inactualités et acribies

musicienne du silence*

29 Avril 2018 , Rédigé par pascale

En 1599, Cecilia est jeune encore. Délicate. La tête recouverte d’un turban blanc, blanc aussi le vêtement léger qu’elle porte des épaules jusqu’aux chevilles qu’elle semble avoir très fines bien que le tissu retombant en plis les dissimule. Mais ces pieds nus ne peuvent tricher. Une telle minceur ! Dans sa tunique, longue robe aux longues manches comme un voile de grâce, Cecilia dort.

Sur le côté, d’une étrange manière. En se posant, son front a probablement défait l’ordonnancement secret du plissé de sa coiffure dont un pan s’est dénoué et chute doucement en une courte arabesque. Son corps alangui sur le flanc droit, mais son visage tourné dans une pose qui contredit toute possibilité de relâchement. Et pourtant, Cecilia s’abandonne. Elle respire, invisiblement.

On ne voit pas, on ne voit pas tout de suite, la mince taillade, l’étroite estafilade qu’elle a au cou, ni la goutte de sang qui s’y pend, incolore. Se pourrait-il qu’elle ne fût point dormante ? se pourrait-il qu’elle ne fût point ? se pourrait-il  que Cecilia fût morte ? que son vêtement soit son linceul, un sindon à sa mesure, Cécilia chastement revêtue de lin blanc.

De quel génie armé de quelles mains une telle beauté peut-elle bien provenir ? quelle musique, et de quelles sphères venue, la fait reposer si calmement ; quelle puissance, et de quelle force élégie par la grâce, sa respiration soulève-t-elle l’étoffe qui la recouvre ?

A la même date** Caravage peignait des vieillards, des gamins, des putains magnifiques et les églises de toute l’Europe s’emplissaient d’anges et de chérubins dénudés et grassouillets et souvent impudiques. Mais Stefano, Stefano Maderno, dans le marbre froid n’a poli que les frissons d’une étrange mélancolie. Point de triomphe charnel. Non point l’indolence, mais non plus l’austérité. Ni excès, ni  indigence. Ni même rien pour savoir. De son corps, de sa peau, on voit si peu. Cécilia n’est point une orante. Ses mains ne sont pas jointes mais se sont rejointes dans l’abandon d’une mort consentie. Ni une gisante. Ici elle n’a pas de tombeau. Sa statue de marbre blanc repose dans une châsse de verre. On peut donc la voir de dos, et contempler alors son visage éteint. Ou la voir faussement de face puisqu’alors elle le soustrait à notre regard.

Aller à Rome. Battre les pavés du Trastevere. Entrer dans la Basilica di Santa Cecilia. Elle est précédée d’une sorte de petit jardin et d’un cloître. Pénétrer jusqu’au fond. La belle est là. Laisser à l’extérieur son histoire et ses légendes***. Demeurer. Rester. S’attarder. Respirer pour elle.

 

*Mallarmé ; **peu ou prou ; ***celles de son martyre. Devenue patronne des musiciens, ce que chacun sait, mais aussi des brodeuses, ce que l'on sait moins.

exemplaire, fidèle, donc dissident (1ère partie)

22 Avril 2018 , Rédigé par pascale

(pour Patricia B.)

 

   Le croiriez-vous ? Alors qu’on balance à tous vents et à tout va, qu’il n’y a plus de limites quand on passe les bornes, il reste des secrets qui ne sont pas d’État mais de cantons ; ne sont pas estampillés secret défense mais pourtant bien mieux défendus ; le contraire d’une coquetterie cachotière ; une clandestinité initiatique.

   L’Ecclesia  (κκλησία), assemblée du peuple des citoyens athéniens d’il y a 2 500 ans, devenue l’Église, assemblée des croyants, autrement nommés fidèles, ce qui n’est pas anodin, contient l’idée du dépassement de l’individu par la force de l’unité de tous. La base même de toute communauté, qu’elle soit étatique, politique ou spirituelle. Le principe –un peu galvaudé politiquement par la démagogie élective- selon lequel ce qui nous rassemble est toujours plus fort que ce qui nous sépare ! Aussi, aucune église, au sens propre et figuré, ne devrait faire sécession, aucun fidèle ne devrait être infidèle, la confiance reposant sur deux obligations confondues, la foi et le groupe, croire ensemble. J’entends qu’on fait objection : des mots à la réalité il y a un abîme aussi infranchissable que le chas d’une aiguille biblique pour un camélidé ; et qu’on porte la question au tribunal de l’Histoire des hérésies et autres schismes ; pour ne rien dire de l’apostasie, une séparation de corps et de biens, mais par abjuration individuelle. L’observation est juste, l’objection retenue. Qui mettent à mal, reconnaissons-le, l’idéal œcuménique, universel et apostolique de l’église de Rome.

   Il faut consentir alors à la proposition inverse : pas de communauté sans la possibilité même d’une dissidence. Se demander si la peur de la désunion peut faire plus et mieux que l’union elle-même ? Étonnamment oui ! Mais pas exactement comme on le sent venir. Car dans l’intéressante, insolite et quasi ignorée (hors d’un territoire très contenu)  histoire de La Petite Église* l’inverse vérifie la règle, le petit groupe se sépare du grand par fidélité ; et contrairement à la logique qui voit ceux qui désobéissent touchés par l’émancipation, ici ce fut l’inverse. Une révolution ! Bien sûr rien n’est aussi simple qu’il n’y parait, et le récit historique relativement homogène sur le plan évènementiel –il est vrai qu’on ne croule pas sous les travaux universitaires ou éclairés– échappe, aujourd’hui encore à une écriture inspirée. Nous connaissons les dates, les protagonistes, les faits, les déclarations, depuis 1801. Assez peu de choses finalement. Tout juste une trame. Ce qui ne laisse pas d’étonner. Pour justifier cette indifférence officielle patente**, on peut avancer l’infime dimension de cette affaire : circonscription numériquement très faible, influence égale à zéro, développement impossible par l’absence délibérée de tout prosélytisme. Sa disparition et même sa mort annoncées. Suffisant pour dire sans le dire qu’il s’agit d’un épisode in-signifiant de l’histoire des relations entre le pouvoir et la religion. C’est-à-dire entre l’État et l’Église. C’est-à-dire entre la France et le Vatican. C’est-à-dire entre un gouvernement et un pontificat ; Paris et Rome ; un homme et un pape ; un premier Consul et un Souverain Pontife ; Bonaparte et Pie numéroté VII ; des prêtres et des laïcs ; des querelles de clochers et des controverses de chapelles ; des apôtres de ceci et des disciples de cela. Guerre ou guéguerres ?

