Volupté, indolence et douceur ou la philosophie de Monsieur de Saint-Évremond
Ceux qu’on appelle libertins au 17ème siècle ne sont pas des débauchés. Erudits, lettrés, “extravagants” à l’occasion, élégants et raffinés. A.Adam dit même âmes douces. Aussi, cette description tendancieuse mais tenace de nos jours encore aimant le plaisir, tous les plaisirs, sacrifiant à la bonne chère, le plus souvent de mauvaises mœurs, n’ayant autre Dieu que la nature, niant l’immortalité de l’âme et dégagé des erreurs populaires. En un mot, c’est un esprit fort, doublé d’un débauché n’est pas du tout recevable ici, où l’on retrouve Saint-Evremond*. Et dire que l’immense et indispensable travail de René Pintard, déjà évoqué** qui vaut d’abord comme exploration d’historien de la littérature, ne peut suffire pour décider entre la “libre pensée” de Théophile de Viau, “les activités philosophiques ou critiques” des frères Dupuy, le “libertinage flamboyant”, les “hommes plus positifs en général”, c’est-à-dire les déistes, ou les “fidéistes” dans la liste desquels il cite (enfin !) Saint-Evremond, également nommé auprès de ceux “qui se risquent aux travaux de la pensée”. Dans l’équivalence injuste entre libertinage et scepticisme, il évoque aussi l’ “incrédulité” du même. Finalement, les libertins érudits du sieur Pintard ont une attitude variable à l’égard du stoïcisme, mais aussi de l’épicurisme, l’atomisme est leur physique, et la dette revendiquée à l’égard de Machiavel ; dans tous les cas, une éthique indépendante de la religion. Il faut donc une extrême précaution et comme une réticence pour associer libertinage et philosophie, à propos des penseurs du 17ème siècle. Avec Saint-Évremond, cette pudeur de gazelle disparait. Il vaudrait mieux parler de libertinisme. Et revenir à l’étymologie, seul vrai juge de paix, en rappelant ce que libertin doit à émancipation et affranchissement. Mais affirmer qu’à cette seule aune –refus du dogmatisme et refus d’un pyrrhonisme total- Descartes aussi pourrait bien être libertin dans sa volonté farouche d’être conduit par la seule force de sa raison…
Pourtant, et comme pour nous agacer d’emblée, Saint-Évremond se défend d’être libertin. Mais ne cesse de se vouloir libre et se pose en s’opposant à toute philosophie –entendons reconnue- affichant ce que pour lui philosophie veut dire, ou ne pas dire, ce qui revient au même, revendiquant la dénonciation de toute métaphysique, de tout dogmatisme, de toute tyrannie du raisonnement, bien qu’il accepte d’assez bonne grâce de livrer sous toutes leurs formes, ses réflexions de… philosophe voluptueux ajoute-t-il, il est vrai.
Y a-t-il une valeur philosophiquement pertinente à l’impertinence de notre Normand** ? que traduisent si brillamment une écriture et un style qui contribuent intrinsèquement à l’élaboration de sa pensée*** ? Pour être libertin au sens du 17ème siècle, ne faut-il pas revenir à un mode de l’écrire inauguré par Montaigne pour qui le monde est objet de réflexion parce que conjugué à la forme réfléchie justement, le sujet revenant toujours et en fin de compte à lui-même. Insister et examiner dans sa pratique d’écriture comment Saint-Évremond sert une caractérisation critique ; rechercher toute possibilité d’explicitation de son discours implicite ; établir sa pensée philosophique en dépit même, en dépit surtout, de ses résistances, car elles font sens. Et notre homme est trop fin pour laisser là. Il propose à notre jugement, pour l’avoir lui-même éprouvée, l’aporétique confrontation des faits et des études : ‘on brûle un homme assez malheureux pour ne pas croire en Dieu, et cependant on demande publiquement dans les Ecoles s’il y en a un’. L’assertion est puissante, sa portée immense à qui veut bien lire chaque mot : la foi est affaire privée, elle relève du sentiment, la lier (et) à des apprentissages est hors de raison ; mais de la théologie on fait débat. En fin de son propos, il reprendra de Montaigne, sans le nommer, la formule fondatrice : séparer la personne du Magistrat. En cette chose (la religion) comme en tant d’autres, seules les “véritables impressions de la nature” peuvent nous guider, les débordements de curiosités des doctes, et celles des ignorants, ne sont pas de mise. Il y a un assujettissement –un conformisme- qui paradoxalement protège du fanatisme, protège notre liberté intérieure.
