Être humain : l’invention d’une insoluble exception ordinaire.
…du hasard à la nécessité du hasard…
Que des réactions chimiques par dizaines de milliers, aient rendu possible la constitution de la cellule, des protéines, des enzymes, que tout cela soit dans une sorte de machine qui, de la plus simple à la plus compliquée, représente un ensemble cybernétique cohérent, fonctionnel et autonome, peut être décrit scientifiquement. En tant qu’organisme, tout vivant est réductible à l’ensemble des structures, des liaisons, des processus, des interactions qui l’ont fait, et même à son invariant initial. Nous voilà revenus et retenus au sempiternel schéma mécaniste, si rassurant et pourtant si inconfortable…
De l’ensemble des phénomènes qui font apparaître la vie, Jacques Monod* est très soucieux de rappeler leur caractère spontané, -ce que d’aucuns appellent le hasard, quelque chose qui ressemble au clinamen épicurien- qu’il rapporte, de la même façon, à l’apparition de l’individu dans cet ensemble. Nous sommes le résultat aléatoire de cette mise en abyme de la contingence pourtant enracinée dans des structures parfaitement nécessaires. Ce qui ne signifie pas seulement que nous aurions pu ne pas être, ou naître, mais que nous aurions pu être et naître autres. Seule la naissance réelle va venir “confirmer”, actualiser, cette existence-là, et pas une autre, imprescriptible, et résultat pourtant fortuit d’un système parfaitement organisé, auquel le biologiste n’ajoute pas, par réflexe déontologique dirons-nous, un ensemble d’autres déterminismes non saisissables par la voie des sciences expérimentales, mais parfaitement accessibles aux sciences humaines : les héritages sociologique, psychologique, anthropologico-culturel, qui inscrivent eux aussi leurs contenus dans des voies ni fantaisistes ni imprévisibles. À partir de là, la téléonomie s’est déplacée. D’antérieure à l’apparition des organismes vivants, elle lui devient postérieure. C’est parce qu’ils apparaissent fortuitement dans des structures fixées qu’ils vont tendre à leur finalité, et non parce qu’ils sont inscrits dans une finalité a priori qu’ils vont entrer dans des structures fixes. Ainsi en est-il de la Naissance d’un humain : ce qu’il fera, ce vers quoi il va tendre, ce que sa vie déploiera, ce qu’il sera tout simplement –si l’on peut dire– tout est le résultat déterminé mais hasardeux, fortuit, d’une imprévisibilité fondatrice, du fait de cette naissance même. Il n’est plus seulement déductible, il est un hapax. Non pas un être indéfini, mais un être infini. Une infinité dit Pascal. Non pas instable, mais disponible aux possibles. On regrette que le biologiste démocritéen qu’est Jacques Monod n’ait pas montré qu’il y a bien de la différence entre les machines animales et l’être humain, dont l’individualité et le caractère uniques doivent attendre la naissance pour “bénéficier” des conditions particulières pour être ce qu’ils sont, ou plutôt ce qu’ils vont être. C’est toute la dimension aporétique de la notion d’origine ou plus justement d’apparition. Ce que dit le mot Naître. Alors que le clonage en est l’exact contraire.
du “bricolage de génie”** à l’invention
La naissance d’un être humain est biologiquement rattachée à tout ce qui, depuis environ 3,8 milliards d’années relève de l’origine de la vie, phénomène connu des scientifiques par le menu, et pourtant demeuré parfaitement mystérieux. “Vous me direz qu’il y a beaucoup de ‘si’ dans ce scénario” dit Trinh Xuan Thuan***. Qu’il se soit produit quelque chose plutôt que rien, nous le savons de mieux en mieux, sauf à buter sur ce quelque chose justement, qu’il n’est pas inadéquat d’appeler miracle comme notre auteur. Récusant Bergson et Aristote, et avec eux ce que le courant de vie ou souffle vital pouvaient avoir d’insatisfaisant, Trinh Xuan Thuan emploie un terme pourtant tout aussi mystérieux, puisque la vie émerge “naturellement” selon lui. Bien qu’il veuille récuser ainsi les théories spontanéistes, il n’en reste pas moins qu’il est tout à fait frustrant d’apprendre que la vie naît d’un autre organisme… vivant !
Alors, Naître est-ce pro-venir, ou plutôt post-venir, d’une bactérie unicellulaire remplie de cytoplasme qui fonctionne comme un centre d’instructions codées, les chromosomes… Provenir, venir, de cela seulement ? À l’échelle des organismes vivants, il faut que viennent d’abord les bactéries, puis les archébactéries, suivies par le jeu des mutations et des sélections d’un “obscur rejeton (qui) se mit à évoluer dans une direction totalement inattendue (…)” pour “déboucher, après plus de deux milliards d’années, sur l’immense diversité de la partie visible de la biosphère”**. Et/ou, à l’échelle de l’individu (humain) que deux cellules indépendantes donnent une autre cellule différente des cellules parentes, c’est bien d’une invention dont il faut parler. L’invention de la vie, l’invention de l’individu humain, dont la naissance est l’œuvre finie. Nous croyons toujours qu’elle est avènement, que l’enfant est à-venir. Le détour par la biologie moléculaire, la paléobiologie, la biochimie, montre, au contraire, que la naissance d’un humain est un aboutissement, celui d’un corps à proprement parler inouï. Mais pas seulement.
