chut! je lis...
Mon existence coulait douce. J’étais à l’abri, bien au creux de la vie. Rien que de repenser à ces premières petites années, ça me chante encore un peu dans le ventre. J’ai eu alors ma portion de bonheur.
Il faut bien faire un choix. Trier c’est éliminer. Or, je garde tout. Tout vous dis-je ! je lis Henri Calet. Et je cherchais à l’instant quoi reporter au-dessus de ces lignes pour donner l’envie. Déjà quatre livres, il en reste trois sur les sept acquis il y a quelques jours. Si le bonheur de lire a un nom c’est celui-ci. Henri Calet fait pour moi la démonstration de tout ce que j’ai peiné parfois à faire comprendre, mais que je ne renonce pas à faire entendre. Je suis têtue que voulez-vous, aussi je vais en remettre une couche.
Il y a des livres –j’ai des noms- lourds comme une platée de pommes de terre cuites à l’eau. Ça vous reste sur l’estomac, quelle que soit la qualité des tubercules, c’est la cuisson et la préparation qui ne vont pas. Et même le dressage comme on dit dorénavant. Aussi je persiste, l’histoire compte pour rien [sauf pour les livres “de plage” -et là mon compte est bon, je corrige... les livres de “détente”, de “loisir” et il y en a de bien agréables-] parfois même elle est “trop”. Dans certains livres on étouffe par absence d’écriture, les renseignements l’emportant sur la manière, la phrase soumise à un style plan-plan, l’abus des verbes sans souffle (être, paraître, sembler) la métaphore figée et lourdingue, la description redondante sentant son application laborieuse et sans audace ou automatique c’est selon, mais c’est pareil… Des livres fatigants, des livres qui fâchent parce qu’on n’a pas gardé ce temps si précieux pour d’autres, des livres dont pourtant on nous a dit du bien aussi. Des livres, quoi !
Je reviendrai vite et tôt parler d’Henri Calet, dont l’écriture dégourdie, mutine, rusée, qui n’a subi aucune obligation scolaire, ou si peu, et pourtant use de mots si précis qu’ils déclenchent une petite escarbille de plaisir dans votre cerveau chaque fois, qui invente autant d’images qu’il a de sensations, qui vous fait venir des sourires de plaisir à chaque phrase.
On croyait que j’avais le gosier en pente parce que je versais grands et petits verres dans mes joues maigres.
Vite, suis pressée, j’y retourne.
mes acribies inactuelles
L’âge que l’on dit classique de la Grèce, celui de son apogée, l’avant christique Vème siècle, est pour nous celui de l’Athènes qui tutoie la démocratie, instaure et développe avec éclat son prestige commerçant, colonisateur, économique, sa prospérité esthétique et intellectuelle. On dit et répète à l’envi que la philosophie y est née. Plutôt deux fois qu’une. Socrate, fils d’une sage-femme, accouche aussi de lui-même. Mais ce n’est pas si simple : si cette “sagesse” (σοφία / sophía) dont Athènes nous aurait donné goût et désir –polysémie heureuse de philein (φιλεῖν)- représente en effet un bond qualitatif qui libère des croyances et des opinions et invente la rationalité, alors l’acte de naissance de la philosophie et sa carte d’identité sont bien antérieurs, et ailleurs. Mais grecs toujours. Je m’explique :
La Grèce n’est pas la Grèce. Le pays, l’Etat, la Nation qui nous sont familiers. Elle n’en est qu’une partie. Les îles de la mer Egée, les côtes de l’Asie Mineure, l’Ionie, l’Italie du Sud, la Sicile, la Cyrénaïque, la Lydie, les îles (Lesbos, Chios, Samos (où est né Pythagore-), Rhodes, Cnide, au Nord l’entrée de l’Hellespont (le Pont-Euxin) qui ouvre la Mer Noire, sont grecques, sont la Grèce. En deux mots, le Bassin méditerranéen. On y parle la langue grecque, celle des colonisateurs certes, mais c’est le critère qui rassemble, unit et identifie. On peut éviter l’affreux mot “grécité” pour le dire. Mais ce n’est pas une précision secondaire. Les premiers philosophes, ceux qui préfèrent la puissance du raisonnement et de la logique à la faiblesse des superstitions et des pensées magiques, viennent d’Abdère et/ou de Milet, d'Elée. Les noms les plus connus, les plus célèbres, les plus importants d’avant Socrate sont de là. De l’Est du susdit bassin. Ou de son Sud. J’ai nommé Leucippe, Démocrite, Anaximandre, Anaxagore, Parménide, Héraclite, Zénon, Pythagore, Empédocle*, Gorgias... Antérieurs au sens strict de la chronologie pour certains seulement, antérieurs au sens strict de la logique pour tous, même pour les contemporains de l’Athénien.
*j’anticipe, je pressens, je devine, je flaire et subodore : ceux qui me lisent vont me rétorquer que je ne cesse pourtant, parlant de lui, d’évoquer les déesses et les dieux. Certes, je ne peux trahir ses textes, mais Empédocle se distingue dans l’usage qu’il en fait, c’est très subtil au sens premier. Et puis, ne pas croire qu’on assiste à une rupture “du jour au lendemain” nette, franche et radicale comme une coupe de cheveux… Tout se passe dans une complexité dont nous n’avons pas la moindre idée…. si nous n’avons aucune raison d’y aller voir de près. Très près même. Les chercheurs qui l’ont fait sont mes héros !