Vingt ans après sa rédaction, Saint-Évremond se souvint de son texte L’homme qui veut connoistre toutes choses ne se connoist pas luy mesme comme d’un “petit discours”. Probablement écrit en 1647, c’est-à-dire avant l’exil, les pages sont contemporaines de la publication en français des Méditations et Principes cartésiens –mais lui qui lisait le latin, en a peut-être connu la version originale-, de la Vie d’Epicure de Gassendi, de la réédition de la Vertu des Payens de La Mothe le Vayer. Un aveu d’humanisme, au meilleur et premier sens du terme. Si l’on revient, encore et encore à Montaigne -ce que Saint-Évremond ne cesse de faire- pour qui la vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence et desréglée ou que l’homme étant tout occupé à part soy, le moindre bourdonnement de mouche (l’) assassine son esprit, on a une meilleure lecture du titre étonnant de ses pages : le désir de savoir ne coïncide pas avec son objet et c’est proprement dépasser ses limites et ses droits que de vouloir tout connaître. Il y a un au-delà de l’homme qui n’est plus humain. Pitoyable orgueil qui a quelque chose à voir avec le milieu entre perfection divine et néant d’animalité, formulé par Descartes : je suis comme un milieu entre Dieu et le néant et en écho au milieu entre rien et tout pascalien. A quoi le plaisir, ou plutôt les plaisirs, sont constitutifs d’une raisonnable réponse, non du fait d’une appartenance à l’animalité qui détourne d’une vocation spirituelle dont Saint-Évremond ne parle jamais, mais parce qu’ils sont signes de l’humanité de l’homme dans toutes ses intensités, variétés, variations et interprétations. Saint-Évremond comme philosophe voluptueux établit des déclinaisons subtiles et jamais définitives, du plaisir au bonheur, à la joie, et maître mot, à l’indolence. Comprendre ce qu’être voluptueux veut dire, ou pourquoi la désignation négative du plaisir par l’absence de troubles, d’inquiétudes et/ou de souffrances, a pourtant semblé être la seule vivable, ou enfin, par un usage de l’oxymore qu’il affectionne ce qu’est une volupté spirituelle, ou une agréable indolence ou même pourquoi, plus étonnant, la volupté selon Epicure lui semble “sans volupté” car immobile, qui ne vise, à tout prendre, qu’atteindre la mort sans avoir goûté à la vie. D’où la distinction importante et rare, entre Epicure jeune et Epicure âgé, distinction qu’il reprend à son compte mais que tout (bon) lecteur de Montaigne a pu saisir dans Les Essais.
Du moi montaignien à l’ego cartésien, il y a place chez notre voluptueux pour un je dont l’incertitude (il faudra entreprendre un jour l’étude du ‘je ne sçay quoi’ évremondien) n’engage aucun scepticisme militant, et si peu d’indécision, mais organise le principe de son autoportrait intellectuel mais pas seulement. Eloge des impressions legeres, qui ne font qu’effleurer l’âme ; je pense sur toutes sortes de sujets, je ne médite sur aucun. Intérêt ou plaisir qu’on se donne à soi-même, pour mesure de soi. En deçà, c’est l’ennui, autre manière de dire l’immobilité, autre dénonciation libertine, au-delà, le ridicule. Chacun reste juge de soi et pour soi, et l’établissement d’une normativité –l’ego cartésien par exemple- devient impossible. A l’opposé de tout fixisme ontologique, Saint-Évremond propose l’indolence qui a quelque chose à voir avec la douceur, bien plus qu’avec l’indifférence ou l’ataraxie, et l’absence de conflit et de crainte pour soi, plus encore qu’absence de douleur, qui provient du repos de la conscience et devient sentiment délicat d’un joye pure, se connaît dans le secret et se reconnaît dans le silence, revendications individuelles donc libertines, du philosophe-écrivain. S’obliger soi-même, obliger les autres, être obligé aux autres, autant d’assujettissements qui ruinent le sentiment de soi, c’est-à-dire la liberté, qui seule mérite qu’on lui sacrifie tout le reste, ou qu’on investisse dans le retrait. Ce qui est même chose.