[cf. archives, 13 Septembre 2017, l’exaspérante question de l’origine, un autre développement de mon incessante interrogation bio-métaphysique]
*biologiste (1910-1976) et prix Nobel (1965) ; **François Jacob. Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant. Fayard 1981 ; *** Trinh Xuan Thuan. Origines. La nostalgie des commencements. Folio
le philosophe en herbe
C’est un exilé heureux. Qui vit principalement à Amsterdam, mais pas toujours et s’étonne et remercie le ciel providentiel de trouver en ce pays toutes les curiosités qu’il n’a trouvées ailleurs. Sans oublier la tranquillité des ses plates campagnes, et vertes. Il a 22 ans pour sa première installation, entrecoupée de quelques retours au pays natal. Il fréquente les universités. Il faut user du pluriel, car notre philosophe en herbe a quand même la bougeotte. Cinq ans est son record de maintenance en même lieu. Aussi, il n’a pas d’adresse fixe. Il faut l’attraper où il est. On pourrait dire qu’il brouille les pistes, si par conscience professionnelle, le philosophe n’était tenu à la clarté. La timidité l’emporte-t-elle alors sur le désir de célébrité ? disons, une quête paradoxale de calme pour quelqu’un qui voyage beaucoup, on a compté dix déménagements en vingt ans. S’expatrier donc. Même si aucun pays d’Europe ne garantit contre l’inquiétude. La preuve. Alors qu’on le croit travaillant à sa table, reclus en son ermitage, anachorète exigeant de la raison raisonnante, il est de toutes les actualités, la scientifique, la religieuse, la politique, la philosophique évidemment, il rencontre les intellectuels et les savants en vue. On pourrait dire l’élite, rappelant que le mot désigne les meilleurs d’un groupe hautement savant ou compétent, et non le gratin -au fromage de Hollande- ou le haut du panier…. Et quand il ne le peut, ils correspondent. Parfois avec virulence, presque toujours avec élégance ; cette restriction pour rappel d’un vocabulaire peu amène –fils de goujat– à l’endroit d’un de ses contradicteurs très en vue. Nonobstant sa devise, pas toujours prudent l’animal, serait-il pensant ! acharné, coriace, énervé. Et tout ce temps gâché pour le travail intellectuel au profit de querelles sinon négligeables du moins infructueuses et surtout terriblement chronophages. Est-ce tromperie et ruse de l’esprit, pour qui avoue haïr le métier de faire des livres. Le portrait de notre homme s’obscurcit, qui n’échappe pas non plus à quelque mélancolique humeur. Ce qui n’est pas vraiment professionnel.
Peut-on l’imaginer à Santpoort, par exemple ? la mer, le vent, les dunes, l’herbe folle, ou même, comme il l’écrit, son jardin où les herbes étaient montées en graine à la hauteur d’un homme ou davantage. Nous y voilà, ou presque. De quelle herbe notre philosophe exilé en Hollande est-il fait ? de celle qui mène à la rumination métaphysique ou à l’excitation onirique ? voire aux deux, selon le voisinage, ou les visites. Car depuis Paris, des amis viennent le voir. Dont un Claude Picot, surtout connu dans le monde libertin, libertin mais savant. Avec un certain Touchelaye, inconnu du grand public. Je tais un nom trop facile pour l’identification, tout le monde a compris qu’il y a énigme à résoudre et logogriphe à démêler….
Et puisqu’il est question d’énigme que penser de ce récit stupéfiant, de la nuit d’un 10 Novembre, qui rapporte en termes hallucinés des visions bien peu conventionnelles. Le texte nous est parvenu par un moyen indirect, il a disparu des papiers du philosophe, 23 ans environ à l’époque des faits. Trois images constituent ce souvenir pour le moins agité : marchant vers l’église, poussé par un vent très fort, quelqu’un lui offre un melon ; dans cette nuit très orageuse, il est réveillé par un coup de tonnerre, sa chambre parsemée d’étincelles ; il rêve d’un livre de poésie sur la page ouverte duquel il lit ces mots : quod vitæ sectabor iter ? quel chemin de vie suivrai-je ? planté de quelles herbes ajoute-t-on… Même si, pour le coup, on rêve quand même un peu de rêver, comme lui, en latin. Mais de syndérèse point ! comme le voudrait pourtant le rapporteur des faits. Syndérèse ! tout cela a-t-il une tête de syndérèse…. Réfléchissons et fléchissons la raison philosophique, penchons-là du côté du bon sens et épanchons notre soif d’explications. Comment un feu de cerveau peut-il bien s’allumer si, croix de bois, croix de fer, l’on n’a pas bu la moindre goutte de vin, de table ni de messe. À quoi devons-nous cet étonnant voyage nocturne ?
