gravitation en légèreté et autres éhoupages
Parce qu’il y a deux livres au kilo, je tiens le singulier ; et puis, n’est-ce pas, apocope et troncation sont dans le même bateau, ou la même auto. L’un navigue sous ‘x’, l’autre avançant d’elle-même, ne pas l’affubler d’un ‘s’ serait-elle en plein embarras. De Paris ou d'ailleurs.
Apocope quand tu nous tiens, nous lâchons prise. Abrègement et élision en cortège et au pas, ou pas. Mais la pile de mes livres, dans l’apocope des kilo, fait paragoge en grandissant. Et même tautologie précisément, puisque en paragogeant, toute chose s’allonge. Les mots et les choses ici confondus. Tandis que l’ordi, considérant peut-être que plusieurs fois mille grammes ne comptent pas pour rien, ne balance pas à exiger de terminer un mot pourtant déjà amputé, et m’avertit, en rouge s’il vous plaît, qu’il faut l’écrire avec le crochet final de ma pendaison future…S… Résistance totale aux injonctions. Contre-feu et pare-feu. Mon humeur fait son rébecca à la règle, quand et si elle se contente de l’usage courant, celui qui pousse et presse mais jamais ne soupèse, sinon au jugement de la facilité, courant donc à la perte de la grammaire en gagnant une terminaison-accessoire, de mode. La pesanteur de l’inutile.
Pèse-lettre et trébuchet bien trop délicats pour un tel souci : charger ou ne pas charger le mot du signe visible d’un accord du pluriel. L’affaire est tranchée, dans le plus grand paradoxe puisque les S totalement muets dans la conversation seront pourtant crochetés à leurs mots apocopés dans les écrits : deux kilos font quatre livres et trente euros. Plus ou moins.
Le poids des livres n’étant ni stable ni proportionnel à celui des mots, un kilo de livres ne fait pas toujours deux volumes. Ne balançons point. Pesons l’affaire. De la crase faisons bonne figure et beau style et cessons d’affubler nos vélo, auto et autres euro de tous ces esses qui sont aux crocs et autres pendoirs ce que la breloque est au diamant. Le grégaire au solitaire. Si chacun fait comme il veut, certes il n’y a plus de règles, partant de règlement ni de règlementation, on peut en soupirer d’aise. Mais qu’un vernier calibre la machine au frottement dur de l’alésage, c’est aussi la garantie que ladite machine ni ne s’égare ni ne cède au plus offrant, qui n’est pas toujours le meilleur, serait-il le plus beau parleur. Même un corbeau un jour s’y fit prendre.
Des livres dont l’empilement suffit à maintenir un certain équilibre, sans té, sans équerre, dont je guette l’effondrement, ou pas. La chute peut-être. Pas la disparition. Dont le grammage ne fait pas toujours le plumage. Et le ramage trop de babillage. Lourdeur inversement proportionnelle à la rareté des pages, parfois. Ceux-là gravissent les marches de l’oubli. J’en raccourcis la souvenance au massicot des heures qui passent. Je leur fais subir la question de l’ellipse mnésique, de l’apocope éternelle de leur impossible survie.
La disparition
Il est pour le moins savoureux que le premier peintre portraitiste animalier, dit-on, soit flamand. Qu’en disent les oiseaux ? de cette facétie orthographique faisons butin. Butinons l’aubaine. Le Sieur Savery, le prénommé Roelandt, ne put opter ni pour le d ni pour le t, lui ou ses biographes. Je me prends à vouloir que ce flamand-là pût avoir à voir avec le flamant. Le rose. Le pélican, c’est certain, les autruches aussi, qu’il peignit loin de leurs exotiques origines, enclos qu’ils avaient été dans la ménagerie aménagée par Rodolphe, empereur d’Allemagne. Deuxième Rodolphe, autour des années 10-20-30….du 17ème siècle. Mais en quoi ce Roelandt Savery-là mérite-t-il sollicitude et sollicitation, en quoi ?
Le lecteur attentif fait déjà notation, peut-être réprimande, que je me plais à redonder et assoner. Et sûrement se dit-il, il y a cachotterie, minon-minette ; un Roelandt flamand ferait-il œuvre flamingante, tableau flandrin dont la superfétation fût l’estampille ? et de quelle plume son pinceau porte-t-il signature qu’il me presse à tant de civilité ?
