raison raisonnante, par vanité régionale, pour sa gloire minimale, son prestige local. Et ce que François veut… il pense qu’il peut l’avoir. Cogito ergo habeo, habebo peut-être, mais alors dans un futur immédiat…. Profitant (!) de diverses manifestations à l’occasion du 400ème anniversaire de la naissance du philosophe, François en fait donc, ergo, comme par une logique intrinsèque et irréfutable, aux dépositaires de la précieuse cavité la demande.
Las ! pour lui, les choses ne se passent pas comme voulu. Oublieux (déjà ?) que son saint patron, celui d’Assise, est le plus pur, le plus humble, toujours au service des plus pauvres, François fait un péché d’orgueil, et sûr de son fait formule ce qu’il pense être son droit, aux autorités ad hoc. Le crâne de Descartes repose –le mot est vraiment le bon, on verra pourquoi- au Musée de l’Homme. Il est même depuis peu, enfermé dans un coffre-fort, et seule une copie en résine de polyester est visible pour le public. Et puis, nul ne sait si ce crâne est vraiment le sien*. Ni pourquoi il est séparé des autres restes de sa dépouille* installés –après bien des aventures- en l’Eglise Saint-Germain des Prés, où l’ironie onomastique –de celles que je préfère, le fait reposer près des cendres d’un certain… Montfaucon !
Il y a ici trois histoires dans une. On n’est pas loin du bourrage de crâne, j’en mettrais ma tête à couper. D’abord “l’affaire François-de-la-Sarthe” : elle s’acheva en propos de bon sens, ce qui n’est pas le moindre des hommages à rendre à notre philosophe ; une provision de morale élémentaire, une question de respect dû aux morts. Un crâne, ce n’est pas un objet quelconque. “ Ce n’est pas un encrier ou un tableau” pour la journaliste historienne qui s’est beaucoup émue de cette affaire. [D’autant, qu’on a déjà écartelé le corps et le crâne de Charlotte Corday, et séparé le borgne Gambetta de son œil, à Cahors… de son cœur au Panthéon et du reste de ses restes à Nice !] On comprend facilement quel sens fut le bon, puisque le crâne de Descartes est à ce jour encore, parisien. Deuxième histoire, celle de la dilaceratio corporis : comprendre pourquoi la tête et le corps cartésiens sont disjoints. Certes, le corps, de sa nature, est toujours divisible, écrit-il dans la Sixième de ses Méditations métaphysiques, mais à ce point… Enfin, pourquoi le crâne de Descartes n’est peut-être pas le sien, ou comment mettre en pratique l’usage du doute hyperbolique. Tempête sous un crâne. A suivre…
*l’enquête avance…** pas seulement en cette occasion d'ailleurs...
portrait d'un inconnu
Il y aurait eu, à Agrigente, une statue voilée d’Empédocle (Hippobotos) et bien qu'on atteste l’existence d’autres statues peintes du philosophe, (Diogène Laërce) cette sculpture présumée, ou inventée, est de loin la plus sérieuse, dans la mesure où elle manifeste in praesentia, si l’on peut dire, l’extrême fascination que le comportement de l’homme pouvait avoir exercé sur quelques-uns de ses compatriotes. Car enfin, de quelle intention est chargée la réalisation d’un telle œuvre, où ce que l’on donne à voir est dérobé au regard et se manifeste comme tel! Une formulation différente propose une idée fort semblable : il se serait agi d’une statue cachée, qu’une fois découverte, les Romains auraient transportée au Sénat (Diogène Laërce). Dans les deux cas, Empédocle est écarté. Il est bien là, mais in absentia.
La soustraction, voulue ou non, du portrait d’Empédocle aux yeux des spectateurs - adorateurs?- potentiels est l’image probablement la plus juste qu’on donnera jamais de lui. C’est même une synecdoque. Escamotage de la présence si évidemment proposée qu’on hésite encore. Car nul ne sait, de celui qui regarde l’invisible ou de celui qui le rend visible dans le marbre, lequel des deux dénonce de la manière la plus aiguë, la plus tragique, le vrai visage d’Empédocle. Le philosophe d’Agrigente, en son portrait, ne porte pas de masque, il avance voilé... Nulle volonté de déguisement, de tromperie, de jeu. Le voile fait signe métaphorique de la séparation : plutôt que le jeter sur ce qui nous entoure, mieux vaut s’en couvrir la tête. Les yeux sont rendus aveugles au monde extérieur, car il y a bien deux manières d’avoir le regard offusqué : passer de la lumière à l’obscurité, mais aussi l’inverse! (Platon). Le voile d’Empédocle éclaire ... doublement.