Philosophe de la substance, de l’essence, de l’être, de l’esprit, de l’entendement avant tout, notre homme a-t-il déliré pour rien, a-t-il abusé d’un produit nocif, volontairement ou pas, et montré ainsi à son corps défendant, que l’âme peut subir et son libre-arbitre en pâtir ? qu’a-t-il bien pu ingurgiter qui le mît en cet état-là, qu’a-t-il à disposition ? que peut-il se procurer en Hollande aussi facilement qu’une pinte de bière ? qui fréquente-t-il et où ?
L’enquête commence dans les lieux communs. Les estaminets où le pétun nouveau se répand par volutes et s’amoncelle en nuages. Mais, que l’on sache, l’herbe à Nicot, très prisée en ses débuts, l’herbe chiquée bien plutôt que fumée, celle dont la Hollande fait commerce, que l’on tasse dans des pipes en terre avant d’aller expectorer dans les crachoirs ad hoc, qu’on finit par cultiver pour éviter d’aller la chercher au Nouveau Monde, le tabac, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le tabac hollandais fait tousser, tousser, crachailler, mais ne produit point de phantasmes, comme celui d’un melon en pleine nuit d’automne au pays des moulins à vents… il faudra trouver autre chose, pour expliquer que Renatus Picto –René le Poitevin, passé par l’Université de Poitiers en sa prime jeunesse– pût, sans avoir bu ni pétuné en cette veille de la Saint-Martin, être en cet état-là sans le savoir… sinon par ce que Freud appelle le récit manifeste, sobre et oublieuse reconstitution d’un contenu latent innommable, qui nous intéresse peu, sinon comme trace archivée et lisible d’une cause qu’on aimerait renommer raison.
L’humanité n’a pas attendu Renatus Picto pour délirer. Quelques champignons bien choisis, une goutte de belladone, de la jusquiame me souffle-t-on, et des mixtures toujours secrètes… rien de cela au menu de notre ami. Il faut alors hypotétiser avec méthode. Envisager ce qui peut être douteux, et ne garder que le sûr et certain, l’indubitable. Or, indubitablement, les Hollandais ses contemporains faisaient commerce de par les mers du monde –pour ramener aussi le tabac, mais les épices, mais flore et faune les plus rares*. La marine est à voiles, les cordages sont en chanvre. Vous avez dit chanvre ? oui, cannabis sativa. Connu et reconnu, celui qu’on tisse**… et/est aussi celui qu’on fume. Aucune autre explication ne satisfait raisonnablement le désir de comprendre ce qui put arriver à René Descartes la nuit du 10 Novembre 1619, sinon qu’il eut à sa disposition quelques brins d’herbe aux effets prodigieux. Pouvait-on s’en procurer auprès des marins au long cours attablés dans les tavernes enfumées et bruyantes des ports, ou plus logiquement, en ramassait-on du bout des doigts les miettes demeurées sur les tables mêlées à celle du pain, après que lesdits marins y avaient frotté leurs mains encore chargées d’étoupe ?
Le philosophe en herbe ou l’herbe du philosophe ? de tous les tropes en usage, le chiasme est l’un des plus redoutables, bien que paresseux. Il cuirasse le sens dans l’économie de ses moyens équilibrés. On fait rarement mieux avec si peu. Ce petit récit est librement inspiré d’un petit livre*** lui-même librement inspiré de textes et d’ouvrages inspirés de l’œuvre et de la vie de Descartes librement inspiré par lui-même, ses études et ses maîtres…
*le dodo (archives, 24 Janvier 2018, la disparition…) ; la tulipe (archives, 9 Février 2018, éloge du presque rien…) ; ** voir la magnifique Corderie royale de Rochefort ; *** illustrissime titre de la collection “les petits libres”, Descartes et le cannabis, Frédéric Pagès, éditions Mille et une nuits, 1996, moins de 50 pages, moins d’une demi-heure, à renouveler sans modération.
long temps, toujours
Je marche sur le fil que je tends devant moi,
au bon plaisir du jour,
passée dans la forêt des existences que le soleil m’apporte,
et la pluie aussi ;
en moi tant de mots en bordure de plage
pour franchir d’autres espaces que ceux de ma mémoire,
aussi de mes audaces ;
Mouette tranquille reposée.
Une fois, plusieurs fois, danse la folle farandole m’affole et gronde en moi.
Vagues les vagues me ressassent, m’enveloppent, me ritournellent.
Brisures du rocher.
Mouette tranquille, oiseau de ma folie au bord de chaque mot
me traverse, mais un roseau berce le vent ;
dans le vide se creusent les marées de mon incondition.
La mer de vague en vague immobile toujours ;
Mouette intranquille ;
et s’amuse à noyer mon regard dans la tempête.
Au loin s’avancent mille grains de plage,
où échouent le rivage, le visage, le regard d’une parole enfuie.
Pour atteindre à la coïncidence du sable humide sous mes pas
quand le soleil se retire,
et la route que je trace de moi à moi,
corde tendue par-dessus mes combats.