Deux lettres. Deux fois deux lettres. Un doublon. Un écho. Point encore un radotage. Juste un bégaiement dans le bestiaire : prenez un D, ventru, bien pansu, accoquinez-le avec un O, gonflé, bombé ; bissez l’opération, ce qui s’appelle rabâcher, vous obtenez un bedonnant ventripotent DODO, qui n’a rien d’une comptine pour endormir les enfants.

Le Dodo. Envolé définitivement de la surface de la Terre, l’oiseau aptère qu’aucune aile de géant n’empêcha jamais de marcher, le Dodo, Raphus cucullatus, était un dronte –puisqu’il faut en parler au passé– ambulatoire. Un piéton des îles. Un oiseau qui ne s’éleva jamais au-dessus du sol des Mascareignes alors vides d’humains. A Maurice, il vivait heureux. A mille milles, à vol d’oiseau et à tire d’aile, de Roelandt et les autres. Et même des dindons dont on dit qu’il leur ressemble un peu. Mais en plus gros. Ou des pigeons. Mais en plus plus gros.
Des Portugais, c’est sûr, des Espagnols peut-être, de ceux qui circumnaviguaient et divaguaient avec inconscience, ignorance mais ténacité et folie de par les mers du globe, en capturèrent et ramenèrent en terre d’Europe. Ce ne fut pas de tout repos pour le Dodo. Et c’est là qu’on récupère Roelandt. Un siècle après. Roelandt Savery, qui le peint, et ses frères de misère, ou cousins devenus germains chez Rodolphe le Prussien. On ne sait pas si quelqu’un pensa, quittant l’océan Indien, mettre quelques graines de l’arbre tambalacoque dans les soutes. Le Dodo s’en nourrit. On ne se lasse pas de savoir que le dodo se conservait grâce au tambalacoque, et végétait loin de lui. En vérité, il s’éteint. On ne nous dit pas précisément si le Dodo s’endormit de guerre lasse ou s’il résista vaillamment. Et jusqu’à quand ? un arrogant prétend que le dernier mourut en 1681. Qu’en sait-il ? et s’il fut mangé des rats, des porcs, ou des humains quand ils arrivèrent là où il vivait seul et tranquille auprès de son tambalacoque, nichant à ras de terre, la plume au vent des alizées, l’œil vif et le bec droit.
Le Dodo à l’étymologie hasardeuse, entre néerlandaise et portugaise, mais peut-être onomatopéique, allez savoir, a toute ma tendresse, on l’aura compris. J’ai même un petit peuple de dodos à domicile. J’en donne les preuves.
Il paraît qu’on peut en voir un squelette au Museum d’Histoire Naturelle de La Rochelle. Il faudra que je fasse le voyage.
cette autorité terrible des ciels sur (le) paysage*….
Comme on dit les ciels de Turner, de Monet. C’est qu’ils lui donnent un souffle et mille mille visages. Ou lui prêtent. Ils ne font que passer. Jamais ne durent, jamais ne s’arrêtent. Toujours l’apprêtent, la ville. Il y a les mois élus. Quand les couleurs, les brumes de couleurs aiment la ville qui les aime. Qui s’y reflète, tantôt humide et grise, glissante, tantôt de givre, blanche-rose. Paysage en décor offert, ouvert, embué, de la cité au pied du Pont chaque soir. A l’heure où toutes les fumées, toutes les lumières, toutes les eaux se mêlent et se confondent dans un regard circulaire où rien ne s’accroche. Un ciel industriel et usinier, altier, tout arrogant et insolent, rejette l’ombre des immeubles loin derrière le contre-jour d’une mousseline de barège. Et dans l’arrière-cour des noirs, au-dessous des tarlatanes rosées, bleutées, orangées, ardoisées qui se tendent invisibles sur les eaux.