Empédocle n’est pas seulement impalpable et inaccessible derrière un obstacle pourtant si ténu, il est inconnu, énigmatique, incompris. Et silencieux. Pour avoir engagé sa parole dans une volontaire mutité, plutôt que par obligation de se taire. Les humains ont (tant) de peine à reconnaître les purs, (Hölderlin cité par Zweig) que les purs choisissent le mystère, mais pas pour l’oubli qui reste le fait des foules profanes. Le visage du philosophe nous demeure étranger par l’étrange volonté de l’artiste. Comment savoir? Pour dénoncer la tyrannie du paraître et du faste, fallait-il recourir à la matérialité du voile sculpté, c’est-à-dire plissé, drapé, engagé dans des formes visibles! Pour dire la force du silence de celui qui refusa obstinément les déguisements et autres camouflages séculiers, fallait-il le proposer en un portrait plus énigmatique dans sa présence que signifiant dans l’exposition de son absence?
La statue voilée d’Empédocle contredit les descriptions de celui qu’on s’est plu à citer dans sa superbe, dans sa pompe, voire son orgueil (Suidas, Philostrate). Du tissu léger et subtil d’un voile, transparent comme un lin, et du manteau lourd, plus majestueux qu’enveloppant, dont la couleur pourpre fige et assombrit celui qui le porte, quel vêtement, quel revêtement lui convient le mieux? Lequel retenir? Nous ne sommes pas au monde (Rimbaud) disent les poètes, inlassables. Sans le moindre doute, une image irréelle d’Empédocle est de loin la plus vraie, dût-elle abandonner le souci pédagogique de l’artiste : matérialiser, in-former dans une matière, notre propre cécité au monde. Il est faux de croire que toute révélation de clairvoyance s’accompagne de son dévoilement. Le dieu de Zarathoustra est voilé par sa beauté (Nietzsche).
Rien de plus étranger, en revanche, à l’allure et au regard empédocléens que ceux de la fresque de la cathédrale d’Orvieto, où le peintre (Signorelli) coiffe le philosophe d’un turban et l’affuble d’un regard effrontément juvénile. A-t-il raison celui qui dit tolérance (Stendhal) à propos d’une œuvre d’où émane la sécheresse, et d’un artiste bien avare de draperies ? On se prend à rêver à celui dont les plis, les pans, les modelés, les froissés et les tombés, transfigurent un geste technique en forme habitée, (Léonard de Vinci). Pour l’évocation d’une figure qui, paradoxalement, s’exprime par ce qui la recouvre, le génie du Florentin s’imposerait, si proche de celui de l’homme d’Akragas, comme dans une affinité prospective, une métensomatose future et irréfragable. Il est l’un des rares, et ici même le seul, dont le déploiement sublime des étoffes révèlerait cette beauté mentale qui rappelle tant celle de l’Agrigentin dans sa vision voluptueuse et secrète du monde. Où l’on comprend que le désir d’Aphrodite la sensuelle peut trouver sa réalisation dans la disposition thaumaturge des plis d’un vêtement ou d’un voile, nés de la rotation d’un pinceau, de l’enveloppement d’une idée, des creux et des saillies d’une fronce, la souplesse d’une chute de tissu, l’ébauche d’une circularité par une retenue, un ramassé, voire une cassure dans le trait.
Choisir entre voir et savoir. Est-ce la question que posait la statue d’Empédocle, deux fois disparue? Une première fois derrière son propre voile, une seconde fois dans son existence d’objet puisqu’elle n’est qu’à l’état de souvenir, voire de légende. Comme une mise en abyme spectaculaire de la destinée de son modèle. Voir ou savoir… Œdipe contre Tirésias. Celui qui sait est aveugle, mais l’invoyant est ignorant. En s’interdisant tout regard extérieur par mutilation, sacrifice de la vision sensible, désaffection empirique, on s’oblige à la ré-flexion, à la conscience. Le voile est ici un révélateur. Pour qu’Empédocle ait été présenté, non pas caché mais estompé, euphémisé, il fallait bien qu’à produire cette litote, du sens surgisse. L’auteur inconnu de cette œuvre improbable, ou mieux encore, celui qui en inventa l’idée sans en créer l’objet, réussit là un usage remarquable du contre-sens, où l’on comprend par renversement, que l’énergie cosmique est aussi intime.