   Il est temps d’entrer, autant que faire se peut, dans cette étrange affaire qui ne voit pas le diable caché dans le détail, mais exposé dans la soumission éhontée de la calotte à un empereur à venir certes, mais bien déjà là, alors qu’il n’est que l’un du Consulat à trois, dont les deux autres comptent pour rien dans l’exercice officiel de l’autorité. La légende et le mythe du grand rapace conquérant en majesté commencent, pour ne s’éteindre point. Si le théâtre de l’Histoire est bien, comme l’affirme Hegel, celui des passions mais que la raison réussit pourtant à lui donner sens, il n’est pas dit que celui-ci soit immédiat, ni même qu’il soit évident. Nos laissés-pour-compte de l’histoire religieuse nationale, régionale et locale, ne doivent pas vraiment ressentir la fécondité de ce paradoxe, mais peuvent en constater la cruauté, sans avoir jamais lu Hegel. Plutôt que la conscience philosophique de l’homme de Iéna,  la conscience morale de l’impératif de fidélité à résonnance bien plus kantienne, va s’imposer à ceux qu’un texte officiel obligea, aux antipodes de toutes leurs valeurs religieuses, à désobéir ; non en inventant des contre-dispositions, mais en se maintenant à l’identique quoi qu’il leur en coutât. À ce jour, les dissidents répliquent dans une mécanique parfaite, des rites figés dans leur désobéissance civile et religieuse d’il y a plus de 200 ans et sont menacés de disparaître. Ils contredisent la loi souvent vérifiée selon laquelle une rupture, un désordre, inaugurent un renouvellement : on évoluerait en refusant l’ordre officiel et surtout, il y aurait, et ce n’est pas banal, une vertu à accepter le changement. L’entropie des physiciens pour mesure ethnographique. Or, ce qui s’est passé est exactement inverse : pour ne pas changer ils ont refusé d’obéir ! Les membres premiers de la Petite Église ont maintenu au centre de l’agitation politique et religieuse de l’époque des points de résistance dont on a peu idée aujourd’hui. Ils ont dépensé toute leur énergie à ne pas dépenser l’énergie qu’aurait exigé leur soumission au changement.

   Le Concordat –terme venu du bas-latin, mais le latin d’église n’est-il pas toujours bas– le con-cordat donc, est, normalement, une entente cordiale, tout droit partie du cœur des uns vers le cœur des autres, le préfixe cum instrument de l’universalité comme de l’unité du genre humain achevant –au sens de parachevant– une opération miraculeuse en soi : l’accord des désaccordés.

   Retombons au Concordat, celui de 1801 qui stipule –et cela pendant un siècle et plusieurs semestres, mais les signataires avaient juste oublié que des hommes font des traités, des lois, des accords, des conventions que d’autres hommes s’appliquent à défaire– que l’Église catholique de France est plus gauloise que romaine, on dit gallicane, et que la chienlit révolutionnaire ça suffit ! Bonaparte et Pie VII se reconnaissent mutuellement dans des prérogatives qui ne sont pourtant pas les leurs : le pape admet l’autorité de l’État français sur le fonctionnement de l’Église. L’un l’agrège à son pouvoir pour le maintien de la tranquillité intérieure, l’autre l’abandonne en cosignant pour le bien de la religion. Lire in extenso les 17 articles pour comprendre qu’il y avait là pour des croyants intègres ayant déjà subi l’injure de la Constitution civile du clergé (en 1790) et vu s’organiser la laïcisation de ses prêtres, curés et autres clercs, qui deviennent ni plus ni moins des agents de l’État et pour certains obtiennent leur poste par la voie élective, de quoi achever leur épuisement spirituel et leur capacité à subir. Ils avaient vu des prêtres jurer fidélité au pouvoir temporel, dix ans plus tôt, aussi ils n’assisteraient pas à la soumission de leur religion aux règlements de police (art.1), à la nomination par le premier Consul de la République des évêques aux évêchés (art.5) qui avant toute prise de fonction doivent prêter serment au même. (art.6). On appréciera à l’article suivant la même obligation faite aux ecclésiastiques du second ordre, expression dont on peut douter qu’elle fût entendue en un sens strictement canonique par le pêcheur lambda du bocage. Je m’en voudrais de taire l’article 8 qui formule les termes par lesquels, dans toutes les églises de France, les offices doivent ainsi s’achever : Domine, salvam fac Republicam. /Domine, salvos fac Consules. Inutile de traduire.

   La situation était désespérée. Comment ne pas être affligé, découragé, abattu. Triste, profondément triste. Son curé, son vicaire, son évêque, réchappé peut-être des affres de 1790 mais toujours réfractaire et à ce titre mal traité, doit-on subir cette fois, l’humiliation supplémentaire d’une convention réciproque entre Sa Sainteté le Souverain Pontife Pie VII et le premier Consul de la République ? La coupe est pleine et le calice bu jusqu’à la lie. De cette union civile entre l’autel et le trône par consentement mutuel d’une part, et de l’autre par divorce pour fautes aggravées –infidélité, violences, manquement à la contribution aux charges– entre certains catholiques et leur hiérarchie jusqu’à l’ultime, naquit un rejeton singulier. Vieux d’emblée et pourtant interdit de sortie hors du cercle restreint de la famille, comme un gamin. Opposant à l’Église et défenseur de l’Église. On a bien compris que ce n’est pas la même.

Ils forment –le surgeon métaphorique s’est réellement implanté– l’Église dissidente du catholicisme, encore appelée Petite Église. Dont le dernier groupe numériquement significatif et sociologiquement représentatif vit essentiellement au Nord des Deux-Sèvres, et pour une part moins grande, mais non moins caractérisée, au Sud de la Vendée. Mais les grandes lignes de l’histoire sont parcourues de chemins de traverse et de sentes inextricables, qui mènent pourtant à des décisions définitives élaborées par mélange de ressentiments, d’intuitions prospectives, d’entêtements inexpugnables. Résistance et clandestinité font le reste et organisent les jours et les heures. Et la tradition orale, le culte du secret, l’intransigeance garantissent la quasi-totalité de la mémoire dissidente. Celle de la région, des villages, des familles.

 

*ou Petite Église des Deux-Sèvres, ou Petite Église de Vendée. Chacun en son coin de bocage revendiquant l’appellation pour soi et pour tous. (Comme il n’est pas question de s’improviser historien, rappeler seulement que le Poitou fut huguenot au point que l’Eglise catholique y vit une terre de mission dès le XVIIème  siècle ; on sait que le prosélytisme qui a souvent pour effet d’accentuer les choses, aussi la piété est redevient plus intense qu’avant…)

** hors cercles privés de passionnés.

2ème partie

22 Avril 2018 , Rédigé par pascale

l’ère du secret plus encore que l’ère du soupçon.

