inactualités et acribies

l'abus de sport est aussi abus de langage

27 Juin 2018 , Rédigé par pascale

   Il y a une différence radicale, historique même, entre les jeux antiques et le sport moderne, invention spécifique où les catégories de rendements, records et compétitions dominent. D’évidence, les préjugés, les clichés, les poncifs, les lieux communs, les images et la représentation de l’Antiquité grecque, accompagnent tout ce que nous croyons lui devoir, nourrissant contre-sens, phantasmes et/ou hors sujets.

    Le degré d’acceptation de la violence et de la brutalité dans les exercices physiques et les Jeux antiques trouve son explication dans la faiblesse, voire l’absence de contrôle institutionnel de la violence générale, disons la violence politiquement acceptée, dans les États et Cités antiques, pour lesquels la guerre n’est ni une exception, ni la solution dernière, ni un choix détestable quand tout le reste a échoué. On oublie qu’il faut une certaine pacification des luttes sociales et politiques pour que puissent naître des compétitions elles-mêmes pacifiques. Ce qui ne veut pas dire sans combat, ni affrontement, mais dans un certain affaiblissement pulsionnel, un abandon officiel de leur caractère brutal au profit de règlements sophistiqués, euphémiques. On aimerait croire que les compétitions antiques permettaient l’exposition comme spectacle d’un idéal et d’une éthique dont nous aurions hérités au même titre que la rationalité philosophique et/ou mathématique : Platon, Pythagore et… Olympie ! alors qu’il s’agit en premier lieu d’affrontements guerriers ou rituels. Et mille ans qui défilent dans les textes, la statuaire, les sites archéologiques, les objets, vases et autres céramiques, l’iconographie en général. Mille ans ! voilà peut-être la première ignorance à laquelle il faudra bien faire un sort.*

     On oublie aussi un peu facilement –mais Norbert Eliasi nous le rappelle- que nos organisations étatiques ont considérablement abaissé le seuil de tolérance de la violence physique acceptable entre citoyens, tandis que son niveau très élevé dans les cités grecques, était non seulement banalisé mais admis comme réjouissance publique. Aussi, contrairement aux pratiques modernes, les jeux et exercices physiques de l’Antiquité n’étaient pas feints. Aujourd’hui, la sophistication des règlements, des installations et des accessoires –sans parler des enjeux non sportifs–  en font des combats ou des affrontements mimétiques. Là où le sportif moderne donne une représentation fictive le « sportif » antique ne joue pas, même dans le cadre d’un spectacle civique, il y va de sa formation de soldat, de son honneur, de celui de sa cité, de sa famille, de sa lignée, et de l’ensemble des forces que la cité pouvait engager dans une lutte guerrière. La différence est radicale dans ce qu’il convient d’appeler la « mise en danger » ou le degré de « souffrance » par exemple, voués dans l’Antiquité à préparer des combattants véritables. On ne fait pas semblant ! de nos jours, les règlements et autres instructions officielles ont force de loi, tandis que les antiques pratiques se contentent de la loi du plus fort. Pour vaincre son adversaire au pancrace, il faut lui tordre les doigts, impossible alors pour le vaincu de retourner au combat. On ne s’embarrasse pas d’interdits, de prises déloyales et autres traitrises… Pas de distinction entre catégories de poids pour les boxeurs par exemple, et si les mains sont protégées de gants de cuir, celui-ci est si dur et épais, et ses bords si tranchants, que ladite protection devient elle-même une nouvelle arme. Car lutte, boxe, pancrace, ont bel et bien été inventés « à cause de leur utilité pour la guerre » affirme Philostrate. Que fait-on une fois les lances et les épées brisées, demande-t-il avec un certain bon sens ? reste à lutter à mains nues et vaincre en un seul roundii Revenant aux temps anciens qu’il préfère, -il vit, rappelons-le, entre la fin du IIème et le début du IIIème siècle de notre ère-  le même affirme que la force est le maître mot. C’est elle qu’il faut entretenir, exercer et développer, par les moyens les plus frustres parfois, -courir contre des chevaux ou des lièvres, redresser d’épaisses plaques de fer, s’atteler à des chars avec de robustes bœufs, prendre des lions ou des taureaux sur son cou. Nous sommes dans un monde de semi-héros. Ces entraînements « à la dure » qui n’oubliaient pas les bains dans les rivières, les couchers sur de simples peaux, les aliments frustres, font plus penser à des opérations de survie qu’à des exercices sportifs. Et l’auteur d’affirmer que ces anciens athlètes « faisaient de la guerre un exercice pour la gymnastique, et de la gymnastique un exercice pour la guerre. »

