J'orne.
Première personne singulière, présente et indicative du verbe orner. Qui se peut entendre pareillement, conjugué aux deux et troisième ; et à la troisième plurielle, qu’elle soit masculin ou féminin*. Ce qui fait bien des ornements. Assurément la raison pour laquelle un petit coin de campagne égaré, farouche et boisé, se nomme Orne, nom d’un arbre qui a tout d’un frêne, mais n’est pas un frêne, ni commun ni à fleurs, puisque c’est un orne. Ou, si l’on veut, quelque chose qui fait joli dans le paysage. Le pays ornais, orné.
À ne pas confondre non plus avec l’orme, dont la branche surnuméraire plantée là dans le m, résulte d’une complication dans la ramification étymologique, ce qui peut s’expliquer pour un arbre. Surtout que, passé de l’ulmus latin, à l’oulmes français d’un autre âge, il est demeuré dans le toponyme de quelques villages, hommage à ses racines bien sûr. On ne rapportera pas pour autant l’Houlme ornais à cet ulmus-là. Bazoches-au-Houlme, par exemple, sa rivière La Baize, et son gentilé, les Bazochiens et les Bazochiennes, est un canton plein de charmes, serait-il dénué d’ormes, et orné d’ornes. À moins de trente kilomètres du Château de Pontécoulant d’un côté et de La Ferté-Macé, de l’autre. Le premier, concédons-le, n’inspire pas vraiment confiance, mais la seconde oui : on le sait maintenant de source sûre, une ferté est d’une fermeté à toute épreuve**.
Revenir au plus près des ornes, qui adornent joliment les bois, les champs et les forêts ornaises dans lesquelles, depuis la lisière on pourra aussi suivre l’orne, droit devant soi, ainsi se nomme une coupe régulière d’arbres. Et parce que l’Orne n’est pas un département vinicole, mais cidricole, on n’y voit jamais ni vignes ni ornes de vignobles, c’est-à-dire des sillons dans des rangs de ceps. Droit devant soi, encore. Jusqu’au carrefour de l’Épinette. En forêt d’Andaine. À droite, en sortant de La Ferté-Macé. Puis à droite jusqu’à celui d’Antoigny. Et à droite encore. Où l’on peut, si l’on n’a pas totalement bouclé la boucle et tourné en rond, en longeant la lisière, reconnaître le fameux Chêne du Pissot, ainsi nommé en raison de la présence d’un maigre ru qui ondoie et paresse tout près. Faisant demi-tour et tâtonnant au moins deux fois sur la gauche, il y a toutes chances de tomber sur deux autres remarquables, grands, hauts, mémorables et prestigieux, j’ai nommé le Chêne de la Maure et le Tilleul de…la même***. Et voilà comment dans la forêt d’Andaine, on orne sa mémoire, et retrouve aussi un haut lieu de promenades adolescentes, haut comme un rocher, un amas de grès disent les spécialistes, et même armoricain. Mais on n’en sait rien de rien quand on y est dans ces années-là. On s’y assoit, c’est tout ; à peine peut-on s’y allonger, inconfortablement. Il doit bien s’élever à deux mètres au-dessus de la sente, et dans mon souvenir en plein milieu. Du Rocher Broutin où jamais aucun broutart ne vint brouter, il me vient aujourd’hui des images très précises dans un environnement magnifiquement flou. Quelque chose comme une photographie calculée –ce qu’elle devrait toujours être– pensée, décidée à partir d’un seul point. Ici, central. Une trouée de ciel bleu clair vue par dessous et entre les feuilles, parce que c’est, couchée sur le grès, que le tableau s’est fixé. Pour toujours.

Personne ne sait si Jean-Pierre Brisset vint jamais au Rocher Broutin. Il serait raisonnable de penser que c’est fort improbable. Ce petit bout armoricain de forêt tout fait exprès pour y concevoir les deux infinis pascaliens, était-il même débroussaillé ou dégagé, en ce temps-là ; ainsi commencent les légendes. Celle de Jean-Pierre Brisset, née avec lui en 1837 n'aurait pas survécu au-delà de son trépas –il y aura 99 ans dans quelques jours– sans l’ahurissante complicité d’une sorte de petit cénacle**** mené par Jules Romains soi-même, pour sortir de la gare où officiait, quand il ne rédigeait pas des épopées philologico-protohistorico-mystico-bibliques, cet authentique homme-grenouille. (A suivre)
*y compris le subjonctif, mais n’en rajoutons pas, diront certains.
** ibidem, 23 Août 2018
***à propos de La Maure, cf ibidem, 21 Août 2018
**** J.Romains, in Amitiés et Rencontres, Flammarion.
suite du précédent : des tripes, des godasses...
et des tuyaux. Voilà des mots qui ne sonnent pas creux quand on naît fertoise, à l’âge d’être écolière, qu’on habite rue de Maure, qu’on arpente la rue d’Hautvie à ne plus savoir compter, qu’on se rend au marché du Jeudi matin –jour sans école en ces années-là- devant la Mairie et dehors pour les salades, les radis et les épinards, en dessous pour les poissonniers, crémiers et autres bouchers qui y tenaient leurs étals. On pataugeait, le carrelage était saucé de l’eau qui dégoulinait des éventaires de poissons confits de glace, qui s’étaient fait prendre dans les filets de pêcheurs manchots. Du département de la Manche. Juste au-dessus, après avoir traversé la plaine de Caen, ce qui fait déjà une épopée. Et même un bras, auraient-ils dit s’il n’avait eu chacun leur paire, j’en atteste. Même longtemps après.