Aussi les ciels du matin du côté de la plaine. Turquoise, violets, étirés, fatigués. Des ciels heureux pourtant, des ciels violents. Qui allongent l’horizon et prolongent les ombres. Sombres, ils longent les champs, les terres, l’aurore difficile. Clairs, ils mangent la mer, éclaboussent la vague. Disent la déchirure du temps sur la plage dans l’étrange silence d’une pluie qui mouille même le brouillard. Une fumée s’en va. Désensablé le temps passe de temps en temps. Les nuages refont la ballade des pendus nocturnes. Et leurs poignets brisés au ciel déchiqueté d’avant l’aurore. Tous les pas sur le pont, plus vite que des notes qui dansent, qui dansent, difficile manège qui affole le ciel, tourne en rond et se perd. Revient sans cesse et tient la ville qui l’étreint. Et allume les chandeliers de la mémoire. La hache fendue des souvenirs. Les nuages, les merveilleux nuages…..
Dans la ville, Saint-Pierre qui s’arrache en lambeaux. On ne sait plus du ciel ou du clocher qui l’emporte, qui le sait. Au contre-point du Château lourd et pesant, déséquilibré le regard. Où les nuages ronronnent, calmés, grosses gouttes et pleines encore d’après l’averse. Et se laissent floconner. Sabliers pour les saisons qui passent sous le vent. Dans les reflets de la lumière sucrée, il reste l’ombre blanche et noire, inachevée. L’écharpe effilochée du vent qui rattrape les mots qui reviennent de loin. Qui reviennent de loin.
Orangés d’Octobre, émeraude de Septembre. Dans la nuit sombre qui les embrasse, les arbres et leurs feuilles plus sombres encore que la noire Abbaye qui les enlace. Qui les enserre. Les encercle. Par petits coups de nuées, la fascinante et lente descente de l’obscurité dans une folie de couleurs. Et l’heure se perpétue sans ivresse sans cesse. Sans cesse danse au vent. Et l’heure qui se balance. Avance. Balance. Avance les cadrans. Balance les auvents. Et l’heure qui s’amoncelle, espère. Espère et persévère. Dans le vent m’échevèle. Longue route. Juste retour des mots le soir. Juste regard des eaux. Les mots toujours pareils aux choses qui diffèrent.
Passent les vagues et passent les espaces. Les instants sans temps parfois pour trouver le sommeil. Passent les soirs aux solitudes étoilées où déferlent les oiseaux frêles au toit des eaux. Et les villes encloses comme des fleurs. Pour dire la déchirure du temps sur la mer, le soir, et l’étrange silence de la pluie dans les nuages qui retiennent l’ombre un peu. Encore un peu. Et s’est terni le temps. Éternellement présent aux choses. Aux mots. Ronde infiniment infinie du fleuve qui passe éternellement. Et du fleuve éternel qui passe.
Encore quelques secondes, la belle lutte et cruelle se désengage. Indifférente à tout désir de durer, de durer dans mon regard. Lente et lente la nuit enveloppe le ciel, l’enferme, le clôt pour ne l’ouvrir jamais plus. Jamais plus ce soir. Mais une autre, oui, une autre fois.
*Francis Ponge
harmonies
Parce que les hommes et le monde avancent sur une ligne refermée sur soi, toute parole est même en des mots différents. L’anneau de l’existence demeure éternellement fidèle à lui-même.* Savants, poètes, peintres traversent les courbes du temps, croisant d’autres semblables, séparés seulement par des infinités de vies. Rêvant à des futurs si proches, je vois et j’entends certains d’eux qui prirent le risque du passé, sans le savoir, sans le vouloir. Ils pensaient ouvrir l’avenir alors qu’ils accostaient à des mémoires oubliées, des méditations oublieuses. Là où ils seront, recommenceront des temps qui jamais ne se seront arrêtés. Farandole des heures, des jours et des saisons, comme une Sonorité Ancienne et nostalgique**.

De ces peintres nouveaux, quelques-uns reprendront le chemin inachevé de la mosaïque, enserrant délicatement toute beauté pensable, sans rémission, sans concession, dans les mailles éblouissantes de leur monde inspiré. J’en sais un qui, tels nos tout premiers peintres, se limitera d’abord au noir et au blanc, non par manque de couleurs, évidemment, mais par volonté de libérer le mouvement par des lignes seules. Déroulement d’un fil qu’on obligerait malgré tout à contourner des surfaces invisibles, qu’il nommera des carrés magiques. Parce qu’il faut, dira-t-il, commencer par ce qu’il y a de plus petit, il divisera et divisera encore sa représentation du monde, en de si petites mesures qu’il osera parfois laisser seuls visibles les points, les marques, comme autant de touches fragiles et lumineuses. Des taches de soleil, vibrées, éparpillées, mais unies dans la même vision.