 

   La communauté dissidente se protège avec un certain aplomb. Comme celui de préférer pour ses enfants, l’école publique, l’école de la République, à celle des curés, qui sent encore le soufre du Concordat deux cents ans plus tard ; voter socialiste pour ne pas être mêlé aux traditions droitières des bocains catholiques ; et pour survivre, vivre en autarcie, voire en endogamie à tous les niveaux, amitiés, loisirs. affaires (embauches communautaires en entreprise) unions (un mariage exogamique est une humiliation pour la famille dissidente, il est « célébré » en catimini. Pas de divorce.) Éviter la dispersion et la nouveauté à tout prix. Et par refus de s’adapter à l’ordre refusé, adapter ou plutôt reproduire les rites, les habitudes et les comportements pour ne pas disparaître. Ainsi, le clergé –dissident ou pas– n’ayant pas vocation à se reproduire, la petite communauté en rupture de ban avec la papauté (et sans bancs dans les lieux de culte) se retrouve sans clergé  assez rapidement. Les dates sont un peu différentes selon les sources (donc peut-être selon les endroits ?) mais on peut dire, en gros, qu’entre 1830 et 1840, plus un seul servant consacré pour dire la messe. Du jamais vu. Et plutôt que faire concession, les membres de la Petite Église firent… invention. Les laïcs, devenus chefs de prière, prirent la relève, pour le catéchisme, les cérémonies et les offices, les femmes n’étant pas les dernières à tenir le rang. Pour confesser les fautes et les pêchés, point d’intermédiaire. Dieu est en ligne directe.

   Mais ça, c’est le bon côté de la médaille. Car on sait que les dissidents d’aujourd’hui –moins de 3 000 en Nord Deux-Sèvres- se mettent à rude épreuve par mémoire de leurs ancêtres, pour ne pas trahir leurs luttes, leurs sacrifices, leurs choix. Il faut dire que même la Restauration des Bourbons ne leur fut pas favorable qui ne leur rendit pas leurs biens devenus nationaux par décision concordataire. Pas facile, dit-on, d’être notaire dans le coin de nos jours,  car une acquisition peut capoter si elle vient de la spoliation d’un des leurs, d’aussi loin que cela soit -un bien volé à l’Église à la Révolution, donc avant l’innommable Concordat.

   Le manuel de catéchisme et l’eucologue (le livre de l’office dominical) exactement les mêmes qu’avant la Révolution ; les jeûnes de Carême de très grande abstinence ; et comme il n’y a plus d’Eucharistie depuis 1830, puisqu’il n’y a plus de prêtre, on porte à l’autel un ostensoir vide le jour de la Fête-Dieu, la plus importante du calendrier dissident. On aura compris aussi que, privés de lieux de culte, ils en inventèrent. Sobriété et discrétion. Modestie. Dans l’anonymat et parfois la banalité d’un bâtiment rural. Pas de clocher. Pas d’horloge. On entre bras et jambes couverts. Et la tête pour les femmes, de nos jours encore. Et bien sûr, dans les demeures privées, des autels domestiques et des images pieuses devant lesquels réciter sa messe. Pas d’intermédiaire. Devant une sépulture, le responsable de la prière demande à Dieu miséricorde pour celui qui n’a pas eu l’assistance d’un prêtre, non pas qu’il ne l’ait pas désirée, mais uniquement à cause de sa fidélité à nos anciens pasteurs. Est-ce pour cette raison que dans les cimetières leurs tombes tournent le dos à celles des catholiques ? la dissidence jusque dans la mort, les pieds à l’Est, les têtes à l’Ouest. Savoir aussi qu’un dissident ne se convertit jamais au catholicisme. Il change. Il s’est changé.*.

 de l’eau bénie à l’eau bénite (ou l’inverse).

   Mais qu’y a-t-il dans les bénitiers accrochés dans les maisons, près du lit ou dans l’armoire ? de l’eau, bénie par les derniers prêtres, diluée et rediluée depuis deux siècles. Au moins le miracle procède un peu de lui-même ; il ne doit pas tout à une intervention extérieure serait-elle christique, et l’eau ne se transformera pas en vin ! C’est le miracle de l’eau bénite perpétuelle. Pas de miracle en revanche pour le matériel, les ornements et les vases des derniers prêtres, éteints sans descendance au début du 19ème siècle, on s’en souvient ; tout est aujourd’hui conservé dans l’état,  comme des reliques, des reliquats….

   Pour maintenir tout système clos dans sa clôture, il faut pratiquer des antiphonaires, des antiennes, des incantations, réellement prononcées ou psychiquement intégrées, d’autant plus efficaces que le principe de plaisir, pour le dire en termes freudiens, principe essentiellement individuel, a été  doublement sacrifié –et non point compensé. Par avalement de toute libido scienti et par des punitions culpabilisantes. Démonstration ab absurdo : la pratique puérile de la Conversation pour ré-compense, qui consiste à écouter des textes édifiants, appris par cœur,  sur la vie de Jésus, si l’on a bien travaillé le catéchisme. Qu’on puisse poser quelques questions dans l’ordre anecdotique à qui récite ces textes, vaut son nom à cette étrange gratification plus morale que religieuse. Qui repose sur une sorte de psalmodie dont on sait que laissant l’esprit à des automatismes, elle le prive de toute capacité à réfléchir. Même les antiques polythéistes de la république romaine pratiquaient l’obsécration quand ils sentaient la menace ; en appeler à des forces invisibles dont on croit pourtant qu’elles ont le pouvoir de protéger le fidèle. Il faut que cette foi soit sacrément sans désespoir pour envisager la croyance du croyant toujours suffisante. Le reste, tout le reste n’appartient qu’à Dieu. Est-ce la raison pour laquelle les dissidents de la Petite Église ne sont ni zélotes ni zélateurs, au sens de propagandistes, propagateurs. Qu’ils ne cherchent ni ne veulent convaincre ni vaincre. Ce qui les fit n’est plus. Et pourtant ils résistent encore. De quelle infinie douleur sont-ils nés ? de quoi est faite l’ardeur qui les interdit d’abattement et qui s’appelle aussi résilience. Est-elle une force ou une faiblesse ? y a-t-il un autre nom pour désigner ce pouvoir sans violence à l’égard de l’extérieur  mais pourtant exercé avec la plus grande détermination à l’intérieur. De soi et du groupe. Les dissidents de la Petite Église ne peuvent pas ne pas savoir qu’un jour, plus proche que lointain, ils n’existeront plus. Sinon comme un détail de l’histoire. Une entité c’est-à-dire une abstraction. Déjà le brouillage est sensible alentour, aux alentours. Il est courant dans la région de confondre les dissidents avec les intégristes. Certes, il faut ne s’être pas renseigné, mais le signe est là du désintérêt, de l’ignorance. Au mieux, un peu de curiosité ethnologique pour le dernier camp retranché d’une autre époque.

   L’amnésie est nationale en revanche. Et paradoxale. Car il y a, aujourd’hui, deux étonnants privilèges anciens de l’État à l’égard de la Petite Église, maintenus pour elle seule : les enfants de dissidents, scolarisés on s’en souvient majoritairement à l’école publique, sont officiellement autorisés, avec la bénédiction de l’Inspection, à la quitter pendant les trois** semaines de leur retraite pour cause de préparation à la communion. Bien sûr tout le monde s’engage à ce que le cours de la scolarité soit assuré par des âmes charitables. Mais aussi, les dissidents sont les seuls citoyens français pour qui le mariage religieux –alors qu’il n’y a plus de clergé– peut être prononcé avant le mariage en Mairie***.

   Déjà Lucrèce**** prévenait que les générations ne cessent de s’éteindre et continueront de s’éteindre. Phrase que Lévi-Strauss inscrit en épigraphe de Tristes Tropiques. Nec minus ergo ante hoec quam tu cecidere, cadentque. Pas moins que chacun d’entre nous. Et pas moins que toi.