*toutes les citations de S-E sont extraites de ses Œuvres (6 vol.). Paris. Didier **cf archives 30/08/2017 *** et 09/09/2017 (**** et pour les oublieux le 23/09/2017)
au menu du jour
Je cherche huître, je trouve dinde, sur laquelle je rebondis. Qui me renvoie à huître. Qui me présente pintadine. Non point le petit de la pintade, mais l’huître perlière comme chacun sait. Là, je me dis qu’un esprit courtelinesque hante cet écran. Mais pourquoi chercher huître me direz-vous ? Bonne question. Je suis là, je prends. L’huître dans le creux de la main, l’ouvre. Apparition furtive. L’ai engloutie sur le champ.
D’un mot -d’aucuns le savent tant- tout peut venir. Et tout vient à point. De suspension. J’hésitai donc, et commençai ainsi, il faut être sacrément inconscient ou prétentieux pour parler des huîtres, après Francis Ponge et Denis Montebello*. Pause. Interrogation. Réflexion. Tout cela ne peut me mener bien loin. Suis-je rattrapée par l’angoisse de l’écran blanc ? Je change la couleur de l’encre. Bleue. Trop bleue. Verte, à peine mieux, et 'ça' dit un peu l’huître... mais aussi que je suis rattrapée par mon Ça… Changer de couleur, vite. Passer au rouge. Mais du vert au rouge, c’est stop ! Message compris. On n’écrit pas dans l'arc-en-ciel mais dans la grisaille. La brumaille. Les nuances de la coquille. Cendreuses qui brillent.
Retombons à nos mots. Qui riment sans raison. La doublement alléchante pintadine me fait faux bond mais vraie surprise. Voyons donc. Recours au latin scientifique qui est au latin ce qu’est le latin de... cuisine, lequel nous était plutôt servi à la messe-qui-en-fait-de-cuisine-s’en-tenait-à-une-mauvaise-piquette-et-encore-pas-pour-tout-le-monde… re-stop ! La pintadine est bien du genre mollusque qu’on aime gober, tout en croyant le contraire. Mais puisqu’elle est perlière, elle enfile des histoires à n’en plus finir. Ainsi s’appellerait-elle aussi méléagrine par la volonté du bon Lamarck, qui a, sur nos bêtes, dit bien des sottises, et qui reprend la meleagrina en y laissant des plumes. Pourtant le grec disait clairement μελεαγρίς, oiseau de Méléagre, pintade, et Méléargos nom d'un personnage dont les frangines ont été métamorphosées en… pintades ! Dixit. Deux fois.
La méléagrine est une pintadine, une huître pas un oiseau. La première s’avale, le second se mâche. Avec un peu de salade. Et un accent circonflexe, la tresse chapeautière de l’ignorance, comme il dit Queneau. Qui n’est pas péquenaud, et même le contraire. Alors je me demande si les huîtres poussent sur les huîtriers, comme le poivre sur le poivrier. Mais l’huîtrier est une pie de mer, entendez une bécasse. Pas une pintade. Ni une huîtrière, la sotte du ménage à trois des comédies de grand boulevard. Et voilà Courteline revenu par la fenêtre ce qui lui ouvre toutes les portes. L’huîtrier, lui, mélange les tons avec élégance, bec rouge-orange, plumage noir et blanc. Quatre couleurs montées sur une paire d’échasses jaunes. Ou rosées, c’est selon. Gribouille et farfouille dans les rochers ostréiculteurs. Jusqu’à dénicher de quoi se sus-tenter. C’est la tentation de l’huître.
Je plaide coupable. Du Jugement de Salomon le coquillage fait l’illustration. La Fontaine, Jean de son prénom, le dit bien mieux que moi. En une fable où Perrin Dandin fait deux dindons farcis de grugerie. Et en une autre où l'huître bien plus renarde que oie blanche attrapa un faux savant aux lacets de sa vanité. Qui eût jamais pensé qu'en cette simple coquille se nichât tant de subtilité ?
*Fouaces et autres viandes célestes, éd. Le Temps qu’il fait. (je me permets d’ajouter mon grain de sel : indispensable lecture en ces temps de nourritures terrestres…. Les viandes –au sens ancien du terme- ici présentées sont de première fraîcheur, et le livre lui, date de 2004. C’est un régal. Depuis ce jour. Et sans faim.)
l'ami italien
Sur la toile cirée de la table de la cuisine, son doigt glisse. Il n’ose lever les yeux et regarder droit le visage de sa mère qui le blesse et le frappe. Qui ne sait pas l’aimer et croit qu’en en faisant son dieu elle le protège des hommes et du monde. Mais elle l’emmure vivant dans ses cris. Ses reproches tombent comme des lames.