Le Peintre de la Lune ***se fait lune lui-même, il s’enroule autour de l’horizon,

ou, plutôt que de la suspendre au ciel comme il se doit, il choisit d’en donner un immense reflet vert sur le sol. N’y a-t-il là rien d’étrange? Non rien! pas plus qu’avec des carrés dessiner des courbes, avec des mots écrire des pensées. Avec ses doigts suivre les crevasses d’un mur et inventer des mondes. Certes, il faut désapprendre l’intransigeance des modèles, oser l’intimité avec le rêve, l’in-vu, risquer de tendre à l’intouchable au point de s’y heurter un jour. Toutes les correspondances ont été dites, parce que dans le cheminement d’une pensée vraie, il y a, finalement, peu de lignes droites, qui sont autant de paradoxales et inévitables lenteurs. Tout peintre qui pénètre cette naïve évidence la compose par traits pleins, enveloppants et recueillis. Pour ne l’avoir pas compris ainsi, on a pu injustement y voir effroi et menace. Il n’y a là, pourtant, qu’une ligne qui pense****.
Du gris de la nuit surgit soudain**... la couleur. Seraient-elles noire et blanche.

Fragmentent le jour, la nuit. Énoncent une vision, personnelle mais pas solipsiste, elle en serait figée, sans profondeur. Dans les couleurs des formes et dans les puissances des existences. Seule une compréhension grenue de l’univers peut répondre à ce degré de vigilance aux règles intimes de l’harmonie du monde. Ainsi, aux conditions de certaines visions plus aiguës que d’autres, de consciences délibérément plus provocatrices, les mêmes exigences, les mêmes formes, peuvent se rencontrer. Qu’elles aient erré dans les espaces labyrinthiques de l’histoire des hommes, ou qu’elles les aient traversés avec force et violence, toujours un jour de semblables pensées rencontrent leurs semblables reflets. La main du peintre et la parole du philosophe servent d’instrument pour la mise en place d’une même architectonique. Le noir et le blanc des peintres agrigentins du temps passé ou des carrés de P.Klee –qui lit avec gloutonnerie les Tragiques grecs et les Affinités électives de Goethe– sont les couleurs primitives de l’impulsion et créent le rythme à partir desquels toutes les variations sont désormais possibles. Depuis Le Blanc Polyphonique jusqu’au Tableau en couleurs.
L’astronomie est bien l’affaire des poètes, qui voient la terre briller dans le ciel, et l’air taillé comme un diamant***** et des philosophes que l’exigence de vérité et de conscience poussent aux rivages de gouffres bouillonnants.
*Nietzsche**Paul Klee***Chagall****H.Michaux*****A.Breton
sucré, salé
En Mai 2016, et ailleurs qu’ici, j’écrivais : Bojangles, c’est Nina Simone. Il y a pire comme marraine ! Les éditions Finitude lui ont offert une couverture très chouette -un peu BD- à ce titre quasi imprononçable En attendant Bojangles*. Ce long léger moment d’insouciance, cette histoire qui ne peut pas avoir existé mais dont on aurait tellement aimé qu’elle ait été un peu la nôtre. Mais juste un peu. Du moins au début. Ma mère vouvoyait également la demoiselle de Numidie, cet oiseau élégant et étonnant qui vivait dans notre appartement, et promenait en ondulant son long cou noir, ses houppettes blanches et ses yeux rouge violent, depuis que mes parents l’avaient ramenée d’un voyage je ne sais où, de leur vie d’avant. Eh bien moi, je trouve ça épatant. Et gonflé. C’est une histoire que raconte le jeune fils, c’est celle de ses parents et lui. Totalement déjantés. Très amoureux les parents. Imprévisibles. Jazz à tous les étages. Récit entrecoupé de longs extraits du Journal du père, autre style, plus sage, plus appliqué, mélancolico-nostalgique, petite musique classique en mineur, tonalité qui reste finalement quand on a refermé le livre, comme un parfum au vieux bois de rose qui fait traîne derrière celle qui le porte…. Ça se lit vite. On sait maintenant que l’auteur, Olivier Bourdeaut, écrit là son premier roman. Qu’il a trouvé un ton (un double ton d’ailleurs) aux réminiscences discrètes. Il y a du Vian là-dedans. Une très très légère pincée de Queneau. Il y a même, sûrement en raison de cela, de très rares lecteurs que la belle et finalement triste histoire n’a pas su trouver, ou les mots, ou le double registre, ou le côté « c’est pas pour de vrai ». Trop de peu ? trop d’évanescence ? trop de légèreté ? trop de trouvailles ? pas assez de sérieux ? Je ne sais, mais je salue, bien au contraire, cet excès d’apesanteur, ce glissement en bordure de conte, cet équilibre à mon sens réussi, comme un pas de deux accompli, de la tragi-comédie humaine. Car, tout ne restera pas si féérique dans ce triple destin qui va s’engloutir dans l’inexorable fatalité de ce que personne ne pouvait prévoir.