     Disons que le ‘sport’ dans l’Antiquité grecque en général, et l’olympique en particulier, est devenu mythe au sens barthésieniii du terme, parce qu’il participe pour nous, non d’une connaissance véritablement précise,  mais d’une parole que l’on (se) raconte et transmet,  dans une histoire affaiblie, en marge de l’Histoire propre. Rendu « à l’état de parole »  le réel est passé, pas au sens de passage, mais au sens de lavage, de lessivage, de décoloration. Ce qu’on en dit est une déperdition, ce qu’on dit qu’on sait, qui se fige et s’immobilise comme patrimoine intouchable,  alors qu’il a été grandement altéré par cette transmission imprécisée et surtout détextualisée. C’est le principe même de toute doxa, de tout cliché, de tout lieu commun. Et du mythe, pour Roland Barthes, qui, se constituant dans une « matière déjà travaillée » permet une communication appropriée, et même appropriante, –que l’on a fait sienne– préférant à l’objet lui-même,  ce qu’on a à en dire, ce qu’on désire lui faire dire. Ainsi  il y a une sémiologie du mythe : il fait sens bien plus qu’il n’a de sens. Une idéologie, l’arrivée dans un discours, une doxa, conjuguées au présent, d’un sujet du passé qui se croit autorisé à se présenter, et à re-présenter, en le rendant pourtant de facto illégitime, l’idéal olympique, ou le ‘sport’ dans l’Antiquité, (qui pourtant n’existent pas) comme archétypes de la grandeur et de l’honneur du sport comme activités contemporaines à caractère collectif et dimension sociale ! Étonnantes, à cet égard, les formulations d’autant plus emphatiques qu’elles sont officielles et planétaires, sur la valeur de la « fraternité entre les peuples », alors que rien, dans les jeux sportifs de la Grèce antique ne permet une telle expression. Il faut, pour cela, une double opération contradictoire dans son principe : compter sur la force de l’immémoire collective pour mieux affirmer de quoi on se réclame !

    Des gouvernants et leurs ministres, d’anciens champions internationaux ou entraîneurs célébrés pour rien, des joueurs-vedettes, vendent et vantent des croyances de pacotille, sur la paix ou l’égalité par le sport. Perpétuer coûte que coûte un discours bienveillant, pour « retrouver » les valeurs de la Grèce antique, qui-nous-a-tout-appris, y compris le ‘sport’, que nous avions honteusement oublié jusqu’à l’aube du XXème siècle** ! La pratique du ‘sport’ pour les Grecs anciens est devenue une « image à disposition »iv une marque déposée. Voilà sa dimension mythique, d’autant que les représentants des États usent de la sémantique la plus émoussée pour en nier les aspérités, les défauts, les vices. Les discours institutionnels, relayés par le discours commun, vide de tout reproche, porteur de tous les espoirs, de tous les saluts. Seule une connaissance précise, ou une prudence intelligente, une épochè respectueuse des savoirs peut nous mettre à l’abri de cette mythification-là, en vue d’une démystification. Il faut, selon Barthes, parler excessivement du réel, en fuyant la dimension magique de tout alibi pseudo-historique, asséné comme autant de formules dogmatiques, de celles qui font croire que la grandeur du ‘sport’ viendrait  de la Grèce antique la plus élégante, savante et raffinée ! En évitant le piège de mythifier les mythes, nous accéderons peut-être, ou nous accèderons sûrement, à une lecture authentiquement critique de notre réalité.

 

* On estime la date de 776 avant J-C comme marquant le début des compétitions (avec la course à pied) et qu’un coup véritablement fatal leur sera porté en 393 après J-C, quand, avec l’abandon des rites et lieux de cultes païens par un édit de Théodose Ier influencé par l’évêque de Milan, Ambroise, les Jeux dits Olympiques, éclos d’une spiritualité mythique et d’une mystique polythéiste, disparaissent par l’effet de la spiritualité chrétienne. Ce n’est pas tant d’ailleurs les pratiques sportives qui gênent, que cette double origine païenne et polythéiste. - ** même difficulté pour  la démocratie, dont il faudra bien réviser aussi la dimension mythique

i - Norbert Elias, in  Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris, Fayard, 1994 – ii Philostrate, de la gymnastique, 11 – iii Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957 – iv ibidem

 

Le règlement 1379/2013 de la DGCCRF,

24 Juin 2018 , Rédigé par pascale

 

aurait tout pour séduire. Non, aurait pu nous séduire. Non, est une fausse bonne idée, pour le dire comme les éditorialistes jamais en mal de poncifs ni de clichés. Et puis d’abord, que vient faire, ici, un règlement 1379/2013 ? Vous l’allez voir : acribique, il l’est, et même inactuel, d’une certaine façon, bien qu’il fût porté à ma connaissance par un fait divers récent,

qui prétend qu’il est dorénavant obligatoire de sous-titrer le français d’aujourd’hui, et même le marseillais, en latin. Qu’au bord de Mare nostrum il importe de savoir que la rascasse s’appelle tout simplement  Trachyscorpia cristulata echinata. Il suffisait de le dire !

quand j’apprends que désormais, est passible de verbalisation tout manquement à la réglementation européenne qui demande d’ “indiquer le nom de l’espèce en latin” ; que ladite menace n’est pas demeurée lettre morte, il y a peu, sur le Vieux-Port de Massilia ; qu’à présent les poissonnières vendent du sar commun, sous le nom de  Diplodus sargus sargus, et de la dorade, sparus aurata où je comprends qu’il s’agit de la dorée, la dorade dorée, mais ignore s’il faut l’orthographier daurade, ce pourrait faire plus joli pour ces messieurs des règlements de l’étiquetage, une daurade aurata ; quand j’apprends que le latin est redevenu la langue de l’Europe, j’ai soupiré d’aise ; mais juste pour le poisson, j’ai soupiré de mésaise.