 

1) Il y en eu une centaine dit-on après Vatican II. Autant de trahisons. Autant de souffrances.     2) de nos jours.  Il y a encore quelques années, de petites écoles publiques de villages, de bourgs, avaient plus d’élèves dissidents que de sans-Dieu, terme qui désigne les non croyants. Et toujours à la rubrique : la vie de nos villages, un charcutier catholique et un charcutier dissident ont une clientèle assignée… Tant qu’il y eut encore des charcuteries « à l’ancienne »… les hyper marchés ont lissé tout cela. Mais au début du XXème siècle il y avait le trottoir des dissidents et celui des catholiques dans certains patelins.  3)  Et pas de divorce entre dissidents !    4) 1er siècle avant J.C.

 

préférer les légendes

18 Avril 2018 , Rédigé par pascale

   Le fidèle Pausanias aimait par-dessus tout de tels moments. Son maître sourit un peu, dans une grande douceur. Comme s’il tenait toute vérité de sa haute silhouette inspirée. Pouvait-il croire que cette délicatesse passerait les âges? Même brume légère du vêtement d’Aurorea... même robe safranée pour des matins différents. Éos grelottanteb dans un autre âge, alors que la main d’un peintre élu des dieux déplace un éclat de lumière au bout de sa rêverie. La vue, dira-t-il, est le plus spirituel des sensc. Elle ne s’en tient en effet jamais aux apparences. Elle s’étend, elle s’égare, elle invente des lointains dont elle éclaire les ombres, elle allume des ténèbres voluptueuses, ourlées, secrètes. Parce qu’il a inventé l’harmonie, Léonard la comprend. C’est lui le  merveilleux cérébrald  et Empédocle le peintre des  tourbillons figés des coquillese. Il n’y a qu’Aphrodite pour guider cette main qui courbe le monde et le rassemble dans un sourire. De la tendresse pour comprendre, et ne jamais dominer le désir. Ainsi, tant d’obstination dans le rêve fait de la rigueur dans la liberté de l’homme supérieur. Léonard, comme Empédocle, n’appartient qu’à ses légendes. Comme lui, il aimait accompagner son chant de la lyre! Il disséquait les cadavres! Il inventait! Il était magnanime! S’attristait que l’on ne comprît pas que tout dans le monde participe de la même vie, de la même âme, les hommes, les animaux mais les plantes. Une élégance supérieure nous déconcertee affirme encore le poète qui nous demande de ne jamais  oublier les larmes et la douleur des artistes. Elles ne sont pas sans raison, dit Léonard.

   Empédocle aurait aimé cet homme, comme un autre lui-même. Il s’efforçait de tout connaître, mouvements célestes, propriétés des plantes ; le système de la vision, de la lumière et des couleurs, l’anatomie de l’œil, de la pupille. Il disait que l’air servait de support aux images des objets parce qu’il y flottait comme une infinité de pyramidesf. Entre rayons et pointes, notre vue se fraie des passages... et des paysages. L’air, encore, a bien une couleur. Bleu. Par humidité, l’eau y met en s’évaporant des particules invisibles! Et si Empédocle accorde le noir et l’eau, c’est seulement en raison de la profondeur obscure de la mer. L’un construisait des monstres, l’autre les décrivait. L’un inventait la perspective sphérique, l’autre découvrait sa perfection holomorphique. Et celui qui inventa vécut si longtemps après celui qui découvrit! Homme des paradoxes parce que la nature, les éléments,  toujours surprennent –le jeune chêne est puissant car près de la terre ; pour paraître droites, certaines lignes doivent être courbées ; le son se diffuse circulairement dans l’air.

  La chair de la terre est le soleil, sa chaleur, le feu infuséf  et notre âme siège, entre autres endroits,  dans les volcans, et au mont Etna en Sicilef.

 

a)Homère ; b) Baudelaire ; c) Léonard de Vinci ; d) Éluard ; e) Valéry ; f) Léonard de Vinci, in Traité de la Peinture.

le cru et le recuit

14 Avril 2018 , Rédigé par pascale

Je ne me savais pas cannibale. Carnivore oui, omnivore d’abord. Mais cannibale, non. Aussi de tous les mots –et maux– dont on m’affuble, suis tombée, il y a peu, sur celui de sarcastique. Et pratiquant la rumination pourtant réservée aux herbivores,  par déformation professionnelle et goût privé me suis mise à mâcher, mâchouiller, remâcher, régurgiter depuis ma panse, mon rumen réfléchissant.

Parce qu’il appartient à la catégorie bouchère, le sarcasme –qui signifie arracher la chair n’est-ce pas, σαρκάζω– fait toujours un carnage. (Sans oublier, parce qu’il me plaît bien, un sens attesté encore au XIIIème siècle qui l’oppose au carême ce temps interdit de viande et autres nourritures carnées d’avant les fêtes pascales.) Le sarcastique accomplit ainsi les basses œuvres de dépeçage, découpage, que sais-je encore, étripage peut-être ; n’ai-je pas vécu une partie de mon âge en ce coin normand qui fleure bon la pomme, le calvados, la crème double et… les tripes à la mode. On est toujours rattrapé par les entrailles qui font ripailles et rimailles… un vrai bain de sang !

 

Mais quittons ces abattoirs d’occasion et faisons un peu le larron.

 

Pratiquer le sarcasme ne se peut sans une certaine cruauté. Ce mot cher à Clément Rosset*,  qui vient de crudité, cru s’opposant à cuit dans les sociétés initiales, comme disent les ethnologues d’aujourd’hui. Lévi-Strauss disait traditionnelles, gardiennes de leurs traditions, résistant à l’entropie.  Il y a donc bien des chances qu’en ces temps et ces lieux bénis, la Sarcophaga carnaria fût de compagnie le premier animal ; la mouche grise mangeuse de viande. A moins d’être gobée sans sommation par le terrible et aujourd’hui disparu Sarcosuchus, un crocodile sans limite et sans pitié. Dans tous les cas, les mangeurs de chair se mangent eux-mêmes, dans un sarcasme réellement  accompli qui ne manque pas de mordant. Victor Hugo appelle bourreau cette plaisanterie cruelle qui cloue ceux qu’elle atteint au pilori de l’offense pour mieux l’anéantir. Est-il des sarcastiques ignorant qu’ils le sont, la faute en serait vénielle avec l’assentiment de Socrate pour qui nul ne fait le mal volontairement. A quoi, assurément, il faut rétorquer qu’on ne peut manger –qu’on dévore, broie ou engloutisse– sans le savoir.