On ne sait pas toujours ce que l’on sait. Reconnaissance éternelle à Socrate. Mais j’ajouterais, immodestement, que ce que l’on croit avoir ignoré, ou n’avoir pas retenu, constitue pourtant la part vive de notre mémoire la plus intime. On l’apprend longtemps, longtemps après. Beaucoup, beaucoup plus tard. Il y avait là, à La Ferté-Macé, tout ce qu’il fallait pour le dire aujourd’hui, pour l’écrire ici, ou ailleurs, ou autrement. Des séries que l’on pense indépendantes les unes des autres, des fils qui ne se rencontreront jamais, et qui, pour cette raison restent enfouis, qui ont suivi chacun l’enchaînement des causes et des effets qui les ont rendu possibles, mais séparément, et finissent par se croiser et faire sens, donner du sens, prendre du sens, aller dans un sens, retrouver leur sens. Cournot fait mieux qu’Aristote sur la question du hasard, mais moins bien que Démocrite. N’empêche. La Ferté-Macé, doit son nom comme quelques autres, au château fortifié, une ferté ; disparus depuis belle lurette, la bâtisse et le mot d’usage vieilli nous informe-t-on sans élégance. N’empêche encore. Ferté plutôt que de se ratatiner comme une vieille pomme à cidre, s’est élargi en fermeté, et a pris de l’assurance. Pour ne pas dire de l’entêtement, du cran, de la persévérance, de la solidité. Tandis que Macé reste plus délicat à manipuler, dérivé tant de Matthieu, en des formes très déformées, que d’un improbable verbe macer, dont on ne sait rien. Il existe, toujours dans l’Orne, la commune de Macé, sans la moindre ferté, habitée à ce jour par un peu plus de 400 âmes. Et dans un département éloigné –le 49, l’Orne c’est le 61– un Prieuré Saint-Macé et sa chapelle éponyme, aux fresques et ornements d’un goût exquis, si l’on en croit Mérimée. Qu’il faut toujours croire. Le détour par l’abbaye angevine aura pour bénéfice de confirmer que Matthieu et Macé sont de la même branche, étymologiquement parlant. Le second de la populaire, le premier remontant en ligne droite (!) à l’évangéliste bien connu. Passons sur Matthieu, ou sur Macé, si vous le voulez bien.
Et revenons à nos tuyaux. De chauffage et de plomberie en général. La petite entreprise paternelle s’employait à installer en sus de salles de bain dont la céramique de couleur –bleue, verte, jaune- était du dernier chic en province, les systèmes électriques qui permettent, de nos jours encore, de s’éclairer et s’affairer en sa cuisine ou ailleurs. Le vocabulaire des canalisations et autres gainages, prises de courant, de terre, tri ou monophasées, m’a fourni un index non négligeable et acribique toujours à disposition, comme un vase d’expansion, un chalumeau, une clé à molette, une arbalète pour cintrer le cuivre, un collier, et même un collier-poire, un tube de 125, du 20/27, un coude, une tige filetée, une mèche –au tungstène– un flexible, raccord, aquastat, clapet anti retour, disconnecteur, manomètre et calorifuge ; le coaxial, le domino, bobinage, le régulateur de tension, alternateur, l’impédance, l’interface… j’ai, si j’ose, baigné là-dedans. Et les factures, et les devis. Je n’ai jamais ramassé les melons, les prunes ou les tomates, en été. Je restais à l’entreprise, dès que l’âge le permit. Il ne fallait pas me pousser, j’adorais cela. Mais pourquoi donc ?
Les bâtiments où s’entreposait tout le matériel de chantier, et la partie réservée aux bureaux, étaient d’anciens ateliers de tissage, dans la plus pure tradition architecturale usinière textile du XIXème siècle ; acquis pour rien, ils étaient à l’abandon depuis… nul ne le sait. Je croyais bien que certaines parties inaccessibles parce que dangereuses, devaient peut-être receler quelque ancienne machine ou stocks de tissus oubliés ; en fait de trésor, je n’ai trouvé que des piles de papier à en-tête, sur lequel je pris mes cours pendant presque toutes mes études supérieures. Le propriétaire avait opté pour une encre bleue légèrement en relief du plus bel effet. Les Établissements Salles ont religieusement consigné sur leurs feuilles ivoire, recto seulement tant elles étaient fines et transparentes, des cours de philosophie antique et médiévale auxquels il fallait un support maniable pour ajouter des notes et des codicilles aux notes et des retours et des parenthèses pour reprendre en temps réel, les sinuosités savantes des professeurs. Mais toujours je me demandais comment on pouvait s’appeler Salles, et l’afficher.
Si l’industrie textile à La Ferté-Macé fit l’objet de travaux historiques et sociologiques, tant elle était importante, variée, et semble-t-il de grande renommée, et concourut ainsi à l’expansion et la renommée de la ville, je n’y vois vraiment aucun motif de satisfaction personnelle. Mais dans la grande affaire de nos petites existences, faites de fils, de broderies, d’accrocs, de coutures pour le dire comme Montaigne, de déchirures aussi, de retouches et de réparations, ma proximité, double, deux fois dite –j’y reviens- avec les tissus, leurs infinies possibilités créatrices, leurs textures, me trouble profondément chaque fois que j’y pense. Car il ne suffit point que j’entrasse de l’extérieur dans le monde disparu des toiles, coutils et passementeries, il fallut qu’il s’installât à domicile : une pièce de la maison tout entière dévolue aux étoffes avec ce qu’elles exigent pour devenir des vêtements. On a compris : c’était un périmètre réservé et maternel. Un foutoir indescriptible. Un chaos originel. Dont il sortait quelque fois une robe ou un manteau. Je n’en retiens aujourd’hui que des heures sombres. L’attente, l’interminable attente avant des essayages insupportables, des raccourcis, des ourlets, des boutonnières, des pinces, des raglans, des bâtis, des lainages, des reps, des ratines, des serges, des cotonnades. J’en ai gardé une aversion infinie, totale et sans rémission, pour le moindre morceau de fil, le bouton à recoudre, la petite retouche, que je ne sais et ne veux point faire. Un point c’est tout. Il faut bien des années et bien des chances pour que ce détournement s’écrive, je parle du passage de la texture et des tissus, au texte.