La nouvelle réglementation, exige certainement cette inactualité linguistique pour préserver l’acribie  ichtyologique, et qu’on ne nous fasse pas nommer Wanda un poisson à l’air louche, ou confondre  morue et  Saint-Pierre ; le texte stipule que toutes les espèces d'un même genre peuvent être désignées sous la même dénomination commerciale, le nom latin de l'espèce doit cependant être indiqué sur l'étiquetage conformément au règlement. Bon, mais qu’est-ce qu’un nom d’espèce ? on nage en pleine confusion. Aussi appelons-en aux spécialistes. J’ai sous la main un certain Pierre Belon, authentiquement né sous ce patronyme ostréicole vers 1517 dans la Sarthe, et mort assassiné 47ans plus tard dans le Bois de Boulogne. Auteur reconnu d’un ouvrage d’Anatomie comparée sur des estranges Poissons marins, mais grand connaisseur aussi des Conifères, et des Oiseaux. Et son contemporain, Rondelet, spécialisé dans l’identification des poissons méditerranéens. Ces livres parus dans les années 50 du XVIème siècle ont-ils été consultés par nos sages technocrates afin d’aider toutes les poissonnières et tous les poissonniers de toutes les côtes littorales européennes et de toutes les criées et de tous les marchés et tous les magasins,  dans la mise en conformité d’un des décrets à la consommation les plus passionnants du moment, puisqu’il précise qu’en l’absence du nom latin, non seulement le contrevenant doit payer une amende, mais son achalandage est saisi et détruit. Sans le latin, le poisson n’est pas sain…

ce qui fut fait, il y a quelques jours, à Marseille, et ce n’est ni tarasconnade, ni galéjade, ni poisson d’avril à manger en  filets froids à la vinaigrette*, … qui l’eût cru, qu’à l’heure de l’anglobal, du congelé pané, des menus végétariens, et des océans pollués par des montagnes de plastique, on exigeât que le latin couchât ses italiques contre les flans argentés des poissons ?

mais pourquoi vouloir seulement écrire les noms latins,  il les faut dire, harponner le client dans la langue de Cicéron, s’il n’a lu l’étiquette, et même s’il l’a lue, la lui chanter, la lui criailler ; s’époumoner, s’égosiller en latinisant, vanter sa marchandise, mener le chaland en bateau ! ah ! comme le marchéage sera  beau.

 

*F.Ponge

Exercice d’admiration, aux défauts achevés et assumés.

17 Juin 2018 , Rédigé par pascale

     Souvent, pour ne pas dire toujours, je vérifie qu’une lecture enthousiasmée d’essais ou de travaux spécialisés, est due, au fond, à deux raisons : soit on y retrouve ses propres convictions intellectuelles, construites de haute lutte, et l’on se sent porté, transporté, chaque page tournée comme une occasion de dire, tu ne me chercherais point, si tu ne m’avais déjà trouvé, très immodeste manière de réaliser qu’il faut des épaules de géant, pour que les nains que nous sommes puissent voir mieux et plus loin ; soit, on découvre une terra incognita laquelle, d’un coup, nous enveloppe dans sa toile. Le plus souvent première chronologiquement, celle-ci ouvre toutes les promesses de l’autre. Ainsi assemble-t-on des matériaux, qui par la loi inexplicable des rencontres, des entêtements, des coudoiements  –nous parlons de pensées, de réflexions, de recherches, d’intellectuels n’est-ce pas ?–  finissent par organiser autour de soi un prisme, (peut-être deux ou trois, pas plus, cela friserait l’incohérence) une lunette, voire une lorgnette, par lesquels on aime tout faire entrer ou presque. La métaphore figée tombe sous les doigts, on dessine alors une vision du monde.

     Ce que je tente de formuler ainsi en préambule, je l’ai ressenti très fortement en lisant le magistral Res publica de Claudia Moatti*. Et parce qu’il est hors de question d’en faire recension –admiration et effacement l’imposent– je vais faire bien pire, tâcher de dire pourquoi, pour moi, ce livre est inévitable à qui se sent un peu chez soi dans la Rome antique, et en philosophie politique. C’est d’ailleurs par cette porte là, que je suis passée, il y en a d’autres, elles me sont plus étroites.

     Les Romains ne savaient pas qu’ils vivaient dans une « république ». Et voilà comment le prisme évoqué plus haut, apparaît, lumineux, évident. Un flagrant délit de clarté. Qui justifie, dans l’instant pressant et insistant,  les centaines de pages à suivre. À lire à petits pas, ce n’est ni une balade, ni un ballet. Mais à couper le souffle, à rester le souffle court, chaque page dans un recueillement fébrile. Et chaque chapitre. Clarté du projet, de l’exposition, de la démonstration, dans un continent de références, de repères, de citations, dont les plus aguerris se régaleront, et que les autres picoreront.

     Dès les premières lignes de l’Introduction, je suis conquise. Il me suffit de quelques noms, il me suffit même d’une demi-phrase en note**, pour comprendre que je vais cheminer en compagnonnage d’œuvres et de noms qui ne m’ont jamais quittée. Mais pas seulement. Le point de vue, au sens topographique du terme, sans ambiguïté, formulé avec la plus grande force tranquille, annonce une lecture passionnante : Claudia Moatti va s’employer à écoute(r) la langue pour connaître les actes de langage. Jubilation ! Une réflexion de philosophie politique menée par le bout du nez de l’histoire et qui tire l’oreille des mots pour mieux en poser le sens et ainsi comprendre, nous faire comprendre, ce que par paresse ou par circonstances, nous croyons d’autant mieux connaître que nous l’employons aujourd’hui sans précaution et même avec une certaine bouffissure. Res publica. Non point la République, mais la Chose publique.