Quand l’explication de tout ce qui existe procède exclusivement de mythes et de légendes, théogonies et cosmogonies constituent une seule grille de lecture et les possibilités logique et rationnelle y sont niées, ou plutôt inexistantes au profit de propositions irrationnelles, surnaturelles (le mythe, μῦθος, mûthos). Aussi, ce que d’aucuns ont posé comme l’avènement de la philosophie, le passage du mythe à la raison (λόγος, logos), se fait en Ionie au VIème et antéchristique siècle. Là et à ce moment-là, les atomistes et quelques autres, inaugurent une tension et une exigence déterminées par une volonté de rationalité. Parce qu’ils s’intéressent à la nature (φύσις, phúsis), au cosmos, au monde tel qu’il se présente, dont ils cherchent à connaitre le fonctionnement sans recourir ni aux explications magiques, mythiques, ni aux légendes qui sont la trame des croyances communes mais sont l’exact contraire d’une explication. Science, c’est-à-dire savoir, connaissance, raison et philosophie sont ici, je veux dire dans ces esprits-là, rigoureusement synonymes. Se garder de toute analogie avec ce que les mots science(s) et scientifique représentent aujourd’hui. Ce serait tout bonnement ridicule**. D’ailleurs les Grecs ont un autre mot pour désigner ces connaissances autres –ἐπιστήμη, epistêmê.
**j’enrage quand je vois (in le Journal le Point) des titres racoleurs comme : Homère : le poète avait tout prévu (Famille, couple, ambition… (…) l’aède a réfléchi à tout ce qui nous passionne). Aggrrrr … amalgames quand tu nous tiens comme des pots de glu…
Mais la libido sciendi, instinct, pulsion de connaître, de savoir, de raisonner, sans s’attacher à des intérêts privés ou matériels, l’esprit de curiosité et de questionnement dans le désintéressement, (ainsi les mathématiques théoriques ou pures dont la découverte de la démonstration par Thalès montre la véritable nature abstraite, entièrement distincte de ses fonctions) cette "affaire" là, est et fait la philosophie, et commence avec les atomistes matérialistes*, hors d’Athènes et avant Socrate. Grâce leur soit rendue. Leur place et leur rôle sont immenses et déterminants, quel qu’ait été l’oubli qui les a avalés pendant des siècles. Mais plus maintenant. Les fondateurs –Leucippe, Démocrite- dont les noms ont quelque résonance pour nous aujourd’hui, font écran à un foisonnement intellectuel dont nous n’avons pas idée, et dont il ne reste que quelques fragments, quelques citations, et des commentaires.
*un terme qui n’apparaît qu’au XVIIème siècle. Mais dont la racine latine rappelle qu’il désigne aussi ce que nous nommons aujourd’hui des matériaux quand nous parlons, par exemple, de ce qui permet d’édifier une maison.
C’est pourtant bien de science dont il faut parler, de savoirs construits à partir de spéculations ou de propositions plausibles, soumises à examen. Une des significations de logos, qui représente d’abord ce qu’il faut éloigner, ce qui ne concerne pas la vérité d’un savoir (pour exemple : les astres ne sont pas des dieux, mais des objets naturels * que l’on peut, qu’il faut et que l’on doit étudier comme tels). On appelle cela tout simplement l’autonomie de la pensée, celle qui s’affranchit des crédulités ambiantes, mais aussi qui inaugure le passage d’une pensée pratique, technique, exclusivement centrée sur la résolution de problèmes et de difficultés ordinaires, utilitaires et quotidiennes, une pensée intéressée, à une pensée théorique ou abstraite, désintéressée qui peut se ramener à la formule suivante : l’esprit de l’homme, son intelligence, sa pensée, sa réflexion, sa raison sont nécessaires mais suffisants pour connaître et comprendre ce qui est, visible et invisible; et seul l’homme, et l’homme seul, comprenons sans dieux ni religions, se donne, parce qu’il les invente, les moyens d’y accéder. Traduire : il se libère et s’émancipe du religieux, des prêtres, des dieux, des croyances, des superstitions, des mythes, des pouvoirs… Pour autant, la proposition d’intelligibilité n’est pas plus simple ni plus accessible, ni plus lisible pour nous aujourd’hui, et, une fois encore, pro-jeter ou plutôt rétro-jeter nos exigences et nos catégories intellectuelles serait une immense erreur. L’explication de l’origine et de la raison des choses –pourquoi le monde est- et leur commencement réel –comment il est comme il est- sont ici même chose et même questionnement, pourvu qu’ils soient exprimés en termes “atomistiques” : non seulement les atomes existent, et/mais, ils ne peuvent pas ne pas exister. Immanence et Nécessité.
*répétons et radotons, c’est le sens de phúsis
Nos nouveaux anciens amis philosophes sont, stricto sensu des physiciens, au sens grec du terme. Arbitres d’une connaissance rationnelle de la nature en vue de la comprendre. Et à partir d’elle exclusivement. Pas d’équipe ni d’équipiers extérieurs, transcendants. C’est pourquoi ils sont matérialistes : tout ce qui nous entoure, nous fait et nous fait être, est réductible à d’infimes particules matérielles rien d’autre. Absolument rien d’autre. Nous ne sommes ni dans un exotisme, ni dans une imagination. Il faut exercer sur soi un réel effort intellectuel pour concevoir que ce monde est pensable. Et comment il le fut.