 

Pour peu que vous le voulussiez**, il est possible d’éviter, ou pas, de mettre votre interlocuteur sous emprise par sarcasme, le maintenir sous l’étau de vos puissantes mâchoires et l’achever d’un coup de dent. Incisif et pointu. Le piège mortifère se referme. Il ne peut s’agir que d’une mise à mort. Loin de toute drôlerie, de tout faire-semblant. Le sarcastique est un sacré tueur. Aussi, si de loin croyez en deviner, si pensez en avoir près de vous, si jugez votre air gâché par sa proximité, si voyez se déployer au loin les mouches sarcophages, les pamphiles voraces et oublieuses, si à votre tour voulez faire mouche en visant cette cible et vous montrer mouche plus fine qu’indicateur de police ou espion révolutionnaire, il vous faut raison garder. Le sarcastique de l’espèce chevillard, louchebem, viandeur, n’a rien d’un enfant de chœur. Il n’est point gentillet usant de quolibet –quod libet, ce qui plait– à moins d’envisager qu’en plus d’être assassin il y prenne plaisir. Ce qui, nous en sommes d’accord, fait beaucoup pour un seul.

 

Planter ses dents carnivores et cruelles pour que coule le sang, se repaître du cadavre, s’en lécher les babines. Tel est l’homo sarcasticus qui partage avec l’homo diabolicus le défaut d’aimer la renommée. Il ne pratiquera jamais le sarcasme à l’encontre de qui l’ignorerait. Son rictus sardonicus doit résonner urbi et orbi. Pour le moins. Tandis que le gentilhomme en sa gentilhommière aime l’impertinence, la plaisanterie, l’ironie évidemment, l’ironie toujours, fouailler, railler, disputer, gourmander, se moquer aussi, remettre en place, analyser, synthétiser, dépasser les platitudes par piques, pointes et saillies, se draper en sa fantaisie. Ne manquer ni redan ni ressaut, décocher et décrocher à propos. Mais le sarcasme, anagramme de massacre, n’est point de sa manière.

 

*Le Principe de cruauté. Editions de Minuit, 1988

**admirable conjugaison, in Petrus Borel, Croque-mort (1840)

 

inactualité?

10 Avril 2018 , Rédigé par pascale

     Thomas Hobbes* est, au XVIIème siècle, l’un des initiateurs d’une réflexion politique audacieuse ; sa thèse, l’état social n’est pas l’état originel de l’homme, élimine la thèse inverse bien connue d’Aristote ; il montre qu’il y a des causes préalables à la constitution des sociétés civiles et des États, et surtout, qu’ils sont une condition de vie conséquente à une situation  antérieure qu’il fallait modifier sous peine de disparition de l’humanité par autodestruction. Ce qui promeut le raisonnement pour penser l’ordre (ou le désordre) et l’organisation, dans les relations d’autorité et de pouvoir sans lesquelles, dit-on, nulle société ne peut survivre. Son œuvre la plus connue, Léviathan, célèbre la légitimité du pouvoir d’un gouvernant qui aurait compris que les hommes sont inévitablement, naturellement, en conflit les uns avec les autres, et qu’il faut, pour les prémunir d’eux-mêmes, confisquer leurs libertés individuelles en échange de leur sécurité : premières manifestations explicites de ce qu’on appellera les Philosophies du Contrat, dont Rousseau, au siècle suivant, sera l’un des penseurs les plus aboutis, pourtant en désaccord irrémédiable et irréparable avec le philosophe anglais. Dans De Cive** Hobbes affirme, dans une formulation indirecte, que si le salut et le bien du peuple sont l’obligation de ceux qui gouvernent, ce n’est pas par désintéressement ou générosité, mais par comportement adossé à la conviction que cette attitude est la seule “raisonnable” pour qui veut maintenir son pouvoir. Aussi, dans une logique réciproque de l’intérêt bien compris, et contrairement à ce qu’on a trop souvent tendance à rapporter de lui, il dessine une conception de la souveraineté qu’on ne peut ramener au seul exercice de l’autorité, ou à l’exercice de la seule autorité.

 

     Celui qui gouverne ne peut s’exonérer de lier son pouvoir à une fin qui le dépasse, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou pas. Pour le salut du peuple, c’est, en effet, la règle qui doit guider tout prince***. Il en va de sa grandeur, même si Hobbes précise que la puissance des gouvernants ne peut ni de doit dépendre de quiconque. Ce serait une contradiction si l’on ne voyait pas la distinction subtile et opératoire, dans le passage référencé, entre plusieurs personnes -c’est-à-dire des particuliers auxquels le gouvernant n’a pas à se soumettre comme tel- et le peuple qui ne représente, justement, aucune personne en particulier ! La différence est de taille. Elle permet de comprendre qu’il s’agit bien là d’un devoir, d’une nécessité confondue, fondue avec l’exercice du pouvoir. Les conditions de l’autorité sont, si l’on peut dire, transcendées par le peuple lui-même, à l’exception de tout autre, et dessinent une souveraineté qui échappe aux considérations ou usages personnels ou de groupes. Le cadre de la droite raison, celle qui dépasse les individus, leurs désirs et leurs passions, est le seul qui convient ; mieux, c’est la seule règle à laquelle aucun gouvernant ne devrait déroger, une loi qui pour n’être pas formellement exprimée, n’en est pas moins admise par tous. Ce nom de Souveraineté doit faire comprendre qu’un tel devoir  n’est pas une obligation comme les autres. La souveraineté, c’est-à-dire l’exercice de l’autorité de celui qui gouverne, n’est plus à usage et bénéfice d’un seul ou de quelques-uns –ce serait une véritable contradiction dans les termes et surtout dans les actes–  mais désigne une pratique du pouvoir indexée à l’usage de la Raison, et celui qui la détient, quel qu’il soit, y acquiert sa légitimité. Hobbes, en distinguant clairement le peuple des autres personnes, peut ainsi revenir à la fin même de l’institution, au sens d’instauration, de toute société civile.

 

     Les États, ne sont pas de simples rassemblements. Ils ne sauraient, si c’était le cas, permettre la paix, la conservation de la vie, la tranquillité publique, autant de bienfaits, d’avantages, de gains pour des hommes pourtant sous l’autorité d’un gouvernant. Hobbes n’a de cesse de le répéter. C’est même l’impératif (garantir la vie dans les meilleures conditions possibles de sécurité) que tout gouvernant doit mettre en place dans l’exercice de sa puissance, il ne peut s’y dérober, encore une fois, c’est son devoir. Mais si le Souverain*** s’arrêtait à cette dimension immédiate de protection, il exercerait là un pouvoir bien mécanique. Ce n’est pas ce que dit Hobbes, qui finit par exprimer clairement ce que l’on avait déjà deviné : la Souveraineté de tout souverain ne se dilue pas dans un exercice personnel et solitaire de l’autorité, serait-elle accréditée par une dimension protectrice, mais atteint sa véritable nature dans les bénéfices réciproques que le peuple et le prince se font l’un à l’autre. Pour autant, il serait très abusif et précoce de parler de Souveraineté populaire. Hobbes n’envisage ni là, ni ailleurs, que le peuple souverain puisse être seul Souverain, comme le fera Rousseau. Mais il dit bien, ici, que les sujets d’un État sont indistincts de l’État lui-même. Il affirme que l’intérêt d’un prince***, serait-il la volonté égoïste de demeurer au pouvoir, ne peut se couper de celui de son peuple, ne peut en être indépendant. Ainsi s’éclaire la difficulté formulée plus haut : si un souverain ne doit dépendre de personne comme souverain, c’est parce que –et ce lien causal est très important– la seule attache qui vaille, il la tisse avec le peuple dont il va et doit assurer et le salut et le bien-être. C’est un fonctionnement en miroir de l’intérêt bien compris, une sorte d’utilitarisme partagé, qui n’a à voir ni avec la Servitude volontaire analysée par La Boétie**** au siècle précédent, ni avec la Volonté générale rousseauiste du siècle suivant. En revanche, c’est une conception de la souveraineté qui partage avec ces deux références mais pas seulement,  l’idée que le pouvoir, i.e son maintien, ne peut se faire contre le peuple, qu’il faut –de gré, de force, par la ruse, l’intérêt, ou la Raison, la philosophie politique est infinie sur la question des moyens depuis l’Antiquité– ne jamais gouverner dans l’indifférence, faute de quoi, et tout légitimement, le peuple se saisira à son tour du pouvoir, car c’est lui qui le détient réellement et finalement. Il a toujours le dernier mot.  