Le père est assis là. Absent. Pas un mot, pas un sourire. Qui ne se laisse ni regarder ni toucher. Tout près, mais si loin. Ailleurs. Nulle part. Plus tard, bien sûr il se souviendra du silence du père dans la maison d’enfance. Il me dira qu’il lui fallait de la grandeur d’âme pour traverser sans mot dire des journées toutes semblables et chaque soir rentrer, pousser le portillon et fatigué, emprunter l’allée vers la lumière imprécise de la cuisine. Il confondait tolérance et faiblesse.
La mère, elle, elle veut qu’il l’admire pour tant de sacrifices et tant d’abnégation, mais oublie qu’il est un enfant. Il l’écoute. L’injuste, souveraine dans l’humilité. Jamais elle n’abdique sa discrétion qui l’écrase et le meurtrit. Elle le laisse, seul, dans l’incommunicable. Il trouvera bien vite une mère domestique pour remplacer l’autre, celle qui, même au-delà de la mort, ne capitule pas. Qui interdit si bien de grandir qu’il ne peut se passer d’elle et reproduit la vie de l’enfance dans l’âge adulte, mauvaise représentation d’une pièce déjà médiocre, au texte sans grandeur. Sa vie est sans désir, qui ne sait point être insolente.
Alors il reste l’enfant qui ment, qui continue de mentir, qui fait semblant. Et comme tous les enfants, veut un jour sortir de la maison, de la vie étroite, marcher dans un terrain vague, à découvert. Se faire surprendre et se faire peur. Se perdre, s’égarer. Fuir, s’enfuir. Un jour, comme tous les enfants, il veut savoir si les rêves existent bien, ou s’ils ne sont que des rêves pour rêver. Il lui fallut encore beaucoup de mensonges. Composer, composer toujours avec la vie restreinte, le faire-semblant. Sa vie. A force d’être rangée, pliée, ordonnée comme les piles de linge que sa mère repassait le soir, forcément le soir, pour oublier par fatigue et non par tendresse, que le fils adoré un jour sera parti. Sa vie, inodore, incolore, insipide jusqu’à la nausée. La nausée du propre. Très exactement propre et convenable. Pour être un jour un adulte présentable, offrant une vie lavée, lessivée, soignée.
Mais seul. Il était seul dans son inexistence. Effrayante solitude, vitale, incorruptible, desséchée. Pris au piège d’une image d’enfant qui triche journellement. Immobile dans le rien, l’indigence et la misère du vide d’amour, du manque de mots, de l’absence de cette éternité furtive qu’on se donne par l’autre, pourvu qu’il ne soit point là seulement par blessure de vie. Toujours il restera en lui une part oubliée, incomblée, quelle que soit son application à rassembler autour de lui des êtres, des choses, des souvenirs, indifféremment.
Seule la tempête d’une rencontre désespérée pourrait créer l’insurrection. Et comme tout garçon un jour gagné à la cause de la rébellion adolescente, il se laissera aller pour un temps. Comme on dit. Sachant qu’il pouvait rentrer d’exil et répéter la fable de l’enfant prodigue et repentant. Non par amour, mais par fatigue. Sa vie immobilisée l’attendrait là où il l’avait laissée. Et comme il l’avait suspendue, faisant acte de résipiscence, il irait décrocher sa peur de grandir au porte-manteau de l’habitude, et pour s’en revêtir avec élégance, n’hésiterait pas à trahir son âme. Dans cette façon qu’il avait de faire croire qu’il touchait à l’idée du bonheur en conduisant sa voiture ou cultivant son jardin. Et s’en donnait alibi pour faire diversion. Il était de ceux qui croient aimer quand ils n’aiment que la vie dévotement organisée autour d’eux. Et comptent sur le temps qui passe pour n’avoir pas à compter sur soi.
Il construisait ainsi l’incroyable édifice oblique de son impéritie à vivre. D’où ne restent plus que quelques feuillets vieillis et tombés à terre. Pour toujours.