On saisit alors –on commence à saisir, ce n’est pas l’affaire de quelques lignes- que l’univers conçu par les atomistes de l’Antiquité ne s’appréhende pas avec les outils de l’ontologie, puisqu’il est une cosmologie ; qu’il n’est ni hiérarchisé, ni hétérogène, et que les variétés, complexions et complexités des êtres et des choses ne sont dues qu’aux différents arrangements qui font des corps (terme toujours d’actualité en physique moderne). Il n’y a, en conséquence, aucune valeur “supérieure” ou “sacralisée” de l’intérieur sur l’extérieur, ou de l’homme sur ce qui l’entoure, puisque l’âme, plus sûrement l’esprit – ψυχή, psukhè - est de même nature, matérielle, que le réel. Ce qui n’épuise en rien, bien au contraire! l’in-quiétude et l’in-tranquillité de nos pensées.*
*il faudra bien que j’y revienne. Bien sûr.
"Ma brièveté est sans chaînes". René Char
[texte rédigé il y a bientôt deux ans. Mais la sérendipité informatique et livresque ayant remis E.Majoranna le Sicilien sur mes routes de mots, que ces rencontres soient respectueusement saluées par les lignes qui suivent]
Je viens de lire, pour la seconde fois en quelques jours, le très beau livre qu’Étienne Klein écrivit en 2013, sur l’intrigant Ettore Majorana*, jeune savant sicilien disparu on ne sait ni où ni comment, jamais retrouvé, ni mort ni vivant, en 1938, à l’âge de 31 ans. Et sans reprendre souffle, celui que Leonardo Sciascia lui avait consacré quarante ans plus tôt**.
La rencontre d’Ettore par Etienne, s’est accomplie dans une torsion du temps -la mort du premier précède de vingt ans la naissance du second- seulement concevable à ceux pour qui déterminisme et hasard ne sont pas contradictoires. Dans un tel monde, un ensemble de nano-évènements aléatoires mais têtus, fait d’une contingence une évidence. Car dans l'univers des particules, des quanta, des neutrinos et des positrons, dans le presque rien de l’infiniment petit qu’ils pratiquent en poètes, d’immenses mystères se sont noués. Cette dimension-là, pourtant si impalpable, est la plus sensible, la plus finement dite, la mieux exprimée, la plus touchante aussi. Car enfin, de Majorana, le jeune prodige, le Galilée du début du XXème siècle disait-on, on en sait suffisamment. Mais ce qui rend le livre d’E.Klein passionnant, c’est l’éclairage rétrospectif, ébloui et même éblouissant sans être aveuglant, dans lequel il installe le portrait qu’il brosse en chiaroscuro, en lumière noire, en suspension admirative et distante. L’écriture n’est pas hagiographique, mais l’attirance très nette, pour le savant à l’intelligence si précoce, l’intuition et la célérité dans les calculs et les analyses si justes, bien sûr, mais aussi (et surtout ?) pour sa disparition volontaire puisqu’elle est l’effet, la conclusion, le terme dit-il, d’une suite causale qu’on peut lire comme une marche, une errance, un cheminement inéluctable dans une solitude prégnante. Une solitude extrême –cette solitude invincible et originaire que Leopardi, Pessoa, Kafka, Fitzgerald ou Buzzati n’ont cessé de décrire.
Et je dois dire que la plume de Sciascia, de laquelle j’attendais beaucoup, lui, l’autre Sicilien absolu, ne m’a pas transportée au cœur de cette empathie cosmique comme l’a fait l’écriture d’E.Klein, savante mais simple du point de vue scientifique, calme et belle pour le reste. Est-ce en raison de la fraternité quantique des deux physiciens? probablement…. mais sûrement aussi de cette conscience singulière et aiguë de la dimension méta-physique de toute physique, qui affleure aux neurones des plus grands, quelques-uns seulement par siècle. Majorana est l’un de ceux-là, et E.Klein l’a très bien compris. Il y a d’immenses savants, il y en a d’incommensurables, et même d’indicibles, pour lesquels il est pire sur cette terre que d’y séjourner contre son gré, c’est d’y être célèbre… et Majorana connaissait son Pirandello, il avait lu aussi Schopenhauer. Son “pessimisme résolu” comme la différence exacte entre l’existence dramatique -qui n’est pas la sienne- et l’existence tragique qu’il construira, la distance effective entre conscience et gain de conscience, qu’il franchira parfois jusqu’à l’absurde ; la solitude toujours, jamais la torture, souvent, trop souvent la blessure. Il y a là une dimension sophocléenne, une forme particulière de condamnation qui consiste à découvrir fatalement, un jour, qu’on n'est ni victime, ni coupable, ni innocent... E.Klein dit avec une grande délicatesse -il ne formule jamais aucune interprétation décisive- qu’il s’est agi pour Majorana d’aller au bout de son destin sans se résigner, sans se consoler.