Mouette tranquille, file le temps,
au goutte à goutte du sable qui coule d’entre mes doigts.
livraison de livres
Elle a 87 ans, une peau lisse et dorée. D’une finesse extrême, à la limite de la transparence. Sa mise, dont elle change la couleur à son humeur ou selon la saison, rouge vénitien, corinthe ou violet, mais aussi vert émeraude, havane, ne supporte aucune fantaisie. Le laisser-aller fait contre sens. Quels que soient l’heure, le moment, revêtue de son manteau de cuir, on la remarque dans son effort réussi de discrétion ; sagesse ; pudeur ; sobriété. Qu’elle ne pratique pourtant pas. Ou pas toujours. La vieille dame est malicieuse qui cache bien son jeu par des atours parfaits. Exactement parfaits.
De Sade ou de Baudelaire, pour exemples, elle connaît le moindre mot. Le premier depuis quatre ans à peine : à 83 ans, elle se paye le Marquis et s’entretient avec Charles depuis 45 ans, presqu’un demi-siècle qu’elle se délecte du censuré, qu’elle aime ses Femmes damnées et qu’elle reprend mezza voce, se saisissant des réprouvés, Hypocrite lecteur…. Est entrée dans la correspondance et les lettres des plus grands, des plus doués, des plus intrigants. A admis à son chevet alors qu’elle n’était qu’au berceau, les bavards, les prolixes, les rares, les impénétrables. Dont elle s’enorgueillit d’être dans la proximité. Au hasard, Montaigne, Pascal, Gide, évidemment Gide, l’ami de toujours, l’ami des débuts. Et Malraux. Les philosophes. Les Anciens, les Modernes. Les voyageurs. Les conteurs. Une bibliothèque à soi seule. Qui la fréquente s’incline. Ploie et plie sous le poids.
De son nom qui veut dire naviguer dans la même langue qui appelle planètes les astres errants, elle tend des constellations entre les soleils, accrochant des étoiles comme autant de points fixes au firmament, elle paraît les soirs de ciels clairs. Effilochée entre mille. Trois mille. Trois mille étoiles dit-on dans son amas ; mais à coup sûr sept visibles à l’œil nu. Sept comme les nains, les jours de la semaine, les péchés capitaux, les merveilles du monde, les notes de la gamme chromatique, les filles d'Atlas et Pléioné, les Pléiades. Πλειάδες. Sept comme les brigadiers de 1553, devenus neuf pléiadisés en 1556, sept comme les sept noms qui composent le canon alexandrin destiné à défendre la langue grecque au IIIème siècle avant J.C ! sept comme les dix doigts de la main, et les couleurs de l’arc-en-ciel, jetées sans compter par Iris dans l’infini.
Pléiade. Un mot singulier qui s’écrit au pluriel quand il est mythologique ou astronomique. Devenu antonomase dans toutes les bonnes librairies, métonymie visant l’hyponymie et même la synecdoque, avec changement de genre –moins douloureux qu’un changement de sexe, mais étonnant quand on y songe, puisque dorénavant l’on dit … un Pléiade,* et mieux, mes Pléiades signe indubitable d’une possession, peut-être d’un pouvoir, à coup sûr d’un capital dont on a la jouissance, pas seulement l’usufruit. J’en connais qui envisagent en faire un alinéa testamentaire particulier.
Quelque chose qui relève du religieux, je le confesse ; dans l’acquisition d’un livre-de-la-Collection-La-Pléiade, je n’ose penser qu’on le doit aux effets mystiques de son papier bible, sa marque sacrée de fabrication, avec quelques autres quand même, la feuille d’or à 23 carats pour frapper le titre, l’auteur et le décor par exemple ; la vérification de chaque couverture, une à une et la pose manuelle de la jaquette en rhodoïd et le montage des étuis, la mise en boite ; impression en garamond, exclusivement, autre antonomase pour signe de gloire, Claude Garamont** 1480-1561, graveur de ses caractères et inventeur de ses glyphes. Grâce lui soit rendue.