*aujourd’hui en Poche, mais préférer Finitude…
En Janvier 2018, j’écris : Ce qui m’a séduit, cet excès d’apesanteur, me manque. Paradoxe répliqué. Le Bojangles comme je l’appelle, tant offert pour dire autrement j’vous ai apporté des bonbons, m’était resté comme une promesse de pouvoir repiquer dans le paquet. De sucreries. Et de nostalgies douces. Comme des chansons de Nina Simone. Alors, saisir avec joie et pour lire les yeux fermés, Pactum salis, l’entamer avec gourmandise.
Le titre est superbe. On apprend –six pages avant la dernière– qu’un mot s’était perdu : Amicitia pactum salis pour respecter le proverbe. Et les marais salants, leurs œillets, leurs talus, les hérons, –une réminiscence de Mademoiselle Superfétatoire*?- en couple, cendrés, planants, flottants. Beaucoup de rose dans les ciels et les seaux à champagne, et de bleus et de gris, de la vase et des vasières. Anticipations des relents d’alcool, d’urines et des tabagies qui empuantissent pendant une semaine qu’on pourrait dire cinglée, la fleur de sel et les cristaux, froissent les ridules, piétinent les monticules et les lotiers et les ladures. Dans une rotation insensée de violences et d’apaisements, de ville et de campagne, de l’homme qui frime à l’homme qui se cache. La bagnole de luxe et la voiture pourrie. Amstrong, Fitzgerald, comme pour nous donner encore envie, et même Bechet, une fois nommé mais chaque jour écouté, Petite fleur, pour accompagner la fin du jour du paludier. Merci. Et aussi pour ce mot, comme une évidence pour moi, apesanteur, pour dire la cueillette du sel, quand elle se fait danse alentie sur les carrés d’eau.
Aussi les tracas immobiliers de Michel dans ce paysage sont parfaitement incongrus. Tant mieux, c’est exactement ce que veut l’auteur non ? et tout le toutim. Le portrait exact jusqu’à la caricature. La rencontre entre ces deux-là sera donc explosive. Aussi pourquoi nous dire un avant-marais qui fait avant-propos pour raconter Jean notre paludier pas si lisse, son passé familial et cette histoire, étonnante, très étonnante avec son voisin de palier à jamais disparu, l’incroyable Henri, dans le Paris-18ème de sa vie d’avant. D’avant le sel de Guérande.
La note sera salée. Désolée, ne pouvais pas l’éviter…. Très salée même. Tout cela finira mal, très mal. Et pourtant l’on ne sait pas ce qu’est devenu Jean. J’ai bien relu : l’entrefilet de presse qui annonce l’accident dû à l’alcool, dit deux morts et un comateux, sans indiquer de noms. Mais Michel va bien, lui. Ses affaires immobilières encore mieux.
[bien sûr, et c’est pour ça que j’inscris en incise, et comme pour m’en excuser, ma légère déception stylistique…Il m’a semblé, qu’ainsi les ciels parfois plombés au-dessus des étiers, des phrases menaçaient de lourdeur. Et qu’il eût fallu peut-être les relever cum grano salis de ces trouvailles qui pétillent en surface de Bojangles et qui n’arrivent pas ici avec la même effervescence…J’attends le 3ème Olivier Bourdeaut avec la plus vive impatience.]