A ce jour, dit-il, sa disparition demeure un cas indécidable. Usant d’une sémantique quantique bien reconnaissable, il ajoute qu’elle est (…) une élévation du principe d’indétermination de Heisenberg au rang d’absolu, une métaphorisation de la dialectique de l’être et du non-être au travers du corps d’un physicien peu ordinaire. Et bien qu’il décrivît un homme jeune incapable de communiquer, opaque aux honneurs, reclus dans le silence et la solitude, pour lui, Ettore Majorana n’était pas suicidaire. Du fond de son regard lumineux et triste, il ne pouvait pas, pour des raisons scientifiques objectives, avoir pressenti que la physique de l’atome allait servir au pire. C’est la thèse de Sciascia qu’il récuse (et il n’est pas le seul) fermement.
“Parti sur les traces de cette comète”, (4ème de couverture), E.Klein s’est rendu là où Majorana est allé***, particulièrement en ces deux derniers jours après lesquels on ne sait plus rien de lui, sinon des choses contradictoires et bien plus insolubles qu’un problème de physique quantique. Le Grand Hôtel des Palmes à Palerme, où Raymond Roussel se suicida, existe encore. Mais le Grande Albergho Sole d’où Ettore a écrit ses ultimes missives, a disparu sous les bâches…. Pour qui connaît un peu Palerme, ça ne surprendra pas ! Dans les années 90, il résistait douloureusement, mais inutilement donc, à l’absence de rénovation.
Ajouter que le livre ne fait pas, et c’est tant mieux, l’économie du contexte scientifique, ou épistémologique, loin s’en faut. Mais son auteur est un vrai pédagogue. Aussi, s’il arrive que quelques explications (nous) échappent, elles ne sont jamais impraticables au point qu’on ne puisse continuer. C’est même bien mieux, puisqu’on y risque (ah ! le beau risque !) un petit cours indolore de physique.
*Etienne Klein, En cherchant Majorana : le physicien absolu, Folio-Gallimard, 2013
**Leonardo Sciascia, La disparition de Majorana, Flammarion,1975, réédition Allia, 2012 (bio romancée)
*** voir aussi le documentaire, avec E.Klein, Le mystère Ettore Majorana, à partir du livre. Très émouvant.
**** la Justice palermitaine a refermé le dossier il y a peu. La rumeur d'un exil volontaire ayant fait l'objet de vérifications, sans apporter de preuve absolument irréfutable.
compression des temps
Il |
sait, aujourd’hui, que les plus grands artistes à venir, abandonnant leur regard premier, rejoindront le réel légendaire et fabuleux des hommes du passé. Qu’ils nommeront leur regard intérieur, leur vision du monde, leur imaginaire fantastique, l’épreuve illuminante et mystérieuse d’un monde ancien éparpillé dans l’univers infini des sensations disparues, qui vient frapper de son reflet le miroir de leur propre lumière. Cette reliure de particules émotives, de sentiments et d’intelligences atomisées dans les temps et les espaces, seuls quelques esprits s’y risquent, par abandon volontaire des apparences immédiates. La main qui déchire le voile est toujours main de peintre, d’écrivain ou de sculpteur.
Du regard incertain d’Empédocle pour les Télamons, à l’énigmatique vision du Grand Automate de Chirico -autre et même que le Grand Métaphysicien- il y a ce lien. Le monde a si peu tourné de ces théraphim antiques aux idoles automatiques du peintre, vrais colosses entre Terre et Ciel, répliques d’Atlas, Héraclès et autres Antée ! Etrange lumière verte, inquiétante majesté de leur unité dans une diversité de formes, de couleurs, de matières, les personnages de Chirico ne sont pas des personnes, ni les géantes statues des temples d’Agrigente. C’est pourquoi ils nous survivront.

Empédocle reprend le chemin de la ville. Pour éviter les espaces agités, il choisit une venelle qu’il affectionne pour son silence. De ces rues désertes, sauf une ombre au loin et un enfant jouant au cerceau devant, Chirico choisira de peindre avec Mélancolie et Mystère l’heure inconnue et surprenante où le ciel s’assombrit au point d’abandonner toute couleur pensable.
Flânerie. Empédocle musarde, non sans quelque curiosité appliquée, soit aux rumeurs qui montent de l’agora, soit à tout ce qu’il rencontre et dépasse dans sa marche. Hommes ou animaux, végétaux, minéraux, parfums du soir, odeurs domestiques. Tout lui est occasion d’étonnement. Peut-on saisir le bord d’un nuage? Qu’est-ce que la clarté d’une claire nuit sans lune? Pourquoi l’eau ruisselle-t-elle et le feu s’élève-t-il, par quelles forces, par la puissance de quelles puissances? Et comme les lettres de l’alphabet grec -qui se disent éléments- composent tous les mots de tous les discours possibles, l’univers est un résultat plutôt harmonieux de tous les mélanges infinis brassés à l’infini... mais de combien de lettres l’alphabet du monde est-il fait?
fragmentations étonnées et douces
de la nuit
Durée annoncée du voyage : sept heures. Il en aura fallu douze.
Douze heures mémorables de chaos, de bruit, d’attente surtout, dont j’ai la certitude que, passés quelques mois, elles seront emphatiquement déformées et recomposées par le souvenir en un récit malicieux, typique, peut-être même léger. Je me promets d’ailleurs d’en oublier le pire, tout entier contenu dans le rapport entre la distance parcourue et le temps mis pour la parcourir. Problème de mathématique élémentaire qui doit être intégré comme une donnée ordinaire au chapitre des transports en commun chinois...