Et les tripes et les godasses ? autres spécialités fertoises de très grande réputation. Les premières sont encore d’actualité, à ne surtout pas confondre avec les Tripes à la mode de Caen. C’est un casus belli. Rien ne vous sera pardonné. Les secondes, comme les usines textiles, ont disparu, mais bien plus tardivement, puisque j’ai entendu, de mes oreilles ouï, la permanente menace pour celle ou celui qui ne travaillait pas bien à l’école, de se retrouver très vite aux godasses, i.e dans l’une ou l’autre des deux usines qui nourrissaient une partie de la ville. Il n’y avait pas de préséance : usine Plé ou usine Moche. De l’authentique nom de leur patron respectif. Y a pas à dire –ou plutôt si– ça marque !
[Et pendant ce temps, le Fertois Jean-Pierre Brisset, le Prince des Penseurs, croasse, si m'en croyez]
Charlotte, André, Fernand et les autres…
… sont tous nés dans l’Orne. Département bas-normand comme on ne dit plus. La précision avait pourtant de l’intérêt. Elle signifiait à tous, à tous ceux qui ignorent où se situe l’Orne –ses haras, ses forêts, son bocage– qu’il ne fallait point remonter trop haut dans la carte, et même qu’il suffisait de se coller, comme la terre aux bottes dans les chemins creux après la pluie, de se coller quelque part entre le Calvados –bien mal nommé, le meilleur calva, chacun le sait est domfrontais, donc ornais, point barre, et pour l’or, en barre, il y a Deauville– et la Manche, dont le seul mérite aux yeux du monde entier, est d’avoir arrimé le Mont du bon côté du Couesnon afin qu’il ne fût point breton.*
Charlotte Corday, André Breton, Fernand Léger, et avec eux, Émile Chartier (Alain), Remy de Gourmont, et Jean, Jean Mantelet, génie à nulle autre pareil qui inventa le presse-purée, tous, tous sont nés dans le département de l’Orne, puisque je vous le dis. Mais il y a mieux qu’être bas-normand, qu’être ornais. On peut être fertois. Comme moi. Ou l’imprimeur Victor Bridoux, ou le sculpteur Marcel Pierre –ce qui ne s’invente pas– soit pour y être né, soit pour y être mort. Ou même les deux. Ça peut aussi arriver. Mention spéciale pour Jean-Pierre Brisset. Qui a vu le jour à La Sauvagère, pas bien loin de Saint-Maurice-du-Désert. Autant dire nulle part. Sauf si on y va à vélo depuis La Ferté-Macé, où mourut ce Jean-Pierre Brisset, inconnu des instruits, sauf s’ils sont aussi des fous. Jean-Pierre Brisset, ou l’homme qui grenouille un peu dans le bénitier, ceux qui savent s’y retrouvent déjà, et pour les autres, j’ai évidemment l’intention d’y revenir et cette balade fertoise du jour n’en est que les prolégomènes.
Au fond du jardin qui me paraissait très long, il devait l’être un peu, et bien moins large, qui jouxtait celui de l’institutrice et s’en séparait d’un grillage auquel s’adossaient des poiriers en espaliers –ah ! les mots justes de l’enfance– derrière les groseilliers et les framboisiers au fouillis consenti par des adultes qui s’en désintéressaient totalement, se tenait une petite construction récente, comprenez qui n’a rien à voir avec ces ruines puantes de vieilles pierres qui font l’admiration stupide des visiteurs en mal d’acquisition immobilière typique ; c’est là que je passais l’éternité de l’enfance, j’appelle ainsi ces après-midi qui, eux, ne passent pas, alanguis d’ennui, de lassitude aussi. J’avais alors pour donner raison sans le savoir encore aux plus belles pages pascaliennes, mon occupation favorite, ma distraction élue, mon divertissement privilégié, quelques tubes de gouache, les pinceaux qui s’y rapportent et aucun, vraiment aucun talent, mais, autre qualité terrifiante de l’enfance, l’inconscience y suppléant à tout avec une belle assiduité. En contre-bas, une petite porte toute rouillée, toute grinçante, il ne se peut pas que cela ne soit pas n’est-ce pas ? permettait d’aller sans faire le tour, directement à l’école. Primaire encore à cette époque. L’École du 14 Juillet. Qui portait haut et fier son nom au fronton de ses hautes grilles. Il suffisait de traverser la rue. Après ce fut le temps de la pension. On ne disait pas l’internat. Mais c’est une autre histoire.
Cette maison, qui semblait perchée tout en haut d’une colline –pensez-donc, en pleine ville- parce qu’elle tenait à ses pieds une rocaille un peu escarpée, une rocaille entre les cailloux desquels poussaient non pas des fleurs, mais des fiertés maternelles, cette maison était sise, 33 rue de Maure. Un nom qu’il fallait épeler à tout le monde, à tous les non-fertois, Maure, m-a-u-r-e, puisqu’on y entendait Mort, comme mort. Or habiter rue de mort, cela ne se peut pas. Cela ne se pouvait pas non plus d’habiter une rue où les Maures –j’y mettais, in petto, systématiquement un ‘s’, la graphie singulière ne signalant, selon moi, rien de cohérent- avaient dû avoir quelque chose à y faire, ne serait-ce que passer sur des chevaux fougueux. Or, la Maure, est juste un petit, mais tout petit cours d’eau, de 5,8 km de longueur, que, personnellement, je n’ai jamais vu. Il paraît que, depuis quelques années, la rue de Maure n’existe plus sous ce nom –ce qui donne quand même un peu raison à mes divagations intempestives.
L’autre rue, qui laisse aujourd’hui encore des traces mnésiques tenaces, est celle qui, hasard heureux, hasard objectif, hasard toponymique, trésors de l’onomastique, se nomme rue d’Hautvie. Un nom qui fait entendre l’antonyme du premier, un haut lieu de vie**. Celui, en effet, qu’on emprunte chaque fin d’après-midi, au bras de sa meilleure amie, aller-retour, et retour-aller, indéfiniment. La rue d’Hautvie est longue, droite, c’est, peu ou prou, la seule rue commerçante. Il y avait bien cinq ou six boulangeries, mais on disait boulangers, synecdoques magnifiques où l’homme de l’art fait le lieu, la marchandise, le commerce et les clients tout à la fois ; trois ou quatre marchands de chaussures, au moins une mercerie, disons une dont je me souviens à la perfection, elle mérite un texte à soi (à soie) seule ; la pharmacie contiguë au magasin –jamais on ne parlait de boutique- d’électro-ménager que tenait ma mère, avec les bacs à disques derniers sortis, qui ne savaient pas, les disques, qu’ils étaient des vinyles….