     Et puis, maintenant que je suis définitivement perdue pour l’objectivité, que je le revendique, quaecum ita sint (…) perge quo coepisti, autrement dit et à quelque chose près, j’enfonce le clou… Car si d’aucuns confondent objectivité et neutralité, ils ont tort, mais je vais momentanément leur donner raison, je ne suis ni neutre, ni objective dans ce que je retiens. Deux cas plutôt qu’un : Machiavel m’a toujours été d’un commerce agréable, lu et relu sans fin, en italien, en français, et la littérature philosophique afférente. Enseigné aussi. Mais enfin, enfin ! ce livre établit clairement, définitivement, que Machiavel n’est point machiavélique parce qu’il a compris le génie institutionnel de Rome ; et comment Rousseau, si bon lecteur d’Aristote par ailleurs***, a pu dire en toute vérité que le Traité du Florentin, Le Prince, Il Principe, est d’un « républicain ». Voilà pour le premier cas, fort discret dans le livre, il est double, mais ne fait qu’un, rapporté aux conséquences en philosophie politique moderne, de la connaissance de l’histoire politique de l’antiquité romaine. Le second est tout entier dans la proposition de travail, le parti qui est pris, l’intentionnelle lumière qui dirigera l’ensemble de la réflexion et des recherches : à partir de l’étude du langage romain de la politique. Et parole fut tenue, ô combien ! page après page, chapitre après chapitre, mention spéciale, si j’ose, pour les (longs) paragraphes en conclusion de chacun d’eux.

     Je n’ai jamais su, et n’hésite pas à le répéter, résumer un livre, c’est-à-dire ici, faire du petit avec du grand,  du court avec du long. Du fractal en somme. Je ne vais pas m’y mettre. J’ai promis la partialité. Mais surtout je mesure la présomption à juger d’un travail de recherche immensément spécialisé pour lequel les titres universitaires, la reconnaissance internationale, la liste des œuvres et des articles de l’auteur, parlent suffisamment. Que tous ceux qui aiment les généralités passent leur chemin****,  que tous ceux qui veulent se frotter à une exigence intellectuelle de haut vol, osent.

     On se prend à maudire tout ce qui, dans l’organisation récente passée et future de l’Éducation Nationale ne permettra plus cela : la lecture par les générations d’étudiants à venir de ce que des maîtres à venir aussi, ne pourront peut-être plus écrire. C’est une conséquence inattendue (et fugitive… quoique…) pour moi, de ce livre immense.

 

 

*Res publica, Claudia Moatti, Fayard, 467p. Avril 2018. ** "la tradition aristotélicienne, transmise par Machiavel"... me suis fait plaisir, il y a peu, auprès d’étudiants de philosophie à établir cette transmission. ***Aristote, si souvent référencé dans ces pages, au prisme duquel je me suis frottée en enseignant Politiques. Ou comment de la Grèce à Rome, il n’y a pas de parenté sur cette question. ****ici, 40 pages de bibliographie ; et des notes, en bas de page, millimétrées, au cordeau, en latin, quand le français n’y va pas.

 

petite suite (musicale)

14 Juin 2018 , Rédigé par pascale

 

Je reviens. Ce que je dis de la musique est trop dru, trop serré. J’en connais la raison : une rumination qui ne m’a jamais lâchée, pour autant que je m’y applique. Et, naviguant dans mon propre bocal, j’ai commis l’impardonnable erreur de l’empressement. L’affectueuse et attentive lecture d’un ami me fait y revenir.

J’aime la musique, je l’ai toujours aimée. J’en connais l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, un peu -pas autant que je voudrais- la littérature, je veux dire les œuvres, comme on le dit d’un corpus qui fait autorité, n’oubliant jamais ce que ce mot doit aux auteurs, à ceux qui créent, forcent le respect. J’en ai pratiqué le difficile apprentissage. A ce jour, je l’écoute. L’analogie avec la chose écrite n’est pas totalement hasardeuse. Elle a l’avantage de renvoyer à un ensemble plus fréquenté, plus connu, elle a l’inconvénient d’être, à un moment, inappropriée ; je vais y succomber quand même un peu. Et revenir sur le point suivant : que la musique n’a a priori* rien à dire, au sens très précis où elle ne délivre ni idées, ni messages, ni significations ;  qu’il faudrait, opération fort délicate, la détacher, la décoller, de cette mauvaise « fonction » qu’on lui prête, de ce lieu commun, de ce pré-jugé. Du moins si l’on s’engage sur la voie étroite du raisonnement, cette folle audace -pléonasme- par laquelle on prétend que l’esprit humain est en capacité de se saisir de ce qui se présente, et en faire un objet de réflexion parce qu’il est un sujet pensant. Ce qui n’a jamais signifié que tout est réductible à la rationalité, loin s’en faut, mais que l’illusion chosiste du monde ne peut suffire. D’autant qu’à propos de la musique, on constate rapidement une contradiction répandue à l’envi : la musique est un réceptacle pour nos états d’âme ; elle est la même pour tous. Ce qui ne peut…. s’accorder.