Aussi, il y a deux manières au moins de posséder des Pléiades, [une troisième, comme contre-exemple me donna l’occasion de ces lignes et mérite un alinéa à soi-seule.] l’usage révérencieux et l’usage à l’usure. Le premier est le plus pratiqué. Il n’a rien à voir, paradoxalement, avec l’écart toujours important dans toute bibliothèque privée, entre le nombre de Pléiades, et celui des autres livres, toujours en défaveur des premiers. Il se distingue par un rapport si respectueux à l’objet, qu’on l’ouvre avec précaution, en tourne les pages avec distinction, le range avec affectation, le regarde avec affection. L’autre, qui fait presque exception, et toujours scandale aux yeux du premier, s’apparente à la dévoration, l’érosion, l’épuisement, la pratique compulsionnelle d’un livre qui en contient tant d’autres et réalise au plus haut point un principe d’économie élémentaire, plus de choses en moins d’espace. Aussi, ces consommateurs excessifs –dont je suis on l’aura compris***– n’hésitent pas à disposer de leurs Pléiades comme de n’importe lequel de leurs livres : soulignages, surlignages, notes en marge, le tout en couleurs, qui finissent pas se recouvrir au fil des relectures. Le papier bible devenu palimpseste. Et les marque-pages surnuméraires, qui se chevauchent et se recouvrent. Ça donne ça :


Enfin, j’ai découvert plus récemment, que posséder des Pléiades n’a rien à voir avec les deux catégories précédentes que je croyais délimitées par leur usage, serait-il très différent l’un de l’autre. Que nenni ! il y a des « collectionneurs » de Pléiades. Des acheteurs qui acquièrent et accumulent, qui thésaurisent, qui rangent, sans raison, pour rien. Avoir pour avoir. Sinon pourquoi en feraient-ils un jour un grand tas, après en avoir fait si peu de cas, et décideraient-ils de le céder, pour le plus grand bonheur du liquidateur et des futurs acquéreurs. Car, le seul point commun avec notre 1ère catégorie ci-dessus désignée, est l’impeccabilité des volumes, mais pour l'unique raison ici qu’ils ne furent jamais ouverts. Aussi, il ne faut pas être injuste, et même il faut les remercier. Sans eux, combien de boulimiques de la chose cérébrale et de la célèbre collection tout ensemble, se trouveraient moins bien lotis. L’occasion, la doublement bien nommée dans cette affaire, fait le pactole des inassouvis dans une nouvelle antonomase…
Voilà pourquoi je remercie ici qui m’envoya ces/ses photos :
où les Pléiades qui font tapis, furent sauvés de l’indifférence, le désintérêt intellectuel qu’ils suscitaient s’accommodant fort bien de l’intérêt pécuniaire qu’ils pouvaient représenter, la désaffection intellectuelle contre quelques billets**** … j’en entends même qui disent : ben, si tout le monde est content ! ben oui !
[merci à Luc B. Les photos sont prises "du ciel", les livres sont posés à terre]
*je garderai donc ce masculin grammatical jusqu’au bout ; **mais il apparaît que la paternité du garamond rapportée à Garamont soit légèrement différente, si l’on peut dire. Le lignage pas précisément en ligne droite, mais les lignes, si ; ***à la condition exclusive qu’il n’y ait pas d’éditions mieux armées –ce qui est toujours le cas en philosophie par exemple- et ne jamais se priver de doublons, triplets ou plus, pour croiser les appareils critiques et/ou les traductions ; ****car ceux qui cèdent leurs Pléiades ainsi en nombre, ne sont même pas toujours très gourmands, ils veulent faire de la place !!!
du fromage de tête
Qui l’eût cru –comme le lait– que le philosophe pût –non !– être fromager ? Précisons : que quelque fromage eût pu se transformer en nourriture pour l’entendement, entendez en sujet de réflexion. Et d’ailleurs, il faudrait cesser d’appeler sujet ce qui est absolument parlant, objet. Il n’y a que des objets de pensée. Lesquels nous assurent de natura mentis humanae, de la nature de l’esprit humaina.
Il y a deux malentendus irréconciliables que le sens commun aime à répéter : les philosophes ne s’occupent que d’abstraction, cela ne sert à rien, d’une part ; d’autre part, la philosophie aide à vivre mieux, tout est prétexte à philosopher, on peut même philosopher sans le savoir ! Dénoncer l’inanité de ces clichés antinomiques, arrimés à l’ignorance de ce qui fait la spécificité du travail philosophique, est épuisant. Lassant. Pénible. Tuant.b Les poncifs ressemblent à une abrasion par l’émeri. Je ne cesserai jamais de m’étonner qu’aucune autre activité humaine ne fasse l’objet d’autant de contre-usages et de contre-sens.
Mais vous reprendrez bien un peu de fromage ? Assurément, est la bonne réponse. Ici, c’est fromage et dessert. Pour vous servir. Sur le plateau que j’avance, un fromage de choix, mais il n’y a pas le choix. Camembert ou camembert. Il était si bien caché que je n’en avais ni connaissance, ni souvenance. Or c’est un péché originel pour une normande d’origine, de ne savoir pas que le fromage fétiche, chaque jour de la semaine et deux fois par jour posé comme un axiome sur la table, fut pris pour illustrer la question du réel, son détournement et son double par Clément Rosset, disparu le 27 Mars dernier. Né à Carteret, département de la Manche. Normand donc. De cette Normandie marine, qui sent bon l’iode et les embruns. L’autre terreuse, humide, brumeuse. Mais pluvieuses et venteuses toutes deux. Et mangeuses de camembert, de livarot, de Pont-l’Evêque, et de Pavé d’Auge, l’oublié de notre philosophe, que je vous recommande d’aller choisir au marché de Honfleur.