Pensements la nuit
Le philosophe en Méditation est rentré en lui-même. Autour de lui tout est obscurité et solitude. Et quand tout dort et se repose, le reflet scintillant de la lune dans un ciel sans nuage convient à son esprit recueilli. Sans violence, le soleil a disparu. Lui, il reste là. Ni hâte ni précipitation. Il doit reprendre son raisonnement.

La Clairvoyance* est intérieure mais l’image et le réel aident la pensée à mieux penser : si, d’un œuf, je pense un oiseau, c’est une trahison féconde. Une part de la vérité de l’œuf se dévoile. Cela doit rester simple, observable. Tout le contraire de l’indifférence aux choses. La vision par l’esprit. Passer de la perception à l’idée. Concevoir ce que les sens ne désignent pas. Un défi que le philosophe prend un réel plaisir à saisir. L’expérience de celui qui pense les limites du réel, et rencontre, dans cette lutte, les limites de la pensée.

Les sensations les plus évidentes au service d’une pensée hardie, tel est le mécanisme par lequel le philosophe choisit d’exprimer sa conception du monde, qui appartient peut-être aussi à l’émotion, la poésie, la beauté, parce qu’il lui est indispensable, vital même qu’il en soit ainsi. Comme si le monde qui nous entoure se devait également de nous enchanter. Ne jamais accepter de renoncer aux visibles apparences, ni même de rompre avec elles. Il en a besoin pour pactiser avec l’invisible, s’y ancrer et rattacher le sentiment familier des choses avec celui de leur mystère. Les poètes savent trouver ces mots-là, les poètes seuls. L’aurore est l’épousée de la lumière dit Mallarmé.
Autour de moi, l’insondable silence. Sur la terre l’ombre gagne, alors qu’au ciel, la constellation de l’Ourse nettement se détache. Un instant je m’attarde à la représentation de la terre comme un disque plat qui sur l’eau flotte, tandis que le ciel, vaste cloche, vaste couvercle, enserre le cercle de l’horizon. Je me souviens que l’ingénieux et perspicace Thalès l’avait décrite ainsi, et, pour un court instant, me sens complice de ce génial distrait qui trébuche quand il marche et tombe dans un puits. Je prends l’anecdote pour la métonymie du penseur avalé par l’infini tandis qu’il porte ses regards au-delà du monde.
Pourtant cet ordre apparent et visible, doit bien résulter d’une cohérence, une ténébreuse et profonde unité**, issue de sa multiplicité même. Autant je fus générée comme vivante par des éléments distincts mais naturellement identiques, autant l’univers conclut dans son aspect factuel, traite et résout, toute interrogation sur le changement, la variété mais l’unité de tout le divers et de tout le semblable. Il est brise-raison.
Physiquement sphérique, sans aucune cause extérieure nécessaire, sans finalité, il est sa propre raison d’être, comme le plus beau des tas répandus au hasard***, ce qui ne le renvoie ni à la contingence, ni à l’indéterminé, mais seulement –du moins le dire ainsi- aux pouvoirs et à l’action motrice de forces, de puissances aux qualités et aux natures intrinsèques, en un mot, d’éléments primordiaux et incréés visant par eux-mêmes et en eux-mêmes une plénitude inévitable. Comme une masse éternelle, parce qu’elle n’appartient pas au temps qui n’en finit pas d’être. Aussi je peux me rendre aux arguments de la poésie, de la science et de l’expérience conjointes : l’impossible est plus vrai que le possible, l’invisible que le visible.
*Magritte**Baudelaire***Héraclite, cité par Théophraste
un conte vrai
Le père Noël répond quand on lui écrit. Très féru de géographie astrale, il aime parler du ciel dans lequel il ne pense pas une seule seconde qu’il y ait du vide, sinon comment s’y promènerait-il sans que son traîneau ne chute ? et aussi, comment les luminescences des décorations urbaines lui parviendraient-elles, chaque rayon se briserait au bord des bords des abîmes ? Pour le père Noël un espace vide est une contradiction dans les termes, une insulte faite à son travail, une invention de mécréant. Le firmament illuminé, une nuit par an depuis la terre pour le guider, alors qu’il éclaire la planète toutes les autres nuits dans un mouvement inverse, cela ne montre-t-il pas qu’il y a des chemins, des routes, des rails, des couloirs, qui garantissent un chenal au moins, une cartographie routière au mieux où passent des ondes, des particules, peut-être les deux ? peut-être une circulation intense. Sauf, bien sûr, une nuit par an, où le père Noël a la concession pour lui tout seul.