[la suite est déjà dans les tuyaux, un terme qui, l’écrivant, révèle tout sauf son innocence… mais c’est pour très vite.]
*Et le Couesnon en sa folie a mis le Mont en Normandie, tout le monde, chez nous, sait cela et le ressasse, jusqu’à ce que ce que l’écho ne manque de lui répondre : mais quand il reprendra raison, le Mont redeviendra breton.
**ce qui ne semble pas être son étymologie, qui serait plutôt du côté d’une alta via, une voie haute –mais, la rue est plate, et de haute je n’entends que la voix de ma mère….
& Azay-le-Brûlé fut le centre du Monde,
& sa circonférence nulle part. Ou tout autour de l’église petite. & romane. Comme il y en a tant par ici. & si belles. Des mines de rien. Des comme si de rien n’était. Des qui changent tout. Surtout les soirs d’été. Ou un soir en particulier. Où être là relève autant de l’évidence que du concours heureux de circonstances heureuses. & même dedans, dedans le sanctuaire qui se fit cathédrale, qui se fit abbatiale, à ceux de peu de foi, pour un peu. Pour un peu de temps, seulement ce soir-là. L’infinité au bout des doigts. À bout de soi.
Elle s’est avancée depuis le fond de la nef. Comme une mariée. Mais seule. & chacun se tournait doucement pour la voir marcher dans sa longue robe ceinturée de rouge. C’était joli cette arrivée. Attentionnée aux mal-assis. Ceux du fond. Ceux qui ne verraient rien. De ses mains. De son visage. C’était immense cette traversée humble & pieuse & déjà concentrée. Pour celle qui sillonne le monde, emplit des salles immensément immenses, fait lever les foules. Pas plus tard que la veille. & qui choisit Azay-le-Brûlé & son petit pont romain, ou peut-être roman, on ne sait pas bien. & le ruisseau, le Chambon, qui bien avant le pont était sûrement déjà là. On ne sait pas. & ce soir, dans l’église, personne n’y pense.
Alors il se passe quelque chose d’infiniment doux. Doux comme son visage qui dément si visiblement la hiératique photographie du programme & lui fait contrepoint. Contre-sens. Contre-pied. Anne, Anne Queffélec porte contradiction à l’image d’elle que le prospectus présente. Elle s’arrête, elle joint ses mains. Jamais les églises, si petites pourtant des villages, ne remplissent autant leurs travées. Mais pour les concerts, pour les festivals, pour les estivales, oui. Ici, au bout du monde, au bout du champ, au centre d’un cercle dont la circonférence est nulle part, il y a des musiciens splendides & généreux. Cette petite & fine & inspirée pianiste, qui prend aussi la parole pour distribuer des sourires avec les yeux, pour jeter des étincelles, pour expliquer que le silence est aussi important que la musique. Que c’est lui qui la porte. Qu’il ne faudra pas le briser. Qu’il est l’espace de la musique. Elle ne l’a pas dit tout à fait comme ça. Mais c’est cela qu’elle a dit. & puis elle s’est penchée sur ses mains déjà arrondies, intensément recueillies ;
elle avait choisi, exactement choisi, ce qu’elle interprèterait ici, à Azay-le-Brûlé, au point qu’elle démentit les officielles annonces, pour la moitié de leurs présentations, en décidant que la 1ère & la 32ème -soit la dernière- sonates de Beethoven feraient à elles seules la seconde partie du Concert. La première filerait, à partir de pièces plutôt courtes, une trame pourtant continue de Bach à Mozart. Des adaptations au piano pour le premier a . Et pour un menuet de Haendel. Avant la sonate n° 13 de Mozartb. De laquelle, j’eus, un instant, le sentiment de lire la partition tandis que je l’entendais, tant la précision du toucher était juste. Un verbe qui est aussi un nom, & désigne si heureusement le clavier en la répartition de ses touches blanches & noires, comme sont aussi nommées & dessinées les notes sur la portée, sans le moindre lien d’aucune sorte des unes aux autres ; tout fait écho, tout est abyme, tout m’est reflet. Toucher les sons sans atteindre les mots. Sans les attendre non plus. Ils ne viendront pas.
Mais les deux sonates. Qui tiennent chacune un bout de l’équilibre beethovénien toujours à se rompre. Qu’il soit dans la réminiscence presque joyeuse de Mozart pour la première, mais pas toujours -fa mineur- ; qu’il construise, bien plus qu’il ne tisse, une solennité tout aussi écrasante que majestueuse, pour la seconde. Elle fut écrite, il est vrai, à la même époque que la Missa solemnis. Anne Queffélec imposa sans brutalité mais dans une plénitude voluptueuse, une technique époustouflante, une possession totale & totalement accomplie de ce que tout le monde appelle un monument, une architecture. Toutes les métaphores ont été convoquées, y compris les plus musicalement audacieuses ; on a parlé d’une musique déhanchée, & même de l’origine du jazz. Diantre ! je ne m’aventurerai pas sur ce terrain-là. Mais l’arythmie, les surprises cadencées, les ruptures mêmes, surmultipliées, les asyndètes mélodiques, les disjonctions harmoniques sont à couper le souffle, exactement parlant. On est en apnée. Jusqu’à l’épure finale.
Merci Madame. Merci.
Alors l’autre silence revint. Celui de la petite église, ses quelques colonnes à la pierre devenue grise & verdâtre de l’humidité & des froidures des hivers, en ses portes enfermées ; sa chaire que personne, jamais plus, ne vient débarrasser des toiles d’araignées empesanties de poussières au coin des marches ; même pour ce soir-là ; son chœur qui, une fois le grand piano noir reparti, reprendra son éternel immobilisme, vide de tout ornement ; foin de vitraux ; de grandes orgues ; l’église d’Azay-le-Brûlé est un point aveugle & invisible dans l’univers, impensable même, inexistant, indécelable. Sauf pour moi, il y a deux soirs. Et quelques autres avec. Un papillon, je me souviens, virevolta dans les plis de la robe d’Anne Queffélec, sans jamais se poser. Puis partit plus loin pour ne revenir plus.