Dans L’objet singulierc : Considérons par exemple un camembert posé sur mon assiette. Il ne m’en faut pas plus pour avaler la suite, me disant que je connais cet air et ces paroles : consideremus ; exempli causa ... Là où Descartes prend un morceau de cire tiré de la ruche, Rosset prend un morceau de calendos, comme disent les indigènes. Dans un mimétisme troublant : ainsi : son aspect, sa couleur (Descartes : ejus color) ; Mais ( D : sed) cela ne m’apprend rien sur la nature spécifique ( D : quid erat igitur in ea quod tam distincte comprehendebatur ?) etc… Aussi, je laissai se détendre un peu le camembert de Rosset. Un authentique camembert se mange à cœur coulant, parole d’ornaise. Et pendant ce temps-là, la bruine bruine. Il pleuviote, contraction locale de pleuvoter et pluvioter. Il pleuviote toujours quelque part en Normandie.
Autant la chaîne des raisons cartésienne est claire et limpide, autant ce qu’écrit C.Rosset ne l’est pas quelle qu’en soit la simplicité grammaticale : Le savoir du camembert se limite à la pensée que le camembert est le camembert. Eh bien non ! ça ne passe pas ! il ne peut y avoir de savoir de ce qui n’est jamais semblable, toujours différent, changeant, variable, de ce qui fait l’objet d’appréciation, de goût et peut être soumis à des conditions différentes. Ce qui est le cas du camembert. Et d’un nombre illimité d’autres choses. Sauf à conclure que le réel non seulement est tautologique, mais qu’il l’est toujours. Ce que confirme captieusement l’emploi du mot description. Si l’on se contente de décrire le réel, le ferait-on avec des mots puissants, on n’apprend rien qu’on ne sache déjà. Il y a redondance.
Ainsi procède notre amateur de camembert. Qui parle de son aspect, sa couleur, sa pâte, son parfum et sa saveur. Descartes, pour la cire, dit sa couleur, sa figure, sa grandeur, mais a pris grand soin de préciser qu’il ne parle pas là des corps en général, mais d’un en particulier. Car on ne pense pas le particulier, on pense à quelque chose en particulier. On le voit, on le sent, on le touche, on l’entend, on l’envisage… Ça dépend, des conditions, des situations, de l’imagination… la liste est infinie et variée, comme sont infinis et variés les aspects des choses elles-mêmes infinies et variées…. Aussi toute proposition qui se prend pour une réflexion, mais qui commence par ça dépend, est une description, un passage en revue des différents cas de figure, possibilités, le recueil des éventualités, en aucun cas un raisonnement.
Et Molière, toujours en embuscade : c’est bien par vertu dormitive que l’opium fait… dormir. Aussi le camembert est bien le camembert, et même un fromage puisque le camembert est un fromage ! On tourne en rond sur le plateau. Tandis que Descartes –très antérieurement à la fabrication du premier camembert– se demande, d’un morceau de cire tiré de la ruche, qui sent encore bon le mield, à ce qu’il en reste quand on l’approche du feu, comment il se fait que la même cire demeure, alors que le témoignage de tous mes sens conjoints me dit le contraire. Deux fois, trois fois en quelques lignes de ce passage admirable, il emploie le verbe concevoir. Et en décline ses équivalents philosophiques, l’inspection de l’esprit, l’entendement seul (sola mente). Soit on se contente de voir, soit on s’exerce à concevoir. On se hisse, on se hausse au rang de concept. On quitte –on s’efforce de…– quitter le niveau des remarques, des avis, des opinions, des points de vue, des goûts, des préférences, des contingences, des tautologies, pléonasmes et autres redondances. Des descriptions. Si l’on veut réfléchir. Et l’usage du terme de concept en lieu et place d’idée, de proposition, de manière de voir, de tendance… est une douleur philosophique du quotidien.
De Descartes à Marie Harel, qui brassa le premier camembert normande il y a un dernier point de conjonction. On se souvient que René eut quelque difficulté post-mortem avec sa têtef, laquelle suivit un parcours pour le moins tracassier, mais séparée du reste de son corps, de manière sûre et certaine. Il arriva quelque chose d’un peu semblable à Marie. Du moins à sa statue, victime des bombardements américains de 1944, à Vimoutiers. Département de l’Orne. Marie était née juste à côté, et ça ne s’invente pas à…. Crouttes ! celle du camembert est dite fleurie par les professionnels. Pendant des semaines on vit, à Vimoutiers, la tête de Marie gisant à ses pieds, dit-on. Puis disparut. Si bien que pendant des années –la restauration, puis l’inauguration, tout cela nous mène en 1956, et passant par les États-Unis dans une savoureuse et longue histoire de souscription puis de réparation– pendant tout ce temps, la tête de Marie Harel n’était point sur son corps, tout statufié qu’il fût. On ne sait toujours pas, à ce jour, si celle qu’on attribue à Descartes est bien la sienne…
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
*****
a) première partie du sous-titre de la 2ème Méditation philosophique (Descartes)
b) archives, ibid. 5 nov. 2017 ; c) reprise en 1985 d’articles déjà parus en 1979, nouvelle édition augmentée, Les Éditions de Minuit ; d) qui retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Ce qui n’est plus le cas après…
e) non, non, hélas, ce n’est pas un pléonasme ! L’histoire de l’appellation est fort sinueuse. f) cf archives, ibid. 8, 10 et 14 Mai 2017
Ce gaulois était aussi de Rome
J’ai retrouvé le dernier des Romains, sans l’avoir jamais recherché. Pourtant, il n’était pas très loin. Dans une des caisses en bois avec lesquelles les bouquinistes se font les muscles en les montant et descendant de leur voiture après les avoir placées et déplacées de leur maison. Et vidées et remplies, la journée terminée. Car ce dernier Romain est finalement un homme moderne. Il connaît l’imprimerie. À moins que ce ne soit l’inverse. Voici l’histoire vraie à ma façon.