*le nom de la demoiselle de Numidie
vertigo
Un désordre d’images dans l’eau grise. Je vois des femmes de satin assises sur le marbre usé des marches, un saltimbanque se déplacer autour des colonnes, devant une façade nostalgique où s’inventent des amants cachés. Et l’eau clapote. Clapote. Et fend la lumière blanche de brume.
Sitôt le regard posé au large, je tourne le dos à l’admirable alignement des ponts, l’impeccable horizon des poteaux verticaux est rompu. Dérisoire l’escalier de bois où tout s’arrête. Et les barques noires et vernies, seule lueur dans le brouillard épais, seule émotion qui traîne une chanson triste au milieu de la foule. D’où ils viennent tous irréels et ceints de bleu, qui avancent en gants blancs, qui avancent en passants. Et en contre-jour. Négligemment s’appuient au balcon du Palais, immobilisent toute parole dans leur regard, souriant à peine, à telle peine qu’on voudrait y sécher une larme.
Ne pas s’arrêter dans les reflets violets et les ombres dorées. Que j’évite, m’envolant. De statues en clochetons, d’ogives en colonnettes. C’est dans l’eau noire et verte enfin que je jette mes mots, un pont, encore un pont, et le marbre encore, et le marbre enfin, où je pose mes pas. Et toujours ce saltimbanque appuie son bras ganté le long de la colonne.
Entre deux palais, mon regard creuse une ruelle pour y fouiller le cœur des choses. Mais violemment rejetée par les remous de l’eau, elle s’agrandit, les murs s’écartent, une débauche de dentelles, églises et balustrades, clochers et coupoles en sortent. La vue s’enferme quand la rue se referme, et me renvoie enfin la vague immobile du canal. Au loin, le brouillard. Les maisons changent de rive et de couleurs. A la même fenêtre, et noire et grillagée, pendent sanglantes mes deux ailes car j’ai cessé d’arrêter le temps à la peau grise des apparences. Je cours et je fuis et je me réfugie derrière une croisée, à contre-jour du jour. Où des couples invivants s’emploient à devenir fantômes. Déjà je devine les ponts comme en écho. Inventent la perspective et la suppriment dès que je suis passée, dessinent des escaliers à contre-sens, à contre-courant, qui jamais ne se rejoignent. Tout juste arrêtent l’eau.
L’eau. Contourne le bois, la pierre, les maisons, ne laisse que les portes. Les façades. De nouveau renvoyée au milieu du canal. Qui dessine des courbes, serpente, invente des volutes. Bien plus hauts que les marches qui disparaissent dès que je les franchis, les pieux alignés, tortueux, semblent se bousculer sans jamais se toucher. Par reflet, le ciel force son passage vers l’eau. Disloquées sont ces marches-là, de pierre fendues. Toutes mes légendes, mes mystérieuses, mes gardiennes, sont portées disparues avec la nuit. Et ma belle toute blanche. S’est penchée vers moi, et puis m’a relevée. D’une chiquenaude, m’a fait redevenir passante.
Pour la dernière fois je jette mon regard dans l’eau de la lagune, plus brûlant qu’un simoun. Images qui se succèdent et se superposent. Le petit canal a remis de l’ordre dans ses marches décalées, et du fond de ma mémoire, doucement, le temps à les ronger recommence.
le bourreau était d'humeur assassine
... aussi s’en alla-t-il visiter le curé son ami. Qui astiquait sa cuisinière. Un homme pieux n’en est pas moins un homme qu’une recrue du Bon Dieu. Gratteler la cafetière faisait aussi partie de ses manières, il avait tant de fois vu son grand-père, cafetier de son métier, le faire.