Les paysages de campagne de la province du Guangxi furent dérobés par la nuit à mes yeux avares des beautés grandioses qu’on m’avait annoncées, la route longeant la plupart du temps le cours de la rivière. Mais, parti à une heure très approximative, le bus commença son trajet en tournant à maintes reprises en ville, hélant d’éventuels passagers à des points aussi stratégiques qu’irrationnels pour moi. Après tant de faux-départs, le vrai se fit donc dans la nuit... Nuit pluvieuse, nuit d’orage. Interminable nuit où je commençai peut-être à saisir ce qu’être fataliste veut dire, pour le moins être patient et calme, soumis au cours des choses...
Trois fois le bus s’arrêtera longtemps -une heure?- pour réparer la même roue. Chaque fois, dans le village choisi pour réfectionner le pneu, voire l’essieu, il fallait réveiller quelque bonne volonté. Ce qui suppose, et je l’ai très vite compris, d’avoir roulé –mais pendant combien de temps?- dans un véhicule qui n’avait pas toutes ses roues en état.
Une heure environ avant l’arrivée à Yangshuo, évaluation que je fais a posteriori, vers cinq heures du matin, mes paupières et le jour se lèvent presque ensemble. Et malgré la condensation sur les vitres, malgré l’immense fatigue, un paysage d’une beauté tyrannique* enveloppe tout l’espace disponible pour mon regard exténué. Et mon cerveau dépossédé de toute raison, ne comprend pas comment on peut franchir moins de trois cents kilomètres en un temps si long que les heures s’y étalent comme une pâte à tarte sur un marbre, encore un peu, encore un peu plus.
du marché de Fuli
Sur la route de Fuli, les vieux et les vieilles marchent à l’allure nonchalante et imperturbable du buffle. Depuis toujours accordés à sa pesanteur molle, ils avancent, monotones, silencieux, secs et ridés. Mais, qu’ils repèrent l’appareil photo, et d’un geste ils refusent l’objet en inclinant leur large chapeau.
Fuli n’a décidément rien de pittoresque, à moins de qualifier ainsi tout ce que l’Occidental côtoie en terre étrangère et lointaine. Pittoresques alors le vendeur de légumineuses et son panier à fond plat, le coiffeur en plein air, la présentation au sol de dizaines de chapeaux, tous rigoureusement identiques, mais proposés en étalage et non en tas comme pour mieux choisir du même au même. Pittoresques les feuilles de tabac séché, empilées sur un morceau de plastique, leurs couleurs mordorées, leurs textures proches de la putréfaction, et l’odeur piquante et pointue qui s’en dégage.
Une nouvelle odeur m’attire, moitié goudron, moitié caramel chaud. Je me joins aux enfants qui s’en sont approchés pour observer un homme laquer un canard, spectacle à l’évidence ordinaire et routinier, mais dont les enfants raffolent.
Saisissant par les pattes et le bec conjointement un volatile mort et déplumé, plutôt maigre à mon goût, l’officiant le plonge dans une vaste poêle d’un noir charbon au fond de laquelle repose un liquide très épais et très sombre. Repos trompeur, tel celui d’une lave en sommeil dans le chaudron d’un volcan. Quelques grosses bulles éruptives avertissent que la décoction est bouillante. L’animal, toujours retenu par les mains expertes, ressort vivement. Il est laqué, noir, brillant. Sa peau devenue pelliculée, semi-rigide, me fait inévitablement penser à un film photographique. Le passage très rapide de la température excessive à la température ambiante provoque un glaçage qui lui donne une allure figée, raide, cadavérique. L’homme s’accroupit alors pour le dépouiller de cette enveloppe mortuaire, opération apparemment facile, qui redonne au canard dénudé son air premier, sa chair à peine rosée et un peu de souplesse.
L’affaire tient en quelques dizaines de secondes. Et l’animal, à nouveau plongé dans son bain bouillonnant, revêt sa gaine noire pour la deuxième fois. Et ainsi au moins cinq fois de suite, mais peut-être plus, car le temps de détourner mon attention vers des acheteurs de chiots, à quelques mètres, le canard a peut-être subi une ou deux immersions supplémentaires.
de sourire
Dans l’insensibilité reposée du lieu et du temps, un petit garçon surgit, lumineux, joyeux, alerte, malin, sans timidité, mais sans audace. Il tend une fleur de lotus dont il ouvre délicatement les pétales. Son sourire peu effarouché dessine trois fins tirets sur son visage, deux yeux et la bouche. Je ne vois que ces trois traits, trois fois le fil de la fragilité dont la fleur blanche est le symbole, et la malice derrière ces paupières presque closes, pour toute parole. Sait-il, de ce savoir acquis par éducation et politesse obligées, que le lotus signifie simplicité, pureté et perfection? Que, précieux entre tous, le bouton de la fleur accompagne presque toutes les représentations de divinités bouddhistes? Que, pour les taoïstes, elle dit la fécondité? Qu’elle est nommée chaque fois que l’écrivain veut dire union ou harmonie? Ou le sait-il plutôt par un savoir secret, ancestral, transmis sans le secours des mots, mais par le recours des gestes, des regards, dans les insaisissables saveurs érudites, sélectives et intelligentes qui circulent dans ce pays d’eau et de terre comme autant de gouttes de sang dans le corps. Une seule ne suffit pas à le faire vivre, mais qu’il en manque une, seulement une, et la vie s’en échappe à l’instant...