Comment démêler les fils, désembrouiller les pinceaux, remettre la baguette dans le bon sens ? sans attenter au plaisir légitime, à l’extase, à la fascination, ajoute le petit futé au fond de la classe, qui depuis, s’est procuré Clément Rosset, lequel n’a pas toutes mes faveurs**,  mais juste des formules auxquelles le poisson-que-je-suis-tournant-dans-son-bocal, souscrit, au nom de leur efficacité. Pas mieux ! reprend le déluré malicieux… Pour exemple, la musique ne se réfère pas à une réalité extérieure. Comment a-t-on juste oublié de le dire : elle n’imite rien, elle ne se rapporte à rien. Sinon à ce qu’on veut soi-même y mettre, et qui l’anéantit, la néantise, comme musique à ce moment-là, au profit d’une satisfaction qu’on peut, qu’on aurait pu trouver ailleurs ou autrement. On se sert d’elle. On la plie à son usage. Lequel n’est ni outrageant, ni malvenu, ni coupable, bien entendu, mais tout simplement hors-sujet, dans tous les sens du terme. D’abord parce qu’en se déportant de soi à autre chose que soi (la musique) on élabore, et se conforte dans, une illusion majeure ; ensuite parce qu’en privilégiant la subjectivité des impressions -qui est le contraire de la subjectivité pensante- on manque la musique elle-même par une excessive attention à soi. Et je redis au sac à malices qui fait semblant de ne pas écouter, et avant même qu’il ne tente toute réprobation, qu’il ne s’agit de rien d’autre ici que de faire ses griffes sur une question qu’il aurait suffi de ne pas se poser….

J’ai renâclé avant de sortir Jankélévitch. Je pouvais craindre qu’on me le reprochât. Qu’à cela ne tienne ! Janké, comme on dit, est là devant moi. La musique et l’ineffable, le titre aurait pu suffire : de la musique on ne peut rien dire. Mais le philosophe, et même (et surtout ?) le métaphysicien bavard veut comprendre ce rien. Et ne le peut qu’en construisant un discours. Exit la fonction morale -ouf !- et la rationnelle. Tout va bien. Exit la mystique, la messagère. Exit les arrière-pensées et les arrière-intentions. Mais aussi l’hermétisme. Et l’anagogique. Parce que la musique ne signifie rien…. Sourires du poisson qui tourne en rond dans son bocal. Mais sait qu’il avance. Jankélévitch concède que nous sommes soumis à toutes les/ces tentations parce que la musique est d’une docilité complaisante à tout psychologisme, et même à tout. Disons-le tout net. Sans jamais oublier que c’est à des architectures des plus précises et des règles des plus complexes que nous devons d’être dans le saisissement. Fulgurance de la rencontre d’une objectité  irrécusable et d’un être singulier ; ainsi de l’alexandrin parfait et de son pouvoir irraisonné de bouleversement ; ainsi du Fa dièse mineur comme outil et technique d’écriture, et le 1er Concerto pour piano de Rachmaninov ; alors, la ποίησις, poíêsis aristotélicienne est rendue à sa double et indissociable signification originelle : fabrication et même production, et création. Ré mineur, ses règles et ses contraintes mais le Requiem de Fauré.

Jankélévitch a donc bien raison de dire que nous sommes dupes de nos préjugés expressionnistes. Que ne l’ai-je formulé ainsi plus tôt ? c’eût été plus facile, peut-être, de faire comprendre que non solum la musique s’en trouve appauvrie, étrécie, sed etiam dénaturée. Cause de sa propre cause, effet de soi-même, l’aséité de la musique frappe d’évidence maintenant. Et bien plus et bien mieux que l’indicible ou l’ineffable, mieux vaut un apophatique inépuisable discours, comme l’objet musical lui-même. Comme objet de pensée, et comme objet réel, il im-pose, au sens exactement contraire de ex-pose, tient en lui et doit retenir en lui, une absence de mots qui n’est pas un vide, ni une cessation, mais une suspension, épochè, un silence,  au sens… musical du terme, une pause, une demi-pause, un soupir, sans quoi aucune musique n’est possible, aucune partition n’est jouée, aucune note ne va de l’une à l’autre.

La musique porte en elle une nécessaire indifférence aux bruits du monde. Aux bruits des gens. Aux bruits des mots et  du cliquetis du prêt-à-dire. et aussi, et d'abord aux bruits de soi. Probablement est-ce là la limite de la réflexion. Mais pour le savoir, encore fallait-il s’y frotter. Ce n’est pas si facile.

 

* qui signifie, en philosophie, et chez Kant en particulier, hors les données de l'expérience, ici, avant toute expérience, et définitivement.**du fromage de tête, ibidem, 12 mai 2018.

Schubert, sonata in D major D 850

11 Juin 2018 , Rédigé par pascale

La musique est-elle un objet ? non bien sûr puisqu’elle ne représente rien répond Clément Rosset, qui partage l’affirmation avec le plus grand nombre, y compris non mélomane, elle n’est pas représentative. Mais alors lance le petit futé au fond de la classe, qui n’écoute pas mais auquel  rien n’échappe, a-t-elle un objet ? évitant, mais pas pour longtemps, les poncifs de ses petits camarades : la musique exprime nos émotions, nos sentiments….et bla et bla et bla…. Mais si elle a un objet, alors elle a un but, une fin, une fonction, elle existe pour quelque chose qui n’est pas elle. Servant à quelque chose, elle sert quelque chose. Bien vu, le petit futé. Il faut juste parfaire l’expression, développer, préciser…