Il y a exactement cinq jours*, je relève Sidoine Apollinaire d’un sommeil un peu longuet. Mais involontairement, j’en fais le serment. Deux jours plus tard, Au dernier des Romains, petit livre à la couverture immaculée, se présente, propre sur lui, ni vraiment timide, ni tout-à-fait crâneur, à l’éventaire fort bien pourvu du libraire-de-chaque-1er-dimanche-du-mois qui propose des inconnus, des connus oubliés, des inconnus-connus en leur temps mais épuisés –d’avoir été oubliés– des qu’on s’était dit qu’on les lirait un jour, quand on aura le temps, mais on n’a jamais le temps, des qu’on ne pensait pas trouver là… Un brocanteur qui ne vend pas que des livres à des gens qui n’achètent pas que des livres, mais de l’excitation, de la joie, du bonheur d’avoir retrouvé des noms, des titres, des éditions, et aussi d’en avoir découvert** parce que ce non-commerçant est lecteur comme vous. Il échange de la lecture contre quelques piécettes.
Et le nom de l’écrivain –et je sais ce qu’une si banale expression signifie pour lui –Écoute ce que dit mon nom. (…) Regarde comme je lui ressemble. C’est ainsi que l’on devient écrivain– en lettres noires sur le fond blanc, se détache stricto sensu, fait clin d’œil lettre à lettre, fait signe : Denis Montebello.
Que pensez-vous donc que je fisse ?
Je l’ouvre, le livre. Premiers mots, première page, premier titre du premier chapitre, Namatius à son cher Sidoine. Je pense qu’on aurait pu me faire croire sur le champ que les poules ont des dents ! Sidoine, deux fois en quelques jours extrait d’un oubli multiséculaire, Sidoine accoquiné certes à Namatius, Sidoine revient. Alors j’ai lu sans cesser de lire. Et j’en ai croisé des noms et des lieux et des temps, et des mots d’avant et d’aujourd’hui. C’est cela l’écriture de Denis Montebello. Jamais de lignes droites, de routes qui connaissent leur chemin, du moins le pense-t-on et peut-être lui aussi, pas d’amarre sinon aux mots qui parlent aux mots et dérivent comme des filets pour nous attraper. Des déroulements qui sont des enroulements de ver à soie, de vers à soi, une écriture qui se façonne en cocon, se tourne et se retourne dans sa propre surprise, qui se tient au plus près, se retient au plus juste, transvase l’hexamètre dans l’alexandrin, et s’évade au large, creuse au plus profond, remet sur le métier l’ouvrage du potier ou du céramiste ou de l’archéologue, de l’antiquaire qu’il est. Du mosaïste. Pour toujours. À jamais. Qui rêve d’entendre dans un tesson, une sigillée, le chant du monde. En chaussant (les) mots des poètes, et même sans le savoir quand on est enfant. En forêt.
Le destin lui non plus ne va pas droit. Mais il va. Qui met bientôt vingt ans entre ce livre-là et l’avant-dernier*** écrit sur une brique, qui fait regarder devant en voyant en arrière, et lire dans le passé l’avenir d’autres mots. L’arabesque ne se peut qu’en revenant à soi, et se croiser.
Denis Montebello, dans ces pages d’une infinie richesse, maîtrise l’art de l’abandon. Tous les abandons. Celui, bienfaiteur et fructueux, aux mots ; celui, abondant et fertile, au savoir ; celui, inépuisable et puissant à la mémoire. Cela pour l’écrivain. Et le lecteur, il l’abandonne dans son hypothétique raisonnement, sa lecture sage et prévisible au profit d’imprévisibles chemins de traverse. Plus et mieux qu’un détour. Car la traversée en eaux libres, les yeux fermés, mène toujours quelque part. Ramène toujours là où l’on était passé, d’où l’on était parti. Comme la Tanit dénichée on ne sait où ni comment nous ramène nécessairement à Carthage la romaine ; et Au dernier des Romains**** à Sidoine.
*ce 3 Mai, article juste précédent, La véritable histoire de Damoclès ; ** mes premiers “Henri Calet” l’été dernier (cf. archives 31 Juillet 2017 ; 7 août 2017) ; *** le 21 février 2018 Ce vide lui blesse la vue et le 17 mars 2018 Le dinosaure à plume à propos de Comment écrire un livre qui fait du bien ? **** chez Fayard, 1999.
la véritable histoire de Damoclès
ne tient qu’à un crin de cheval.