Me revient alors ce mot que j’aime prononcer comme une supplique pour conjurer toute injustice : gentillesse. Pour la gentillesse. Je prends la fleur de lotus. Je sais que je ne pourrais pas la ramener ni l’offrir, sinon en mots.
de paix
Je lève la tête, suspends mon crayon pour mieux revenir au calme délicieux du jardin. Pendant que j’écrivais, trois Cantonnais, deux vieilles femmes, un vieil homme sont arrivés, et sur un carré d’herbe se livrent à leurs exercices quotidiens de tai-ji-quan ou tai-chi, et autorisent en moi la réconciliation des rêves et de la réalité.
J’ai beau savoir que le spectacle auquel j’assiste en clandestine est ici normal sans être vulgaire, courant sans être ordinaire, dans tous les cas intégré aux gestuelles chinoises, toujours exempt de tout exhibitionnisme et ostentation, il m’arrive comme un supplément de bien-être, un moment un peu mystique, un peu surnaturel, et fait flotter mon âme suspendue à l’unisson de ces trois corps, reliée à eux par une extrême tension de mon regard.
Une inversion manifeste s’opère : moi, l’immobile, je suis déstabilisée, alors que, dans leurs mouvements mêmes, ils sont en équilibre. J’apprends à voir que la plus grande douceur engendre la solidité, que souplesse se décline avec fermeté et qu’il y a dans la lenteur une extraordinaire efficacité. Je vérifie, dès que mes yeux se détournent une seule seconde, mon enracinement culturel dans la question du corps et de l’esprit, mais il me suffit d’ajuster à nouveau mon regard pour ressentir physiquement un bien-être qui se diffuse dans ma conscience comme une intellection corporelle.
*(en mots, ici même, le 25 mai)
et le mime osa
L’audace est celle des mots qui s’amusent entre eux et se miment les uns les autres. M’ont pris par les doigts et l’oreille. Et me suis laissé faire. Zélotes de Vian, de Queneau et de Bobby Lapointe à vos marques. Sérieux s’abstenir. Il conviendrait peut-être, et même sûrement, d’oser la lecture prononcée et non muette, s’accompagner de diérèses, de liaisons et de lenteur. Je jure n’avoir été sous l’effet d’aucune autre substance qu’un peu d’application concentrée.
Line aperçut l’invisible. Et elle y crut, pansant l’appelé, Damien d’Amiens. Et Line ouït l’impossible, la disparition de Claire, clerc à l’étude d’Amiens….
-La nuit nuit à ma santé, il faut que cessent ces rêves, Eve.
Eve était perplexe. La savoir dans cet état n’augurait rien de bon. Lasse, elle laissa Line reposer, et sa question. M’aideras-tu ? en souvenir des étés où l’on était à la mer…. Le regard d’Eve trancha net… non, pas ça, pas la mer, ma mère, ni mon père, maire. Pas ça ! Line cessa. C’est ça !
----Mets ça Line, tu grelottes. Je t’écoute :
-A la mer, on y allait hâler, c’était l’été, dans les lés et les blés.
-Oui, Line, j’entends. Mais, c’est fini, Ah ! Line ! Veux-tu bien réfléchir avec moi. Et cesser de te mirer dans ce miroir.
Mais Line n’entend pas à temps :
-A la cuisine on noyait les noyaux dans la compote d’anones. Et ânonnant, on racontait aux petits les bobards entendus au Beau Bar, quand on écoutait les poivrots aux cheveux poivre plus sel, poisseux et gras comme des poissons, débiter des tranches de lieux communs, serrés comme des sardines contre le zinc. De retour à la maison, nous ôtions nos pèlerines, relevions les manches de pelles pour ramasser les pelures sans appeler à l’aide. Question d’étique éthique, et tac…
Eve n’en pouvait mais.
- Revenons à tes rêves. Je résume ?
-Non. Non. Je rêvais de noms. Qui font marrer. Et ramener à la mer. Je divague.
-A quoi penses-tu ?
-Un baigneur au milieu des baigneurs.
-Et ?
-Les parents parent au plus pressé, le dément dément que c’est le sien, et crie à perdre la laine de son bonnet. Son bonnet de bain.
-Tu te moques de moi ?
-Oui.
Eve, au bord de la crise de nerf. Line hors-bord de la prise de terre. Line lévitait, Eve l’évitait. Il fallait s’arrimer aux meubles. Mais cirés depuis des lustres, et l’air marin les faisant mariner, les fauteuils et les vraies tables en bois massif se plaquaient aux murs. Murmures de la marée montante au loin. Eve ne se marrait point. Eve tempêtait. Eve écumait. Eve bouillonnait. Line riait aux éclats. Line éclatait de rire. Et se cassa.
Ce qui fendit le cœur de son amie. Et rompit le charme.
Et le noyer.
Moralité, quand on est aux abois, faire le plein d’essences et s’acheter un bois.
Autre moralité, laisser les sons venir dans les mots et rougir de plaisir (et un peu de honte aussi).