(et merci, comme toujours, et encore, à Françoise & Frédéric -et l’inverse-)
- Prélude de Choral ; Adagio du Cto pour Hautbois (ré maj.) ; Largo du Cto pour orgue (ré min.) ; adaptation du Choral BWW147 ;
- K.333, si b maj.
Épicure n'a rien... d'épicurien.
J’en veux pour preuve ma relecture du jour des quatre paragraphes de la Lettre à Hérodote numérotés 78 à 81. Quasi ultimes puisque le texte, commencé au § 35, s’achève au 83ème , extraits de l’une des seules trois Lettres d’Épicurea parvenues jusqu’à nous, avec quelques fragments, d’un ensemble semble-t-il considérable si l’on en croit Diogène Laërce et autres doxographes et commentateurs. Ce document constitue un témoignage irréfutable du système du monde tel que le philosophe atomiste l’a proposé et décrit en le reprenant pour l’essentiel de son prédécesseur Démocrite ; tandis que la (trop) célèbre Lettre à Ménécée propose la traduction eudémoniste et hédoniste de cette Physique, on en oublie qu’elle est aussi présente dans les lignes ici retenues ; indéniable qu’en y parlant exclusivement des phénomènes célestesb et des connaissances que l’on peut en avoir, Épicure engage pourtant, et pose aussi, des interrogations bien au-delà de cette seule dimension ; il va s’agir de bonheur, de ce qui, pour l’homme grec d’abord, constitue le bien suprême. La vie heureuse.
Dans les paragraphes précédents (§ 37-40-41-42…) il a établi les positions fondatrices de la doctrine reprises de Démocrite : le monde, c’est-à-dire pour les Grecs, la Nature (φύσις), est constitué de deux principes, les atomesc et le vide. Le second, condition exclusive et nécessaire des mouvements des premiers. Ce qui induit que tout ce qui est, procède à la fois d’une structure élémentaire commune -les atomes de matière- et aussi de leurs diverses agrégations pour gage de l’infinie variété du réel. Aussi, la connaissance du monde, la science de la natured ne peut se confondre avec sa description ou observation, ni faire l’économie d’une recherche des causes bien plutôt que du simple relevé du fonctionnement du monde. Dès le début du § 78, il affirme un parti pris eudémonistee mais conditionné : le bonheur est explicitement lié à la connaissance, au savoir. Et à propos des phénomènes célestes, qu’il prend ici pour seuls exemples, il affirme clairement que si l’on s’attache à connaître au-delà de la simple vision, autrement dit des apparences immédiates, c’est le sens même de l’existence qui s’en trouve changé. Car les principes -ce qu’il nomme les natures- ne peuvent être expliqués par des propositions changeantes ou variables, insusceptibles de nous rendre heureux, qui nous mettent en présence d’un monde chaotique, ou plutôt d’une pensée du monde chaotique, c’est-à-dire qui s’adapte à ce qui se présente. Rien de bien ni de bon ne peut en provenir pour l’homme : sa réflexion, son raisonnement, ne lui sont d’aucun secours face à une réalité hétérogène. Aussi, Épicure affirme sans détour que les choses ne se passent pas ainsi et que la connaissance du monde –seule véritable manière d’apaiser les craintes dues à nos ignorances– ne relève pas de telles démarches infondées. Au contraire, affirme-t-il au début du §79, certains phénomènes météorologiquesf, si on les scrute juste pour amasser sur eux des renseignements sans établir de connaissance véritable –comprenons, logique, rationnelle, qui s’intéresse aux causes et non aux seules apparences ou caractéristiques– on écartera du même coup tous motifs de les craindre. Une connaissance d’évènements aussi variés que les modifications des astres, considérée du seul point de vue de leurs manifestations phénoménales, leurs aspects particuliers dit-il, ne peut qu’être particulière elle-même, c’est-à-dire, pour Épicure, insatisfaisante du point de vue de notre bonheur (§ 80) elle ne peut que nous laisser intranquilles, puisqu’incomplète et toujours changeante. C’est pourquoi (de sorte que, dit le texte) il faut inverser notre rapport aux phénomènes célestes en ne le faisant pas procéder du visible, de ce que nous constatons, de ce qui apparaît et se montre –autant d’occasions de multiplier les insatisfactions– mais en se demandant à quelles conditions notre savoir serait sans trouble, c’est-à-dire sans la moindre raison d’être soit modifié soit repris ; cela nous rendrait nous-mêmes sans inquiétudes, et donc heureux. Nous serions alors capables de dépasser les informations empiriques, celles qui nous parviennent par des savoirs parcellaires, à l’image du réel lui-même. Certes Épicure reconnaît (§ 81) qu’il s’agit là de remarques générales, de considérations d’ensemble. Mais retenons que si les hommes se forgent sur les corps célestes, les astres, des opinions qui les assimilent à des dieux qui distribuent peines et châtiments, ainsi que de nombreuses croyances le prétendent ; [ou si, autre exemple de crainte, l’insensibilité de la mort nous effraie, contre toute logique (disposition d’esprit irrationnelle) et nous jette dans un grand trouble] alors nous sommes voués à n’être jamais en paix, et l’ataraxie ne peut être une option.