Cela fait longtemps que je remets à plus tard, à jamais, une réflexion à propos de la musique, dont je ne me souviens pas qu’elle se soit absentée de mes âges ; mais, raisonner sur ce qui se perçoit, ce qui est perceptible, αίσθητικός, aisthêtikós, et, par nature donc, échappe à l’entendement est oxymorique d’emblée. Ce qui touche les sens -l’ouïe ici- ne peut entrer en logique, ne peut être compris, ne parle pas à l’intellect, ne serait pas, en ce sens, objet philosophique, en vertu de l’irréductibilité des choses sensibles, variées, multiples, aux catégories du logos. À moins d’y être ramenées, terme parfaitement inadéquat, cette réduction, serait plutôt une  subsumption,  une élévation du particulier à l’universel, des musiques particulières à une absolue musique, dont la conception -la formulation par concept- assurerait de facto l’efficacité intelligible. Mais, à l’inverse, il n’est pas si facile d’expliquer que l’art, en général, n’est pas fait pour… pour être compris, pour transmettre un message, ni même pour être beau*…  a fortiori  la musique, dont on aime qu’elle soit le support de nos états d’âme, et pour les plus curieux, qu’elle confirme les commentaires qui l’accompagnent après coup, voire les propositions que les compositeurs eux-mêmes ont parfois formulées.

La tâche est rude. Le plus difficile, et peut-être la seule possibilité, reste d’évacuer clichés, et idées reçues, -après tout n’est-ce pas le sens même de la démarche philosophique-  d’établir que rien ne permet de donner une, ou plusieurs explications, mais le faisant,  on dit de la musique ce qui peut être dit de bien d’autres choses,  ce qui n’est pas spécifique, on n’a rien dit d’elle, mais beaucoup de soi. Qu’une bonne soirée entre amis, qu’un médicament contre la céphalée, qu’un vieux Cognac hors d’âge peuvent apporter le calme, le bien-être comme… et là chacun mettra ce qu’il veut, ce qu’il connaît, ce qu’il aime, Mozart, Schubert, Arvo Pärt, Messiaen, le piano, le violoncelle, la musique romantique, la contemporaine. Qu’il soit bien entendu que nous parlons ici de musique classique. Et multiplier ainsi les propositions. Il est si tentant de demander à la musique qu’elle participe à notre bien-être et confirmer chaque fois dans un élan irrépressible que c’est parce que c’est beau que cela nous plaît. Sans jamais avoir songé à inverser la formule : ne serait-ce pas parce que cela nous plaît que nous le trouvons beau…. Clément Rosset, qui écrit là une analyse remarquable affirme : La musique n’est ni vraie ni belle. Alors que le petit futé du fond de la classe est retourné à ses méditations solitaires, les autres s’agitent… pensant qu’une affirmation n’est valide que si elle s’accorde à leurs intuitions habituelles. Voire à leurs pratiques courantes. Et croyant qu’il suffit pour réfléchir de décrire des situations, alors qu’il faut s’en détacher.

Bon, calmons un peu les esprits échauffés. Nul ne dit, -et surtout nul n’interdit, voilà, ça va mieux ?- qu’il ne faut pas faire de la musique un objet de réception aux émotions du sujet que nous sommes. Mais alors, on sort du champ du raisonnement, dans lequel on croit pourtant entrer, par ce qui lui est étranger, puisque la musique ne peut se laisser représenter, ni se prêter à une adjudication intellectuelle ou esthétique, dit encore C. Rosset, encore moins à un rapt émotionnel ou sentimental avec lequel elle n’a rien à voir.

Pourtant, si elle ne représente rien, -aucun rapport d’aucune sorte, imitation, analogie, référence avec le réel, elle est son propre réel, qui annule, annihile, néantise toute extériorité, toute hétérogénéité. Son anormale teneur en réel est toujours autosuffisante, elle oblige à une attention de contact de laquelle les distractions, au sens pascalien de divertissement, extérieures, hétérogènes, le monde qu’on porte en soi et dont on se défait difficilement, doivent être chassées. Effacées. Qui ne le fait, ou qui n’y parvient, n’est ni en faute, ni en crime, ni ne doit battre sa coulpe. Mais profite en quelque sorte de la musique pour infirmer ou confirmer le réel, -ordinaire- les sentiments qu’il peut occasionner, les mots qui essaient de le traduire. Pour supporter des peines ou confirmer des réjouissances. Elle sert d’intermédiaire, d’entremise. Elle est assujettie à ce qu’elle n’est pas. Essence et existence qui en elles ne font qu’un, se détachent alors pour servir, être asservie à des connotations psychologiques, accidentelles, variant avec les circonstances et l’humeur, alors qu’une partition, fait pertinemment remarquer C.Rosset, en est absolument indépendante, et a une valeur stable, dit-il.

Ce que l’on « demande » à la musique ou qu’on dit trouver en elle, -mais à la poésie, à la peinture- …. ne devrait, en toute rigueur, ne pas pouvoir être trouvé ailleurs justement. Si les critiques hégéliennes permettent d’aborder cette irréductibilité, c’est l’analyse kantienne de l’originalité absolue du jugement esthétique, -l’affirmation c’est beau -qui passe exclusivement par les œuvres de génie- qui fait une proposition intellectuellement impeccable : bien souvent, il faut reconnaitre que nous confondons « j’aime » avec « c’est beau » ; alors d’une part, j’avance ma subjectivité, mes goûts personnels et  d’autre part, j’émets un jugement esthétique. Seul le second est porteur d’universalité, qui n’a rien à voir avec l’unanimité, mais qui rend possible l’accord du jugement de plusieurs subjectivités pourtant irréductibles. Freud le dira en des termes et sur un registre totalement différents, mais qui ne fracasse pas ce qui précède : certes, nous ne sommes pas tous  artistes, mais par la compensation sublimatoire, l’artiste « résout » de manière particulière  des difficultés inconscientes finalement semblables. C’est pourquoi le spectateur, l’amateur au sens noble, capte ce que seul l’artiste, par ses dons, ses talents, peut traduire, in-former dans un objet, une œuvre musicale pour nous ici. Kant formule, pour le dire, l’étonnant paradoxe d’universalité subjective : la coïncidence de deux dimensions par ailleurs et dans tous les autres cas, absolument contradictoires, pour le moins injoignables. Le public, si hétérogène qu’il soit, si éparpillé que soient ses connaissances, ses goûts, sa formation, son éducation… arrive cependant à une forme d’adhésion, d’acquiescement, d’affinité  sur les œuvres de génie. Mieux, c’est parce qu’elles sont de génie que ces œuvres le permettent.