Une des lettres du père Noël, bien que courtoise et fort bien tournée, n’en disconvint pas moins à la formulation d’un jeune savant qui osa le défier sur la question, lui retournant l’axiome le plus courant et pourtant le moins vérifié, la nature a horreur du vide. Le jeune homme ne pipa mot. On ne récuse pas le père Noël. Du moins sur le champ. Le champ de neige enguirlandé de loupiotes, de boules scintillantes, et autres imitations d’étoiles. Il attendra. Mais le père Noël, qu’on le sache, a parfois l’entêtement des célébrités. Il rumine près de ses rennes, remettant à sa période de congés la démonstration de ses certitudes forgées sur l’expérience de ses aller-retour innombrables entre nulle part et quelque part. Le père Noël n’a pas lu Hume. Personne ne lui a jamais commandé de laisser une telle œuvre pour cadeau ! Hume pour qui la répétition d’un fait, serait-elle constatée un nombre incalculable de fois, ne garantit pas la fois prochaine. Aussi, ce n’est pas parce que l’on suppute qu’un évènement se passe en raison d’un autre, qu’il y a quelque vérité en cette supputation, ferait-elle l’objet d’une observation permanente, selon l’observateur tout au moins…. Laissons tomber Hume. Dans le vide.
Donc le père Noël ruminait. En vue d’une réponse à venir. Il eût fallu conjuguer ce verbe au futur, se dit-il, et non user du passé. Passons, je m’enquerrai un jour de cette curiosité d’une langue hexagonale, vue d’en-haut, qui aime tant manier les surprises. Revenons à nos moutons intersidéraux, qui courent et roulent dans les cieux, comme autant de nuages, de nébuleuses et autres concentrations de matière. Sans compter les moutons qui sautent par-dessus les insomnies de tous les agités de la planète bleue. Bleue comme un orange. Cette fois, ce père Noël-là avait lu Eluard. Feuilleté en tout cas un petit recueil joliment enrubanné qu’il avait une fois déposé au pied d’un sapin. Juste à côté d’un cache-nez de laine, qu’on appelle nuage dans une région d’un grand pays de caribous.
Le père Noël s’attarde. Ce n’est pas bon pour ses affaires. Aussi, le jeune savant ne le relançant toujours pas, il retourne à la tâche, non sans avoir déposé la formule de sa réponse à venir en son atelier, suspendue à une décoration inachevée : Le Plein du vide. Ah ! ah ! verra bien qui aura le dernier mot. Je défendrai jusqu’au bout l’imposture des témoins qu’on (m’) oppose, il n’y a pas de vide, le vide est plein de tout ce qui existe ! je suis bien placé pour le savoir et pour le voir. Je vois les choses d’en-haut moi ! Et là, on soupçonne le père Noël d’avoir lu La Physique d’Aristote et les textes scientifiques de Descartes. Mais pas la Lettre à Pythoclès d’Epicure ni le De rerum natura de Lucrèce. D’un côté l’impossibilité du vide, de l’autre sa nécessité. Faut-il lui en vouloir ? après tout, le bon père Noël n’est qu’un apocrisiaire, mais je voudrais bien savoir de ce Père d’où lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature se demande, in petto, notre jeune savant un tantinet agacé*.
Ce Père Noël-ci a bien existé. A l’époque, pas à la nôtre. Prénommé Etienne et Jésuite de profession de foi. A sévi au Collège de La Flèche, Descartes l’eut même pour répétiteur pendant deux ans. Mais c’est Pascal qui le rendit célèbre par les échanges épistolaires où le jeune esprit montre avec virtuosité, pugnacité et civilité sans pareilles qu’on peut être le Révérend Père Noël, et se tromper. Il avait 24 ans, Descartes 50, Etienne Noël plus de 65. Environ. On ne regarde pas aux mois. Homographe et homophone de notre commissionnaire d’un jour, ou plutôt d’une nuit. J’aime à lui rendre parfois visite pour le plaisir de lire en tête de quelques missives signées René Descartes, le champion du rationalisme, et Blaise Pascal, le scientifique mystique : au Père Noël !