Pour les inquiets, Claire, clerc, et Damien d’Amiens, sortis indemnes du rêve, vont bien. Eux. Euh…
inactualités et acribies de la Marche
On a décrit les présocratiques bâton en main et sandales poudreuses, nobles pèlerins de la Vérité, de l’Etre, de l’Un. Dans la solitude et l’ascétisme. Mages, médecins ou guérisseurs, c’est selon, mais dotés de pouvoirs supra-rationnels. Habitants des grottes, toujours isolés dans la montagne, tel Epiménide, ou même Zalmexis qui aurait, dit-on, passé plusieurs années sous terre. Et Pythagore dans sa caverne! Tous, Zarathoustra historiques et réels, mais d’un autre âge.
Empédocle lui aussi fut un marcheur. A ses pieds, des amyclées d’airain. Vêtu de pourpre et ceinturé d’or. L’homme hiérophanique, l’initié, entrait parfois en ville sur un char, comme un dieu, mais non comme un exubérant. Mais Empédocle marchait. Sa marche, comme une démarche. Voluptueuse, instinctive, furieuse et sereine tout ensemble. A l’image d’Eros qui, telle la trace d’une sandale de bronze, marque le monde de son empreinte. Pesanteur inéluctable du métal, comme un désir inachevé, mais légèreté de son pied, le signe simple de celui qui passe, qui esquisse, esquive, qui évoque, mais ne reste. Avec ton effrayé désir dit Hölderlin. Empédocle marche. Homme libre, ou homme d’errance? J’ai fui les dieux et j’erre dit-il. Egaré dans le monde des mortels, Empédocle fera de ce voyage, une montée initiatique.
Sa démarche est ample, large, lente. Il avance dans un vêtement lourd, caressant le sol dont la poussière ocre à peine se soulève. Il déplie et déroule son pas, légèrement suspendu dans l’air brûlant, lui cependant pesant, massif presque, aérien pourtant dans sa majesté. Empédocle est souverain. Les enfants d’Akragas le savent qui l’accompagnent dans ses déplacements. Les mêmes qui, selon Timée, élèvent des oiseaux rares. Seuls les enfants, dit Horace suivent les poètes maniaques. Il est leur légende, leur vivant fabuleux, celui qui vient donner réalité et épaisseur à leur imagination. Comme un roi venu d’ailleurs et qui, touché par la grâce de la ville, de la mer, de la Concorde solaire, s’est arrêté. Ici. S’est arrêté chez lui. Ici et pas ailleurs. Il pourra bien voyager loin : alla-t-il en Egypte comme Thalès et Pythagore? à Olympie, Thurii, peut-être dans le Péloponnèse... Empédocle né à Akragas, une fois encore. Parce qu’elle était, dira Nietzsche, la mieux douée.
Celui qui se met en marche, le fait pour atteindre une destination. Sinon, il se promène, il flâne, il vagabonde. S’il se met à errer, il s’est perdu, il s’est trompé, il cherche son chemin. Ce qu’Empédocle dit de son séjour d’exil sur la terre : il lui faut retrouver le sentier de sagesse. D’Akragas à l’Etna, Empédocle marche-t-il pour aller quelque part, son cheminement est-il une progression, sa destination un destin? Ce voyage, une incursion plus encore qu’un exode? En pèlerin de ses propres rêves, Empédocle n’avancerait-il qu’en lui-même, troquant les rudes chemins de la vie contre d’autres. Du volcan comme but indispensable de son itinéraire intérieur, il n’attend ni enthousiasme, ni griserie, mais une résolution, un sentiment calme (Hölderlin). Entré par effraction dans une vie humaine, il ne tient pas à en triompher. C’est l’union, l’intimité, la fusion avec les éléments, auxquelles il aspire de toute sa force. Pour l’avoir pensée parfaitement, Empédocle réalise en lui l’unité de tous les contraires, par une extrême intériorité, voire un excès (Hölderlin). L’universel, l’évidence, l’absolu identifiés à sa propre personne, s’incarnent en lui. Négation de toute extase. L’enstase.
Le poète connaît trop bien la force du désir de sagesse pour oublier sa terrible volupté. Empédocle, bien que fils de son ciel, de son époque, de sa patrie (Hölderlin), n’est pas une personne. Il est une trace. Alors toute indication est un indice, tout signe une signature, et la sandale d’Empédocle, l’habitante négligeable du présent (R.Char).
Quand Dieu dit à Moïse : ôte la chaussure de tes pieds, ce lieu est une Terre Sainte, il donne une signification divine à ce dénuement (La Bible). Tout de même que Cendrillon, laissant, perdant, abandonnant sa sandale -à moins qu’un aigle ne la lui dérobât (selon une version du 3ème siècle)- indique le double sens du lien : ce qui me manque et m’appartient est ailleurs et autrement. Je ne suis pas ce que j’ai, et je n’ai pas ce qui me fait.
Un aigle encore assurera une invisible liaison entre Hermès et Aphrodite. Dérobant la sandale de la déesse, sur ordre de Zeus fâché qu’elle refusât les avances de son fils, le grand oiseau la portera au dieu des voyageurs. (Homère)
Enfin Strabon raconte cette délicieuse anecdote : une des chaussures d’Eucratès ayant été oubliée lors de sa crémation, l’épouse revint de chez les morts pour en exiger l’incinération. Eucratès, double involontaire d’Empédocle, est sans souvenir chez les mortels, ayant tenu à passer les deux pieds chaussés chez Hadès : pas de sandale au bord de son destin.
De lui à nous, pour toute légende, une asyndète (cité par Zafiropoulos).