Le bourreau était la tête de Turc du village. Particulièrement des enfants qui, c’est bien connu, jouent les fripouilles et les canailles et travaillent à tourner crapules. Tous ne deviennent pas coupe-jarrets, quelques-uns bandits de grands chemins à la petite semaine. La guillotine ne tranche pas tous les litiges, mais il avait perfectionné sa pratique interrogatoire. Souvent une question, une seule, suffisait. Il ne donnait pas toujours dans la dentelle, faut dire que depuis peu, une bande de malandrins et aigrefins en jupons se permettait de narguer le bourgeois. Les filles en brigandeaux, escrocs de pacotille ? Que nenni ! les filles qui commencent garnements finissent souvent mauvais garçons disait-il. Il avait l’expérience. Plutôt deux fois qu’une, filles et voyous. Pensez-donc ! quand les premières sont aussi les seconds, c’est double peine. Les orphelines échappées de l’ouvroir sont les plus vives, habituées à travailler à la fabrique et à la dure. Leur calvaire et leur enfer sont leur quotidien mais ne feront jamais la première page du journal. Le bourreau les a à l’œil : qu’elles n’aillent pas torturer les braves gens ! Car il est aussi un peu limier. Plus ou moins fin. Une sorte d’adjuteur à la maréchaussée, débordée par gros temps. Le temps des foires, des fêtes et des bals, de la Saint-Jean et du Mardi-Gras. Devenu quelques jours l’an, un monsieur bons offices.
Chaque matin, l’office, pour l’ami curé. Pas de trêve, ni à Noël, ni à Pâques. Confesseur pas confiseur. Sans compter les cérémonies de circonstances. Ce ministère est un emploi. Un métier de service. Une agence de salut public. Qui ne regarde pas à la dépense d’énergie. Que ne suis-je devenu chanoine ou primicier ? j’eusse gagné mon paradis en meilleure forme. Mais peste soit des jérémiades, le bourreau mon ami arrive en ma demeure, il a mine chafouine et état d’âme plus noir que le poil de Satan. Voyons donc quelle récrimination jusqu’à mon seuil le porte.
Curé légèrement enrobé et bourreau rondelet faisaient, ma foi, bon ménage. On ne sait qui de l’un ou de l’autre se réjouissait le plus de cette célébration de l’amitié. La soutane et la souquenille fraternisaient sans chichi. Alors que tout les séparait. Au premier le goupillon, au second le sabre. L’un le pasteur, l’autre le loup. La rédemption, la punition. Aspergès et cimeterre. Le bon Dieu et le diable. L’un croyait au ciel, l’autre n’y croyait pas. Ils n’étaient pas poètes. Le bourreau l’allait montrer d’un coup.
Curé de mes entrailles, hurla-t-il, à boire et pas ta piquette du matin qui tord les tripes et les ventrailles. Par tous les saints du paradis cette vinasse est un feu éternel, une géhenne, un brasier. On en meurt brûlé vif. Trouve-moi ce breuvage que tu caches en ta sacristie, sacré sacripant ! Le curé qui n’attendait que ça s’en fut en son arrière-cuisine, pressant le pas et son bréviaire. Il y serait allé les yeux fermés. L’eau-de-vie faisait miracle à tous les coups. Emmailloté comme un jésus entre les nappes d’autel brodées, le carafon en sa bonnetière. Trésor divin, dive bouteille ! nous bigot et poivrot, en cet instant confusionnés, te portons sur les fonts baptismaux de notre complice beuverie.
Il faut reconnaître un pouvoir certain de rédemption à la chose. Toute honte bue, les deux acolytes de fortune virèrent au rouge, au bleu, à l’indigo, à l’inanition. Écroulés comme deux vieux prie-Dieu au fond d’une chapelle désaffectée, ils soutenaient leur réciproque soûlerie en suppliant le ciel de bien vouloir la leur pardonner. En fait de chants sacrés, ils entonnaient la ballade du pauvre boit-sans-soif, en canon. Et restèrent vautrés à terre ventre à l’air jusqu’au matin. Petit, très petit le matin. A l’heure du coq. Que le bourreau se promit d’étrangler sitôt dehors. Heure de l’office où le curé ressuscita d’entre les meurt-de-soif, les boitouts. Le vin de messe, une eau surnaturelle, il faut le croire.
le Jour Un

ΥΓΙΑ (= ὑγίεια), la santé ; ΖΟΗ (= ζωή), la vie ; ΧΑΡΑ, la joie ; ΕΙΡΗΝΗ, la paix ; ΕΥΘΥΜΙΑ , la bonne humeur ; ΕΛΠΙC ( = ἐλπίς ), l’espérance.
(quelques différences avec les formes qui nous sont familières)
trouvée au pied d'un sapin éphémère, cette inactuelle, réfractaire, impérissable, dissidente, rebelle, têtue... menacée