*1588-1679

**ma lecture, précisément ici : sect.2, chap.13, §2 ; ou comment on ne doit jamais réduire quelque auteur à des formules qui font slogan à force d’être répétées, et qu’il faut pratiquer les textes dans leur détail. Acribie. La plus célèbre accroche hobbienne, au palmarès des dissertations de baccalauréat, “l’homme est un loup pour l’homme” homo homini lupus est, citation à Plaute empruntée, en est un malheureux exemple, elle ne peut ni ne doit être comprise littéralement, mais ramenée au développement où elle est incluse.

***Prince : terme générique dans tous les textes ‘classiques’ pour désigner celui qui est à la tête d’un pays, d’un état (Princeps, ce qui fonde, i.e le principe, en latin) qu’il soit, ou non, de sang royal. Le Prince machiavélien n’a pas vocation à être de lignage royal, par exemple. Même remarque pour le terme Souverain, détaché de toute connotation monarchique, et désignant, celui qui gouverne, quel qu’il soit.

****archives ibidem, 18 février 2018 : Petite leçon de précocité politique.

Ce beau français que ne daignez apprendre.

5 Avril 2018 , Rédigé par pascale

Un effondrement est-il remédiable ? On me dira que non. On sait tout. J’avoue qu’il y a des matins un peu moins bleus que d’autres, même au printemps. Et qu’il prend parfois des envies d’immobilité qui ressemblent à des désirs d’éternité. Et puis se ressaisir, comme il est régulièrement écrit dans les bulletins scolaires qui brillent par le manque aigu et chronique de synonymes… ou peut-être leur ignorance, mais je démarre trop vite, trop fort, trop … bas ! C’est à coup sûr manquer le cœur de cible. Et dans “cœur de cible” il y a cœur. Je reviens donc, je reviens encore, je reviendrai toujours, je reviendrai inlassablement à la ferveur portée si haut, si finement, si élégamment pour la langue française, dans l’admirable livre d’Alain Borer, De quel amour blessée.1

Que l’on retienne aussi pour l’acquérir et le lire,  son sous-titre "Réflexions sur la langue française". Voilà un terme, réflexions, bien malmené de nos jours. On lui subroge constats, remarques, états des lieux, bilans ; preuve en a été faite récemment2. Le renoncement commence quand on se satisfait de descriptions, d’observations, de lamentations, de giries. Aussi, après en avoir déjà dit toute la force3 je reprends la chose, car si le diagnostic est inchangé, le mal s’installe sournoisement puisqu’il est indolore, et même produit des effets euphoriques, euphorisant plutôt, qui dit mieux l’anesthésie collective que génère –hélas ! gardons le présent conjugué à l’avenir- la langue de Coluche4 par exemple, qui fait rire sans savoir de quoi l’on rit. Alain Borer le sait, qui nomme l’appauvrissement et l’enlaidissement objectivés. Ça ne peut pas plaire à tout le monde une telle accusation. Aussi nos contemporains même les mieux éduqués continuent, telle Jocaste*, de se crever les yeux. La force de l’assujettissement est si grand, si grande la servitude à laquelle chacun consent5 de bon gré et non malgré soi, qu’il devient impossible de proposer une analyse rigoureuse sans se faire harponner ou… ignorer.

Alain Borer n’évite pas les contre-attaques possibles. Quand il montre que l’anglais se compose massivement de mots français, il ne s’exempte pas de dire ce que la langue française, celle-là même qu’il faut prendre comme un chef d’œuvre de l’humanité,  doit au latin –encore que les deux dettes ne soient pas du tout de même nature– mais ce n’est précisément pas de cela dont il est question. Quel que soit l’incroyable déni que les anglophones déploient à l’adresse de l’enracinement de leur langue dans le français, la question qui taraude est celle de la substitution dans notre langue, donc notre culture, de barbarismes, d’au moins trois manières.6 Ni exactement impropriété, faute ou solécisme –encore que les usages actuels en regorgent- rappelons ce que le Barbare doit, en grec ancien, à l’idée que la langue qu’il parle est incompréhensible à l’Hellène civilisé. Sauf que, le barbarisme est, de nos jours ce que la conjuration des imbéciles, des fats, des prétentieux, des ignorants présente de plus séduisant à nos contemporains, sans oublier les commerciaux, les bureaucrates, les financiers, les politiques, ni que nos contemporains sont aussi nos enfants. Volontairement, je ne reprends pas les exemples du livre puisque vous le lirez, et que la paraphrase n’est pas mon fort, je la fustige trop par ailleurs. Ils sont implacables. On pourra, c’est selon, sourire, rire mais rire jaune, rougir de honte à ses propres pratiques, mais noircir encore ou plus le tableau, devient difficile… nous avons signé un chèque en blanc. J’en garde des vertes et des pas mûres… (mon petit hommage totalement irrévérencieux à Remy de Gourmont7 à destination des amateurs.)

Qu’on le comprenne bien : Alain Borer n’a nulle envie de reprendre l’antienne lassante comme une scie musicale, d’une énième querelle de générations ; d’autres s’en chargent volontiers  qui n’ont pas mieux à dire que fustiger des accusateurs qui les fustigent à leur tour. Pas plus qu’il ne hausse le ton, ce n’est pas son genre. Non, Alain Borer hisse les mots français, et les règles qui les conduisent, au niveau du respect, maximal, qu’on leur doit. A paradoxale profondeur de ce qui les a sculptés, constitués, dans une thaumaturgie effleurant  telle une lumière aurorale, un premier matin du monde. Il suffit de le dire pour que cela devienne tangible. Vous touche. Parce que la langue française, enclose dans une grammaire complexe, des étymologies expertes, des usages délicats mais parfois retors, des subtilités extrêmes, d’exceptionnelles exceptions, la langue française est à elle-même sa propre puissance, sonore, sémantique, heuristique, pourvu qu’on lui soit fidèle. Comment comprendre en effet cette double nature, l’exigence et la liberté, si personne ne vous la fait toucher du doigt, de l’oreille et du cerveau, les trois organes nécessaires pour la maîtriser d’abord, s’en servir sans contraintes ensuite : le doigt pour synecdoque de la main qui écrit ou tient le livre, ou les deux ; l’oreille qui entend les infinies nuances de ses accords, liaisons, articulations, ponctuations, diérèses et autres drapés ; le cerveau où s’organise, s’articule, mais aussi d’où jaillit ce que les mots disent, bien plus que ce qu’on croit qu’ils disent.