C’est toujours  à Kant que l’on doit l’explication fine du caractère si particulier de la relation de l’homme à l’œuvre d’art. Pour préserver l’art de toute appropriation non esthétique, il faut que tout intérêt de quel qu’ordre, en soit exclu. On ne peut donc apprécier l’œuvre d’art parce qu’elle serait bonne, conforme à des lois morales, ou des lois logiques, ou des savoirs, si utiles dans d’autres domaines. Plus simplement, mais gardant le point de vue kantien, aimer la Sonate D major D 850 de Schubert, parce qu’elle apaise  et permet d’oublier ses soucis, ce n’est pas aimer l’œuvre pour elle-même, mais bien pour ce qu’elle nous apporte. Et si l’on apprécie une œuvre pour les connaissances qu’on peut y mettre, ou en retirer, cela procède de la même faiblesse, de la même infirmité, parce que les œuvres de génie, dit encore Kant, sont des objets si particuliers que leur existence est toujours suffisante, leur finalité, sans finalité. Et la relation subjective à cet objet, musical ici, est unique. Elle est gratuite, Kant dit désintéressée. Sans le moindre rapport avec ce qu’elle n’est pas. Elle n’est l’écho d’aucune réalité autre qu’elle-même, ajoute C.Rosset.

Je remercie Frédéric et Françoise, mélomanes de très haute volée, de m’avoir, sans le savoir ni l’avoir voulu, forcé la main et un peu le cerveau à écrire ces lignes, bien insuffisantes, mais qui m’habitent depuis très longtemps. J’ai bien conscience qu’il me faudrait, faudra ? préciser encore, et encore. Ce n’est qu’un début.

 

*oui, je sais c’est in-ouï…. j’y reviendrai.

Re-voilà Dionysos, le renversant.

7 Juin 2018 , Rédigé par pascale

    Dans la Grèce antique et lointaine, la religion, à proprement parler le culte rendu aux dieux, a une fonction civique, par laquelle les individus s’intègrent à l’ordre et s’y ajustent,  –Jean-Pierre Vernant le montre si bien– sauf l’exception immense et paradoxale : le dionysisme. Immense parce que répandu dans toute la Grèce,  paradoxal parce que parfaitement accepté, et même intégré, comme un temps de rupture dans l’organisation de la cité, autorisé et consenti par l’ordre au désordre, sous plusieurs aspects, dont celui, excusez du peu, d’être une affaire de femmes.

     On ne peut pas dire qu’en Grèce d’alors, les femmes aient eu une place de choix dans la vie politique –toujours ce terme en sa dimension étymologique complexe. Elles ne peuvent être aux affaires, et même si elles sont libres, comme dans la jeune et brève démocratie athénienne, elles ne sont pas citoyens. Le culte de Dionysos va pourtant leur donner un rôle de choix dans l’expérience religieuse et mystique du renversement et de l’affranchissement de toutes les limites et barrières. La tempérance – sophrosúnê, σωφροσύνη– vertu grecque par excellence, quelque chose comme la maîtrise de soi, y vole en éclat au profit d’un  délire et d’une folie venus de ce dieu lui-même fou et délirant. Une expérience de la limite, du paroxysme. Le contraire d’un rapport intime et secret avec la divinité –que d’ailleurs le polythéisme grec en général ne connaît pas. Une proximité étroite avec la possession en revanche, ou la dépossession de soi, voire l’étrangeté. On y parvient dans et par des pratiques collectives –danses, chants, cris, courses errantes, sauts, et usages du vin [le même verbe grec dit le vin qui jaillit de la jarre et le bondissement, λλομαι]. Tout cela est le fait de Dionysos, le fait du dieu. Les femmes en cortèges bachiques –les Ménades- sont-elles prises par le vin, ou prises par le dieu ? « Le Ménadisme est chose féminine » dit L. Gernet un spécialiste.

     Dans l’Athènes démocratique où ces/ses fêtes sont traditionnelles, Dionysos arrache les femmes à leur rôle d’épouses et à leurs maisons, leur donnant ipso facto mauvaise réputation, culbutant et retournant l’ordre des choses : elles font le chemin inverse qui a mené de la « sauvagerie à la civilisation ». Athènes la masculine, la patriarcale, la cité normée par des mâles, se fait féminine et matriarcale, le temps des fêtes, dans une modalité indiscutée, Athènes contredite par une sorte de décret populaire où -nouveau renversement- ayant déserté le foyer conjugal, les femmes s’unissent à Dionysos dans le rituel sacré et secret, initiatique même, de l’ « Étable aux Bœufs », non loin du sanctuaire « au Marais », alors que les hommes boivent seuls et en silence, s’enivrant avec leur propre gobelet, et non  la coupe commune qui tourne, selon l’habitude.