Il s’en fallut d’un cheveu qu’on ne la connût point. Si Damoclès seulement eût eu un peu moins peur ou que sa peur ne l’emportât pas sur sa concupiscence. Comme quoi, trop de défauts ne nuisent pas toujours. Qu’un envieux se double d’un courtisan, l’affaire ne date pas d’hier. Mais d’avant-hier, et d’avant encore, puisque selon les sources, elle se pourrait… mythique, l’histoire de ce piège tendu par un tyran à un jaloux. Où l’on voit qu’à malin, malin et demi. Mais sans moraline puisque le nanti l’emporte sur l’avide, ayant subodoré sans doute que sa couardise serait la plus forte. Cela fait bien des faiblesses.
Denys de Syracuse n’était point un homme bon, mais un homme de biens. Et même si le mot de tyran ne désigne pas tout d’abord, en grec, un dictateur sanguinaire, mais un dirigeant exerçant le pouvoir parce qu’il s’en est saisi sans titre, sans légitimité, on comprend que l’opportunité sans la force n’est rien, et même que le souvenir de la première une fois effacé, reste et perdure la seconde pour seule condition du maintien de la toute-puissance ; elle finit même par fonder sa licéité. Machiavel l’a parfaitement compris. Platon un peu moins qui pensait jouer les conseillers du prince impunément. Bien mal lui en prit, mais c’est une autre histoire. Denys 1er, Denys l’Ancien*, est stratège, calculateur, guerrier. Diodore de Sicile** raconte comment il se fit. Il attacha à sa personne, par des discours flatteurs, des troupes soudoyées. Il faisait effrontément des passe-droits, pour avancer ceux qui lui paraissaient dévoilés à ses intentions. Entouré de caudataires. Dont notre Damoclès de réputation plus établie que son existence. On a même parlé de légende.
Qu’il s’agisse d’une fable ou d’un fait attesté, la morale de cette histoire n’est pas celle que l’on croit. N’est pas celle que l’on dit, dont on ne dit rien d’ailleurs sinon qu’il y a une épée de Damoclès à peu près partout où l’incertitude l’emporte. Qu’elle est au-dessus de la tête de qui prend un risque, qu’il y a un danger potentiel à venir, toujours plus redoutable que la certitude présente à tenir, ce qui est au principe même de toute décision !
Mais l’épée, l’épée multiséculaire, l’épée de Damoclès… n’est pas la sienne, bien sûr ! mais l'épée de Denys, le tyran de Syracuse. Et l’histoire change de sens. Il suffit de la relire. Telle que Sidoine Apollinaire la raconte dans une de ses Lettres, (II, 13) dont une traduction de 1856 décrit la scène avec une authenticité trompeuse. À un Damoclès prêt à tout pour flatter son maître, Denys propose un jeu de rôle : il n’a qu’à prendre sa place, du moins aujourd'hui, ce que l’autre s’empresse d’accepter. Sidoine Apollinaire en rajoute. Ni les tissus précieux, ni les perles et les diamants, le tapis soyeux ou le lit d’or ne nous sont épargnés. Mais d’où sort-il tous ces détails ? aussi du vin de Falerne, un des plus réputés, venu tout droit de Campanie, des fleurs, de l’encens, de la cannelle ou cinnamome, des parfums capiteux… de quoi perdre la tête,
si le glaive chutait.
L’épée, à un fil suspendu comme tout homme à la vie, quelle qu’en soit la facture. Et pour être tyran, Denys n’en était pas moins lucide, ou peut-être en raison même de sa cruauté. Son épée ne menaçait point d’un danger à venir, comme le répète à tort le poncif, mais infligeait à Damoclès une réprimande et une leçon de morale : tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute, et aussi qu’il écoute ! Damoclès pleure, prie, supplie. Est délivré, s'échappe en toute hâte, et se dérobe à ces royales délices avec l'empressement que l'on met à les rechercher. Peut-être notre Sidoine –que l’histoire religieuse fait entrer dans la liste infinie de ses sanctifiés– Saint Sidoine, fort éloigné chronologiquement de nos deux protagonistes***, et voulant commettre un récit édifiant à l’un de ses fidèles (il fut évêque aussi) peut-être voulut-il traduire une scène de la cruauté ordinaire d’un tyran de l’antiquité en sermon épistolaire à l’arrière-goût de stoïcisme hellène, n’empêche que l’épée de Denys n’était que l’œil de Damoclès, celui qui fait préférer d’un coup le désir de la médiocrité (à) la crainte des grandeurs. On peut ne pas souscrire à cette version d’un récit dont on ne sait rien, mais qu’un despote fasse la leçon à son meilleur pantin rafraîchit un peu l’histoire. J’aime imaginer Damoclès prenant ses jambes à son cou de peur que le fil d’une épée ne le lui tranche…
* [431-367]auquel je ne pardonnerai jamais d’avoir détruit Motyé ; ** [1er avt JC] dans son irremplaçable Bibliothèque historique, ici Livre XIII, chap 91 et sqq ; ***Vème siècle de notre ère.