 Réflexions. On a vite fait de laisser filer…. Réflexions, oui. C’est de toutes les qualités de ce livre majeur, l’une des plus inattendues –qui l’a fait ?– et efficaces tout ensemble, puisqu’on a dorénavant des outils conceptuels opératoires, pour éprouver (verbe qu’il faut toujours rapporter à l’éprouvette, instrument de mesure et de preuve) la véracité des allégations, pour attester de l’efficience des propositions, pour montrer, tout simplement et nûment montrer  –démontrer est inepte–  de quelle langue nous procédons, quelle langue nous sommes. Procéder, verbe étrange qui ramasse en lui deux significations contraires sans pourtant être contradictoires, puisqu’il signifie que d’où nous venons, nous serons. Ignorer que nous ne disposons pas tant de notre langue qu’elle ne dispose de nous, et dispose hors et en nous de notre être, c’est, en la tuant, la massacrant, l’ignorant, la torturant, la jetant et la remplaçant, la méprisant, nous décapiter et déraciner dans le même mouvement.

Dans son livre, Alain Borer rentre dans le gras du sujet, il dissèque, il autopsie. Regard technique et esthétique, linguistique et historique, poète, écrivain, lecteur. Je n’arrive pas, je n’arrive jamais –qu’il me pardonne !– à reproduire la liste des innombrables matières qu’il aborde, des néologismes qu’il invente, des emprunts qu’il partage, des savoirs qu’il offre, des mondes qu’il ouvre. Mon infirmité native à reprendre un travail, une réflexion, une recherche, par le biais de la stricte dénotation reflète une conviction mainte fois vérifiée, qu’un livre indispensable ne peut faire l’objet d’une recension sèche sans… l’assécher, puisqu’on ne l’a pas écrit soi-même. Reste-t-il quelque chose d’inassouvi à ne pas rappeler tout ou partie du glossaire incomparable qui reprend, en fin de volume, les termes sans lesquels on ne comprendra pas en quoi les 330 –environ- pages qui précèdent, sont neuves –innovantes dirait un professionnel du coin des lecteurs. Pourquoi voudriez-vous que je dise mieux qu’Alain Borer lui-même ce qu’est le vidimus, terme majeur de sa réflexion, au mieux, je le dirais loyalement. Et de bien d’autres. Alors qu’il faut saisir in vivo  son inscription dans un déploiement, un dépliement, une mise en œuvre  que toute tentative, sincère bien sûr, précise évidemment, pédagogique pourquoi pas, assimilerait malgré tout à de la paresse, voire de la négligence, eu égard à la pyrotechnie éblouissante déployée de page en page, que dis-je, de ligne en ligne. Je tente de pratiquer la phronesis, (φρόνησις) une vertu aristotélicienne pénétrante et délicate, autant dans ses usages théorétiques que politiques. Je me demande si Alain Borer n’en est pas l’adepte moderne, c’est-à-dire déterminé et clairvoyant… voyant clair.

Le temps est à se clore écrit Remy de Gourmont8. Je crois bien qu’il parlait du temps mauvais quand il nous tient en nos demeures.

 

 

1. Gallimard, 2014 ; mon titre est emprunté à A.Borer, (ibidem) qui cite un anonyme du XVIème p.53; 2. Répliques, France-Culture, samedi 30 Mars, où plutôt que de laisser Alain Borer développer un raisonnement et des arguments inédits, Alain Finkielkraut choisit, en duo avec Jean-Michel Delacomptée, de dérouler la pelote des lieux communs des états de la langue française, successivement et conjointement en s’en désolant. Il est perceptible, à l’audition, qu’aucun des deux ne prenait au sérieux, c’est-à-dire comme un objet de travail nécessaire, la question de son effondrement, sauf à s’en lamenter. 3. in archives, 7 Janvier 2017, Pour l’amour de la langue française, repris le 13 Octobre 2017, sous le titre Une sorcellerie évocatoire ; 4. in De quel amour blessée, p 139 ; 5. in archives sus-nommées ; 6. L’anglobal, l’angolais, le shiak ; 7. Remy de Gourmont, Couleurs suivi de choses anciennes, Editions Ubacs. J’annonce à qui s’en inquiéterait que j’ai retrouvé sept R de G dans mon foutoir, je cherche encore au moins un disparu... ; 8. in Lettres à l’Amazone, Mercure de France.

*[bien sûr, nous savons tous que Jocaste ne s'est pas crevé les yeux, mais pendue... Par quel malin génie inconscient me suis-je ainsi fourvoyée en la mettant en lieu et place de son fils et mari, Oedipe, tout le monde aura rectifié, ou rien vu venir....]

Relisons Héraclite avant de polémiquer

2 Avril 2018 , Rédigé par pascale

Ou d’évoquer le risque polémique. Car le Polemos est le principe même de l’Autre. Pas la réduction que nous faisons en confondant autre avec autrui, mais l’Altérité manifeste dans toute opposition, dans toute différence, sans présager de son aspect « polémique » et même en l’ignorant. Puisque tout ce qui n’est pas même, est autre. Affirmation difficile en dépit de sa simplicité grammaticale et syntaxique. Le Polemos est donc un principe généalogique, voire génésique, il fait advenir ce qui n’est pas identique. Car il ne se passe rien du même au même. Dans la duplication pas de création. Aussi, l’usage actuel et lancinant du terme polémique non seulement oublie d’où il vient, mais s’en détourne. La polémique est un outil heuristique, c’est pourquoi dans les débats philosophiques, on n’hésite pas à y recourir, pour éprouver à leur contact et en les frottant l’une à l’autre, la fécondité de telle ou telle prise de position d’un point de vue doctrinal. Encore que, l’idée de prendre position pouvant laisser entendre aux oreilles délicates une situation belliqueuse, il s’agit plutôt d’envisager la part que l’on peut concéder à l’autre dans ses arguments, au sens exactement équivalent de raisonnement, loin de toute opinion, lieu commun, doxa, évidemment de tout intérêt affectif. Aussi, polemos est, non point une valeur intellectuelle, ce mot –valeur- convient à la morale, mais une valeur ajoutée à l’échange.

Comme principe de discorde, il est aussi et nécessairement principe de concorde. Il n’y a aucun effet à en relever la supposée négativité, voire stérilité, comme il est si souvent fait pourtant dans les renvois d’opinions, qui prennent de nos jours le mauvais nom de débat. Ainsi affadi en débat, le polemos est devenu… polémique au sens courant et erroné d’aujourd’hui. On assiste même à la formulation  d’excuses anticipées de qui pense atténuer l’intensité de ses propos en se gardant d’être polémique, comme on peut se garder d’être excessif, imprécis, de mauvaise foi et tant d’autres excuses périphériques à une véritable réflexion partagée. Toujours difficile, la rigueur est terriblement exigeante et ne s’improvise pas.