[Les photographies sont miennes, souvenirs d'un voyage en Grèce il y a 2 500ans]
de Pausanias : mon Maître Empédocle, mon ami.
Quand il naît à Akragas, son père y joue un rôle politique important. Méton, chef d’une riche famille, est respecté de tous. Chez lui, on aimait reprendre la tradition selon laquelle les Ancêtres venaient de Crête. Mais nul ne peut vraiment l’assurer. Je l’entendis de sa bouche même, et j’y percevais quelque malicieux orgueil de s’être inventé une origine dans la patrie d’Epiménide, homme sage s’il en fut, pour s’être mis en congé du monde pendant plusieurs décennies.
La famille d’Empédocle est cependant bien implantée en Sicile et en cette cité resplendissante par ses fastes, ses savants, ses artisans, monuments, paysages. Dans la campagne, on cultive le blé, dont une partie va jusqu’à Athènes. La terre, ici, est particulièrement fertile. Les divinités souterraines ont gratifié la région, les colons grecs n’en doutent pas. On produit du vin, de l’huile, on élève des moutons. On tisse et teint des étoffes magnifiques. Du soufre, du sel, gisent dans le sol.
La ville grouille de monde. Une population considérable habite là, avec ses esclaves. Des métèques aussi. De riches et nobles marchands. Bien des habitants d’Akragas mènent une vie luxueuse. Nombreux sont ceux, par exemple, qui élèvent des chevaux de course. La ville a frappé sa monnaie. De superbes médailles avec l’aigle, oiseau de Zeus, et le crabe, symbole de Poséidon.
Comment ne pas être doux et bienveillant quand on vit dans une telle cité, au ciel toujours serein, reflété par la mer étale. Depuis la colline, les temples protègent. Longuement mon Maître me conta la construction du temple de Zeus Olympien, dont tout le monde dit qu’aucun n’est aussi grand, à part celui d’Ephèse.
Dans l’exquise Akragas, viennent, sont venus et viendront, de nombreux voyageurs. Pindare, Simonide, Parménide très probablement précédé de son maître Xénophane. Empédocle en rencontra. Ici et à Syracuse où il se rendit quelquefois, et me dit avoir salué le grand Eschyle. Mais rien ne valait à ses yeux la délicatesse de sa ville et de la campagne environnante où, sans se déplacer trop, il pouvait être en rapport avec des cercles d’étude sur l’enseignement de Pythagore.
Quand je fis sa connaissance, il avait depuis longtemps cessé toute participation à la vie publique, et nourrissait le secret projet d’un abandon du monde. Seule la compagnie des enfants et la fréquentation des ateliers des peintres et des sculpteurs apaisaient son âme déçue, désemparée. Triste.
Il avait combattu l’injustice et l’inégalité avec enthousiasme et sans ménager ni son temps ni ses effets. Inlassablement, il avait expliqué au peuple qu’il fallait se méfier de ceux qui aiment le pouvoir pour lui-même, pour les avantages personnels qu’il apporte. Il avait souhaité une assemblée populaire, avait toujours soutenu la cause des plus faibles. Etait toujours venu en aide aux plus démunis, pas seulement en paroles réconfortantes, mais aussi par des dons. Tout le monde l’acclamait. Tout le monde l’adorait.
Je savais par des témoins sincères qu’il avait réglé bien des difficultés. Mais à moi, jamais il ne fit la moindre allusion directe à ce qu’on appelle ici ses « prodiges ». Je me suis fait plusieurs fois confirmer tant ses travaux pour détourner les eaux pestilentielles à Selinunte, que l’astucieuse invention d’une barrière en peaux de chèvre pour arrêter les vents, que de nombreuses guérisons qui n’avaient rien à voir avec de charlatanes pratiques, mais une connaissance très poussée de l’anatomie et de la physiologie.
Une seule fois il me fit la confidence nostalgique et timide de la réputation qu’ « injustement » on lui prêtait. Jamais il ne reprit cette conversation qui eut pourtant dans mon cœur d’étranges et longues résonances. Il avait compris, me dit-il, qu’on trahirait ses paroles et le sens de ses gestes ; non que la foule nourrît à son encontre quelque malveillance, mais il sut qu’elle resterait obstinément attachée aux résultats, et même qu’elle lui en demanderait encore! Empédocle voulait s’occuper de réflexion. Sa désillusion fut grande, mais attendue.
Je ne veux pas être consolé, Pausanias. Je n’appartiens ni à cette terre, ni à cette humanité. La sagesse des hommes est trop sage, pas assez excessive, trop peu mystique. Un autre est là, au regard juste, prudent, exilé. Par un extraordinaire embarras, comme moi, ils vont le haïr. Comme moi, il choisira sa mort, plutôt que la vie pacifiée ou compromise, mais à l’inverse de moi, il est sans force. Socrate ne parcourt ni les villes, ni les campagnes. Contrairement à moi, il n’écrit pas, il ne fait aucune action d’éclat. Homme-poète per defectum. Pourtant, lui aussi sera banni. Il faut que la Haine soit, Pausanias, pour que quelque chose soit. Ils voulurent faire de moi un roi. Ils vont faire de lui un ennemi de la cité. Qui sont ces hommes? Sont-ils les mêmes? Sont-ils de la même Harmonie originelle? Qui peut anéantir la souffrance du monde?
Pas de Consolation. La Détresse est une force.