     Alors, le dieu entre dans la Cité par la mer. A la tête du peuple des morts qui l'envahit, Dionysos circule sur une sorte de navire et tient en guise de mât une grande vigne déployée. Les morts sont aspergés d’eau, et peuvent en boire, car ils sont assoiffés –mais les morts ne sont pas abstèmes, le vin leur fait compagnonnage d’autres manières : d’abord par la vaisselle vinaire que l’on met dans leurs tombes, ou encore lors des repas funéraires pris sur le tombeau du défunt et bien sûr, les libations versées pour le bien-être de leur âme. Ce jour-là, on descelle les jarres enterrées, remplies de vin nouveau, considéré comme un don de la nature ; et  au signal, on lève la coupe et l’on boit.

     Lors des grandes fêtes, Dionysos est Maître de la Cité puisque même le temple  de Zeus Olympien est symboliquement fermé par une corde qui fait double sens : il ne protège plus, partant, il doit lui-même être protégé. La plus célèbre des quatre Dionysies est la fête des Anthestéries. Pendant trois jours, toute la famille, hommes et femmes, mais  enfants et esclaves compris, goûte le vin nouveau. Il y a aussi des concours de buveurs, des spectacles de luttes, des banquets. De décembre à mars, en gros, Athènes est quasi consacrée à Dionysos, sans discontinuer, ce dieu que les Grecs semblent avoir inventé pour mettre en cause leurs certitudes. Les dionysies sont des fêtes de la transgression officialisée –quelque chose de l’esprit de nos carnavals– d’autant plus remarquables qu’une vague de dionysisme déferle semble-t-il au VIème siècle avant JC, celui, justement, qui inaugure aussi la naissance et l’apprentissage de l’exercice du raisonnement, Logos. Peut-être ceci explique-t-il  ou éclaire-t-il cela. C’est Athènes, celle de l’agora, place publique devenue place-forte de la Raison, de la Sagesse et de la Philosophie, du débat d’idées, des plaidoiries, Athènes puissante par son développement politique, intellectuel, commercial, par la vassalité de ses cités alliées, c’est Athènes qui institutionnalise le dionysisme et en invente en même temps la manifestation sublimée, comme une greffe exceptionnelle, la tragédie, autre culte rendu à Dionysos, comme l’hommage inouï de la civilisation à la barbarie.

     Les fêtes dionysiaques sont celles d’un Délirant sous l’œil de la Raison, ou de l’orthodoxie civique mise gravement à l’épreuve dans ce qu’elle a de plus tangible, de plus réussi et de plus précieux, l’ordre civil, l’ordre public. Les fêtes, tout particulièrement les Anthestéries, sont gaies et tristes, fêtes des fleurs et des morts, comme Dionysos est brillant et sombre. Couronné de lierre, la plante des tombes, froide et stérile, soporifique, mais ardent comme la vigne, dont le jus revigore les forces sexuelles, si l’on en croit Plutarque. Tenant le premier d’une main, la seconde de l’autre, il appartient aux Enfers et à la Terre, et nous rappelle toujours à sa double figure, double origine, double nature, lumineux par sa naissance sous le signe du feu, il surgit littéralement des ténèbres à la lumière, le jour où l’on ouvre les portes du temple infernal du Marais –que l’on tient pour une bouche des Enfers– et que les jarres de vin nouveau sont ouvertes elles-aussi, aux fêtes des Lénées, de lenos, le pressoir, mais aussi les récipients dans lesquels on conserve le jus du raisin avant foulage, cette mise à mort symbolique de Dionysos, puisque le mot veut dire aussi, parfois, le cercueil.

 

cf archives : 2017/05/dionysos-le-dieu-par-qui-vint-le-vin ; 2017/04/des-chiens-des-rois-des-chevres-un-dieu...le vin...  ;   2017/04/des-vins-a-vivre-a-boire-et-a-manger.

C'est un massacre !

4 Juin 2018 , Rédigé par pascale

 et pas une hécatombe, parce qu’il n’y a plus cent bons bœufs blancs à sacrifier, et qu’Hécate ne rime pas avec tombe la pluie, mais tombe la nuit. Tombe le soir. Tombe le noir. Chthonienne. Infernale. Hécate, déesse titanique, n’hécatombe pas pour autant.

Mais retombons à ce masque, ce massacre, bien plus sacreur que massacreur, qui n’a même plus la peau sur les os. Rien que les os. Avec les bois. Secs. Se dépouille de tout, chasse les vanités, ne crâne plus sous le harnais. Ballade du destin dépendu du clou de la renommée. Cerfs, chevreuils, ou daims. Se disent brocards aussi, dans leur jeunesse. Brocardons l’ironie du sort qui fait de massacre un objet, d'impertinence, une pique où ficher une tête desséchée dans un bain de sang. Et si nous lui ôtons sa finale consonne pour y glisser une autre qui pas plus ne s’entend, d’une pointe faisons une broche, d’un texte un tissu broché, d’un massacre de brocard, un brocart d’or et d’argent. Une soierie du soir peut-être, une hécatombe point. Un massacre de belle figure. En lame fine. Ou plutôt deux. On n’est jamais Gémeaux pour rien. L’un chausse ses lunettes pour mieux se voir en l’autre.

parce qu'un massacre c'est ÇA

(ou plutôt deux),

 Ce jour de mon anniversaire

 

 

(photographie domestique)