Mais il n’y a de paix qu’à l’aune de la guerre, de justice qu’à celle de l’injustice, sans conflit, aucune nécessité de dire le droit ou le juste ou l’équité. Pour que l’équilibre, l’harmonie soient seulement pensables il faut que la puissance des contraires soit féconde, leur interaction nécessaire sous peine d’inertie générale, d’immobilisme anti-héraclitéen ; sans cet impératif agonistique, qui n’est pas une hypothèse, on se baignera toujours dans le même fleuve.  Il ne se passera jamais rien. Le devenir n’est ni possible ni pensable. Certains Grecs sont allés très loin sur ce terrain* –revenons aux sources qu’on nous tend– faisant du polemos un Principe originel à l’égal d’un combat sans lequel tout ce qui est ne serait pas. Une lutte des qualités qui s’opposent dit Nietzsche dans les  Ecrits posthumes. On ne passe pas de Chaos à Cosmos en douceur. Ou mine de rien.  Pas d’Harmonie sans l’aigu et le grave, dit aussi Aristote** qui n’est pas le plus intransigeant sur ce point, mais, pour avoir décortiqué les textes de ses prédécesseurs, qu’il avait en meilleur état que nous, et pour les avoir critiqués sur des points fondamentaux, Aristote mérite ici notre attention.

Pour le sens commun d’aujourd’hui, il faudrait –toujours et a priori– éviter la polémique pour ne pas tomber en discorde ; alors qu’il faudrait -si nous avions la sagesse des philosophes présocratiques- pour éviter la discorde ( ρις) ne pas renoncer à la polémique (πόλεμος) ; sauf si l’hybris (ϐρις)s’en mêle, c’est-à-dire si l’un des côtés vise à l’abolition de l’autre comme le dit si bien Marcel Conche***. Et cela se fait, de nos jours, d’un simple mot. Pourtant et au contraire, on peut poser une question polémique, adopter à titre propédeutique un point de vue polémique, formuler une proposition qui prête à polémique, précisément parlant qui invite  à examiner un point, en vue de réviser, de compléter, de changer le sien, ou pas, s’il s’agit bien d’une discussion, d’une dispute (disputatio), à l’écart de tout point de vue particulier, individuel, mais au cœur d’une rationalité dûment construite.

Faut-il comme Heidegger, non point envisager la pensée se constituant dans une bataille entre plusieurs,  mais comme une lutte en soi, avec soi, contre soi, une lutte pour l’Etre ? c’est prendre le contre-pied de la doxa contemporaine pour laquelle se confronter aux autres nous constitue, pourvu qu’on y trouve aussi la paix !  Condition proprement effarante si l’on y songe, mais à quoi tout le monde souscrit et se soumet.  Toute proposition qui refuse ce qui est –ce qu’on doit accepter par contrat d’harmonie préétabli–  qui résiste à ce qui se présente  comme on le présente, et tente, autant que faire se peut, de dépasser l’immanence in/sensée du concret,  introduit, selon l’opinion générale,  un principe de discorde, dis/corde, et vise à séparer. Le schéma n’est pas valable seulement pour le grand groupe, la « société », qui a le dos large, il convient au quotidien, à la vie courante, aux cercles rapprochés. Il y est même parfaitement à l’aise. Parce qu’il faut niveler toute difficulté, qu’il ne faut pas se blesser au champ de bataille de la pensée, on n’hésite pas, en revanche, à porter le fer contre celui qui n’emprunte pas la voie normale, devenue royale, celle de l’atonie. Celle de la paralysie, paradoxalement celle aussi de l’enthousiasme pour l’admiration ou la détestation commune, et prendre l’accord pour la mesure de toute chose. Le partage n’est plus synonyme de partition mais d’accommodement obligé. Toute polémique en ce sens déchu, est à bannir, puisqu’elle disconvient au principe de plaisir que serait la vie commune, ou la mise en commun de la vie.

Comment  peut-on, et qui le peut, penser que l’intersubjectivité doive mener à l’homogénéité ? et que l’on doive éloigner la polémique à titre préventif entre deux individus singuliers, entre deux groupes? Ceux qui n’y voient qu’une cause de division, et y pré-voient par une étrange logique de la sentimentalité et du désir de plaire,  l’arrivée  d’une scène de crime. L’assassinat de la vie en ce qu’elle a de commun, comme le sens, comme le lieu, communs eux aussi. Mais une pensée médiane n’est pas une pensée, c’est une façon de penser. Alors que l’exercice intellectuel de la polémique fait une puissance, une énergie,  –une fois admis qu’il n’y a pas place pour l’échange d’opinions molles, comme on parle de ventre mou ; une fois admis qu’il n’y a pas de place pour les préférences, les goûts, les affects ; une fois admis que l’on est dans un exercice –et pour revenir à l’étymologie une lutte ; une fois admis que cette lutte est à elle-même son propre dépassement ; que tout rapport à l’autre n’est pas scellé par l’obligation de ne pas déplaire,  enjeu si souvent incompris ! Il y a une violence paradoxale à condamner la polémique, et commettre ainsi un rapt de la réflexion de l’autre, l’autre jugé, déjugé plutôt à l'instant même. On assiste alors à une inversion et un décentrement de l’objet (de la) polémique, et même à son abandon : c’est le sujet présumé polémiqueur qui sera jugé. C’est-à-dire la personne. Et anéanti, de facto, un espace possible de résolution –ou de compréhension rationnelle, raisonnable pour le moins– de ce qui s’est muté en différend pour n’avoir pas été accepté comme différent. La résorption rêvée de toute adversité,  ne fait pas unité mais uniformité. C’est le début du règne des idoles. Le sujet avec qui l’on refuse –par avance et/ou par auto-protection–  de polémiquer en ce sens trivial bien sûr, devient par un retournement inouï objet de polémique. La place est libre pour les estimations, voire les sentences partisanes, les condamnations définitives mais sans en avoir l’air… ce sont les pires !

On peut préférer le cœur à la raison en toutes circonstances. Mais alors il faut se préparer à la confusion. Toute réflexion philosophique, mais toute réflexion honnête, au contraire,  installe un soubassement polémologique nécessaire à la confrontation de la diversité en vue de son dépassement par le Logos.

Soyons héraclitéens plutôt que nous-mêmes.

L’Obscur, comme il est surnommé dès son vivant, rappelle avec une simplicité… désarmante que Le cycéon ***se décompose si on ne l’agite pas.*****

 

*au hasard, Empédocle…**(Ethique à Eudème  (VII, 1, 1235 a 26)) ; *** in Héraclite, Fragments. PUF ; ****boisson-breuvage (vin, farine d’orge, miel….) déjà présent(e) chez Homère, bu(e) rituellement lors des Mystères d’Eleusis, préconisé(e) aussi par Hippocrate…******fragment Diels-Kranz- 12)