De la physique, étude et connaissance de la nature, à l’eudémonisme, doctrine qui place la recherche du bonheur au centre de la démarche philosophique, la relation ne semble pas si explicite pour qui n’a pas fréquenté les textes des atomistes de l’Antiquité. Ce lien est au contraire lumineux dans l’extrait à l’instant relu. Les paragraphes 78-81 de la Lettre à Hérodote, ne disent rien d’autre que ce que dit la Lettre à Ménécée tout entière, mais ils le disent par le seul exemple des corps célestes, éléments naturels s’il en est, physiques au sens grec : si l’on ne sait pas, d’un savoir sans superstition, sans croyance, sans trouble, que la cause de tout ce qui existe est matière, ou matérielle, et que ni les dieux ni quelque démiurge, ni même un néant d’où l’être pourrait surgir, n’en sont pas l’origine, on va alors déployer des peurs, des inquiétudes génératrices de mal-être, tout le contraire d’une vie heureuse. À l’inverse, la matière dont nous procédons, qui nous structure comme elle structure l’univers, est un principe nécessaire et suffisant à partir duquel, comme raison ultime des choses, la paix de l’âme peut s’installer. Les atomes de matière, leurs mouvements, leurs combinaisons, leur nombre infini, inaltérables, permanents, indivisibles, qui ne disparaissent jamais mais s’organisent toujours, les atomes et le vide dans lequel ils évoluent, sont la condition de possibilité d’une connaissance de soi et du monde délivrée de toute emprise mythique, irrationnelle, ou simplement méta/physique. Démocrite défend cette conception par principe, Épicure la prolonge dans une dimension eudémoniste, ou un hédonisme rationnel, c’est-à-dire pensé, réfléchi, le seul qui ne fasse pas contre-sens. Parce qu’il y a une relation de cause à effet, une détermination physique à notre capacité à atteindre le bonheur. Ni les dieux, ni les forces des éléments, ni un non-être qui ne peut exister sans se contredire comme non-être, ne peuvent nous affecter. L’agencement aléatoire et nécessaire des atomes de matière que nous sommes, corps et esprit, et avec nous l’univers tout entier, loin d’être sujets de crainte sont, au contraire, occasions de raisonnement en vue de faire cesser toutes craintes. L’homme épicurien ne s’en remet à aucune force occulte, ce serait se démettre de lui-même. Il sait, par exemple, que la mort est la cessation de toute sensation par séparation des atomes somatiques et psychiques qui le maintiennent en vie. Ni plus ni moins. Régler chacune de ses actions et de ses pensées sur ce critère qui vaut pour tout et pour tous, c’est acquérir le moyen de l’ataraxie, la “force du sage” résolu dans son existence à ne jamais dépendre de quelque disposition d’esprit irrationnelle (§81). La physique des atomistes matérialistes, dont Épicure est le champion si l’on en croit l’éloge appuyé qu’en donnera Lucrèce, est seule en mesure de nous mener à un bonheur, c’est-à-dire au fond une paix, authentique, que rien ne peut ébranler.
a)La 3ème, Lettre à Pythoclès ; b) les astres, la cosmologie en général ; c) on évitera, bien sûr, toute rétroprojection de sens à partir des significations les plus récentes de la physique contemporaine ; le mot peut représenter dans ces textes, et est parfois traduit aussi par corpuscule, particule, élément… c’est le plus petit principe de toute chose. Il est exclusivement constitué de matière –on aura la générosité d’accepter cet axiome, sans lequel rien n’est compréhensible, mais qu’il est impossible de résumer en quelques lignes ; d) Épicure dit exactement : phusiologia, φυσιολογία ; e) “ la félicité dans la connaissance des réalités célestes (…) lorsque l’on sait …” c’est moi qui souligne- ; f) … “le coucher, le lever, le solstice, l’éclipse, et toutes choses apparentées…” ; le lecteur malicieux ajoutera… la canicule (qui doit son nom, n’est-ce pas, à la Constellation du Chien, cf. 15 avril 2017 !)
Tout le monde a gagné !
Au Jeu n°1 ou n° 2, tout le monde a reconnu Descartes, bien sûr. Parce que tout ce qui est dit est véridique. Ses rêves –cauchemars– ont été rapportés par son biographe historique, Baillet. Et comme ils eurent lieu une nuit de Novembre (1619), en Allemagne, j’évoque la brume et la température frisquette, qui justifient un feu de cheminée ; et le fameux poêle de faïence, mot qui désigne aussi la pièce où il ronronnea… Je le décris assis dans un fauteuil, interrogeant le degré de certitude qu’il peut porter à son existence, ce qui est raconté dans un passage célèbre de la 1ère des Méditations métaphysiques. Qui sont avec le Discours de la Méthode les deux sources les plus précieuses tant pour la construction de sa pensée, c’est le moins, que pour la cueillette de détails d’écriture, choix d’exemples, comparaisons, illustrations, et autres métaphores. Ainsi, placer des bougies dans ce décor, c’est immanquablement faire clin d’œil à la 2ème Méditation ; quant à la correspondance présente sur son bureau elle est nécessairement plausible, tant on connaît le nombre et le nom de ses correspondants dans toute l’Europeb ; et pour être tout à fait précise, si les fenêtres sont fermées en raison du froid, c’est en pensant à celle par laquelle se termine le passage dit du morceau de cire ; en s’y penchant, dit Descartes, que voit-on ? des manteaux et des chapeaux, et pourtant nous disons et croyons bien que ce sont des hommes….
Les noueuses racines d’un arbre au fond du parc, sont… sartriennes. Dans La Nausée, cette expérience de la pure contingence des choses, du monde, de soi, chez celui qui a su, par ailleurs, dire sa dette et sa reconnaissance au grand homme, est intensément vécue devant un marronnier ; le châtaignier, lui, est chez Wittgenstein (in De la certitude) ; quant à l’affirmation de la somme toujours constante de 180° pour les angles de tout triangle, pour illustrer la fécondité –et la supériorité- de l’abstraction sur le concret et du raisonnement sur l’observation, elle traverse toute l’histoire de la philosophie depuis l’Antiquité, quel que soit l’usage qui en est fait…. Ainsi que l’exemple du marbre, ou la statuaire en généralc pour désigner l’homme. Le roseau est pascalien bien sûr, même si on ne peut l’évoquer sans penser à La Fontaine et à son chêne, encore un arbre !