* Pascal, O.C. Œuvres physiques : Expériences touchant le vide. Gallimard, La Pléiade, p. 387. Le Plein du vide cité plus haut est un écrit du vrai Père Noël, le contradicteur de Pascal, en français puis en latin. Vrai aussi que le jeune Blaise ne lui répondit pas du moins directement… mais on ne s’engagera pas dans cette affaire.
au fil (distendu) de l’histoire, petite suite*
… comme mon nouvel ancien dictionnaire s’ouvre tout seul, me voici, un jour de gel et de froidure extérieurs, à l’article Femmes sans l’avoir cherché. Mais le vieil ouvrage suivait, lui, son fil invisible. Voyez plutôt.
Passons à grands pas sur les propos liminaires, généralités dans les platitudes et abysses de poncifs dans des océans de lieux communs : les femmes travaillent dans les maisons pendant que leurs maris sont aux champs, et cela dès près de deux mille ans après le déluge ! Nous n’oublierons pas que le quasi-grimoire frise les cent cinquante ans –ce qui me paraît hier- et qu’il a pour recommandation en guise de sous-titre Ouvrage également utile aux Hommes du monde, aux Elèves des Lycées, des Collèges et autres Maisons d’éducation. Tout cela est bel et bon.
Mais les femmes, toutes les femmes, dans ces temps imprécisés où l’approximation le dispute à l’insu par d’aimables accommodations verbales, les princesses, les reines aussi, s’employaient à filer. Le lin, la laine, le bysse, dont j’apprends à la lettre « b » qu’il s’agit d’une soie pour les uns, d’un lin très fin pour les autres, quand ce n’est pas du coton… et renvoie au philosophe Vossius et son Dictionnaire étymologique, contemporains de Descartes. Les femmes homériques sont à leurs fuseaux, leurs métiers, leurs tissus. Pour preuve, les textes de Théocrite, ou Térence. Ovide et Virgile. Décidément Monsieur Chauvierre –et j’en profite ici pour lui rendre son orthographe patronymique exacte*- vous m’enchantez. L’acribie n’est point votre fait, l’inactualité si. Passements et passementeries font votre marque. Séduite par la richesse de votre glossaire, désappointée par tant d’inconsistance dans son usage. Mais je continue, j’aime aussi l’indécidable.
Où j’apprends que le temps d’Auguste était fort amolli, puisque –en voici donc la cause, la raison- les femmes de sa maison, épouse, sœur, filles, confectionnaient ses vêtements ordinaires. Rien de plus normal, n’est-ce pas ? et aussi que malgré leur vie austère, les femmes antiques ne rechignaient pas à plaire. La Bible, Homère, Plaute et les poètes en sont témoins. Et quelques considérations édifiantes plus tard, Monsieur Chauvierre se souvient que La langue latine n’a pas de mot pour dire une sénatrice, ni même, à proprement parler une impératrice, car l’expression Augusta n’était point un titre de dignité. Comme je suis d’une extrême méfiance, je me demande ce qu’il veut bien dire par dignité…
Le temps d’avaler un café -soit deux lampées, ici le café est ristretto voire plus- et les pages de mon bréviaire inattendu s’affranchissent de la pesanteur de ma présence pour se remettre en leurs plis d’habitude. Ceux des ficelles usées jusqu’à la corde qui leur servent de liens aléatoires puisqu’elles les disjoignent plus qu’elles ne les rassemblent. Le poids des ans fit souffler un vent léger, ce qui n’est pas toujours contradictoire… aussi me voilà devant l’asbeste, incrédule et agitée comme un enfant le matin de Noël. Asbeste, nom d’une toile incombustible. Lisez, relisez Pline. On dirait un message promotionnel, anti-taches, résistant, blanchissant, l’asbeste est aussi le nom de la pierre qu’on tissait pour faire... l’asbeste. J’ai bien fait d’en appeler, même au risque de l’achronie, à l’esprit de Noël ! Nihil igni deperdit, dit-on, mais on ne nous dit pas qui le dit ! Le feu ne peut les détruire. Ni la toile, ni la pierre. Nous voici exactement parlant en présence d’amiante άσβεστος. Ouf ! non que la nouvelle soit réjouissante, mais au moins y a-t-il quelque ordre dans cette chute.
Père Noël qui êtes aux cieux, pour votre dégringolade par les conduits de fumées qui vous font Cendrillon –cul dans la cendre- bien plus que lutin malin, exigez de vos employeurs saisonniers, pour compenser les risques et la pénibilité, un tablier d’asbeste. Le pantalon et la veste aussi.
*cf textures, juste en-dessous