La suite de la journée de Descartes (n° 2) procède de la même façon, rien que des propos butinés çà et là dans la mémoire des textes des uns et des autres. Ainsi, les espaces infinis qui l’inaugurent et le petit génie qui défend (et démontre) l’existence du vide sont de grossiers rappels de la figure de Blaise Pascal, ce jeune mathématicien souffreteux, qui, pourtant moins âgé que Descartes de 27ans, ne tient pas son aîné dans une admiration sans borne, loin de là ; il faut dire que celui-ci est très sévère à l’égard de tous ceux qui, par la relecture d’Épicure notamment –Gassendi– donnent une nouvelle image de l’homme. Là-dessus, en effet, et pour une fois, Descartes épouserait bien l’avis d’Aristote (la tradition scolastique) farouche opposant à tout matérialisme atomistique. Descartes avoue donc avancer masqué (on se souvient que c’est sa devise, larvatus prodeo), l’affaire Galilée le marque profondément (d’où la lorgnette pour image de toute lunette d’astronomie).
C’est bien vêtu d’une robe de chambre, qu’on avait laissé Monsieur Descartes dans son fauteuil ; et on ne peut envisager sa table de travail, -pensant à la charge herméneutique de ce meuble en philosophied- autrement que surchargée des livres qu’il aime. Dans le Discours de la Méthode il rapporte qu’au Collège des Jésuites de La Flèche, il aima les mathématiquese et la physique, mais aussi la poésiee. C’est dans la première partie. Mais, en effet, il eut quelque déception en philosophie, estimant qu’on faisait la part trop belle à Aristote, et pas à l’usage de notre propre raison… Ce qui suffit –si l’on peut dire– pour l’engager à vie sur la voie difficile et lumineuse d’une pensée autonome. L’horloge n’est pas, dans ce tableau un simple élément de décor ; comme objet philosophique, elle est très présente dans ses textesf, avec la montre, par exemple dans les Principes de Philosophie ; et l’on sait qu’outre les automates ou les machines, mécaniques et mécanismes en général comme autant de comparaisons usées pour désigner notre nature corporelle de ressorts et d’automatismes constituée, Descartes en fabriquait comme jouets pour sa fille Francine, morte en bas âge.
Plus aucun doute… Nous sommes dans un univers banalement quotidien et totalement cartésien, accessible à l’exercice volontaire d’un scepticisme touchant les objets et les réalités les plus ordinaires, porté à l’hyperbole ; objets et réalité que Descartes anéantira comme sources de certitude absolue. Ce que Sartre, pourtant rompu à, et admiratif de, la rigueur cartésienne anéantira à son tour, dans l’Existentialisme est un humanisme. Et voilà comment et pourquoi un coupe-papier s’est invité là ; image d’un raisonnement tout aussi impeccable mais qui ne partant pas des mêmes prémisses aboutit à des conséquences radicalement inverses. Pas de lien de nécessité de l’essence à l’existence pour un cartésien. Pas d’essence du tout pour un sartrien, l’existence se suffit. Tout cela méritant à soi seul une vie entièrement dévouée au travail et à la réflexion philosophique, et à la constitution d’une œuvreg, une mouche vient opportunément nous sauver de l’aporie. C’est Jankélévitch (le presque-rien du texte était l’indice) qui rappelle à quel point l’exercice de la pensée est friable. Un mal de dent aussi peut l’emporter sur la réflexion la plus pointue… Éloge terrifiant de l’infiniment petit (le ciron pascalien). Et si l’heure tourne comme le monde, on peut le dire de la première, pas ouvertement du second, en plein procès Galilée…. bis repetita.
Revenant aux automates –en le faisant passer devant un guéridon– Descartes reprend le cours de ses méditations ; il lui faut établir irréductiblement la supériorité de notre nature pensante sur notre nature corporelle. C’est Wittgenstein qui posera directement la question : une machine pourrait-elle penser dans les Investigations philosophiques, et c’est, une fois de plus aux matérialistes antiques –Démocrite, Épicure– que songe Descartes, ignorant que quelques années plus tard, Monsieur de Saint-Évremond, exilé à Londres écrira dans une expression élégante ce qu’est un hédonisme débarrassé de ses contre-sens.
C’est pourquoi, sur la table, à manger cette fois, d’un philosophe, on peut trouver du vin de Champagne ou d’Aï et des pâtes de fruitsh ; quelques huîtres pour Montaigne qui les aime mais dit ne pouvoir en supporter beaucoup ; le camembert, inconnu de Descartes, est celui de Clément Rosseti ; au dessert, pommes et fraises pour Alain (avec la glace en été), cerises pour Schopenhauer et Malebranche. Entre autres choix et grappillages dans les œuvres. Tandis que l’eau et le petit pot de fromage, suffisent au frugal Épicure.
a) Je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, Discours de la Méthode, 2ème partie (au début) ; à l’époque évoquée, Descartes est en Allemagne.
b) et la plus célèbre, Elisabeth, la Princesse Palatine ; mais Mersenne, Huygens, Mesland, Chanut…
c) Descartes encore, Platon, Aristote, Marc-Aurèle… la liste est infinie et dans le désordre…
d) Russell, mais Berkeley, Husserl, Merleau-Ponty, Hume, Wittgenstein encore
e) Kant, Schopenhauer feront de même, et Hume dans l’Enquête sur l’entendement humain ; Bergson, évidemment, pour expliquer que la durée n’est pas le temps ;
f) Je me plaisais surtout aux mathématiques ; j’étais amoureux de la poésie.
g) cf ici même : En finir avec la philosophie de comptoir, 7 nov.2017
h) cf ibidem : Le philosophe et le champagne, 25 sept. 2017 ; on trouve la demande de pâtes de fruits dans la correspondance de Saint-Évremond à Manon Lescaut
i) cf ibidem : du fromage de tête, 12 mai 2018.
corrections et commentaires du jeu n°3
1) La présence du mauvais garçon, (délinquant, truand, fripouille) sur la piste de danse, n’augurait rien de bon. Une issue favorable, (épilogue heureux, bonne conclusion,) ou (joyeuse, réussie, tranquille) était impossible. En direct, et ce fut une surprise, (ce fut inattendu), pour quelques-uns, il fut menotté par la police entrée dans la boite de nuit grâce à la complicité du patron (directeur, tenancier).
Dans la salle d’interrogatoire, l’ambiance était électrique. On n’est pas dans un jeu, (jeu d’évasion, et pourquoi pas jeu de rôles) ici, hurla l’un d’eux. Ni un club, (un lieu, une zone, un coin) pour sports de plage, répondit l’autre. Tandis que le troisième, à l’allure digne (d’un film de la conquête de l’ouest,) d’un western* marmonnait… ou (un salon de présentation), salle d’exposition en allumant l’ordinateur. Pas le temps de lire les courriels, viendraient-ils de la hiérarchie !
Ah ! on ne pouvait pas dire que leur client était un de ces héros de la classe laborieuse, (ouvrière) dont la presse et les séries nous envahissent. Non, plutôt un perdant moderne, attiré par l’argent facile et les paillettes qui l’accompagnent. Il ne pouvait pas la jouer enfant prodige. selon la brillante et récente expression d’un Académicien en mal de vocabulaire.
2) Les deux copines s’apprêtaient à partir faire du lèche-vitrine comme on part à l’aventure. Elles s’étaient équipées pour marcher pendant des heures : vêtements pratiques, (décontractés) pantalons moulants et chaussures de sport, maillots légers, (liquettes, chemises) il ne devait pas pleuvoir. Au pire, elles s’engouffreraient dans un bar. Depuis quelques jours, elles ramassaient toutes les publicités (prospectus, dépliants, imprimés) qui indiquaient les (incontournables) indispensables, et relevaient les meilleurs rabais des lettres d’information qui tombaient dru dans leur téléphone, elles avaient repéré les magasins qui affichaient les soldes d’été gigantesques ; ça allait être drôle, super sympa… (rigolo, amusant, poilant, marrant, bidonnant….)
Pas vraiment des enragées de la semaine de la mode (de la haute-couture), elles étaient plutôt victimes des tendances, (de la mode) au petit budget, aux moyens très limités. Allez ! achetez** (maintenant) ! comme l’avait écrit en vitrine la première boutique de la rue.
3) Il n’y avait pas la moindre chance pour que le n° 1 rencontrât les n°2 ; sinon dans le carambolage des titres des chaînes TV à jet continu, le grand spectacle du monde sur écran plat, une vingtaine de fois par jour, entretiens, (discussions, parlote, propos) de pacotille et flatteries style opinion commune, (poncifs, clichés, stéréotypes…) formats courts pour y caser toutes les promesses de la page d’accueil (des annonces, du générique).
Ainsi, dans le même quart d’heure a-t-on pu voir se succéder l’analyse de l’arrestation de notre noctambule par le spécialiste ‘faits divers-justice’ de l’encadrement et le micro trottoir de la stagiaire qu’on avait collée aux bons plans de fin Juillet à Paris.
Inutile, dans un cas comme dans l’autre, mais surtout dans l’autre, d’être longuement entrainée, ou s’inscrire à une séance de formation aux médias ; il suffit de tendre le micro et la perche, surtout la perche. Les filles étaient totalement excitées, elles venaient de trouver un petit short* si féminin, (si fille, si mimi) qu’elles enchaînaient les photos d’elles (autophotos pour les Canadiens) et les sms avec plus d’émoticônes que de lettres dans l’alphabet. La consigne de leurs copines était : paraître brillante, (clinquante, fastueuse, étincelante, luxueuse… resplendissante…) pour trois fois rien ! un vrai pari !
Et pendant ce temps-là, les blagues privées fusaient d’un bureau à l’autre ; le caïd aux petits pieds peinait à faire croire qu’il ne dirigeait aucun commerce répréhensible, (ne gérait pas d’affaires illicites) ; et le JT du soir put coincer l’annonce de son incarcération entre un reportage sur les chasseurs de coûts, (tueurs de rabais) et les tueurs en série, la programmation en plein été laisse vraiment à désirer, il faudra renouveler toute l’équipe à la rentrée, et ne reprendre aucun stagiaire.
Je ne sais pas vous, mais moi là, je frôle la saturation, (le surmenage, je suis cramée) ! plus difficile qu’une version latine mais surtout absolument désespérant. Aussi, le jeu consiste à réécrire reformuler ces quelques lignes dans un français élégant en français, juste en français. Il n’est pas interdit de modifier légèrement le tableau, le petit short de nénette, sans aller jusqu’à…etc….
Je n’ai pas voulu réécrire (c’eût été un autre exercice de style) ; il n’y a pas de recherche ou d’effet particulier ; bref, ces quelques lignes sont affreusement plates. Juste montrer qu’à peu de frais, nous disposons du, voire des, équivalents français pour des termes qui ont fini par s’imposer dans les conversations hors de toute nécessité, et même au point de chasser le vocabulaire français adéquat. Le danger est dans cette banalisation, dans ces réflexes, dans ces tics de langage. Mais réfléchissons-y cinq minutes, en quoi dire ‘en live’ surpasse ‘en direct’, et /ou ‘loser’ plutôt que ‘perdant’. [Ou ‘work in progress’ pour ‘travail en cours’ -entendu de quelqu’un qui se prétend écrivain]. Nos automatismes du quotidien donnent raison à tous ceux qui, sans la moindre sanction sociale –personne, jamais, ne reprend celui qui opte préférentiellement pour l’anglais, pire on s’en enorgueillit !– proposent dorénavant des slogans, des titres, des discours même, de la publicité, des promotions, du vocabulaire professionnel, relationnel, ponctués sans rime ni raison de ces termes injectés depuis un anglais qui la plupart du temps d’ailleurs n’existe pas vraiment sous cette forme ou pas de cette manière, du moins pour les vrais anglophones. Ne rien dire, ne pas reprendre, c’est cautionner.
*il me semble que l’on peut raisonnablement garder western qui ne fait pas offense à la langue française, sa spécificité parle pour lui. Même remarque un peu plus loin pour le short, qui, s’il fait parfois offense à l’élégance, n’a pas de réel remplaçant valable (l’appel à proposition est lancé.)
**l’expression en anglais semble si impérative que l'…impératif seul suffit en français ! c’est un ordre, achetez !