inactualités et acribies

les mots, la nuit

27 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

 

Si je pose le mot silence

sur la courbe du monde,

soudain tout se tait.

*

Il pleut,

des rêves éclaboussent

la vie

*

l’orange devenue bleue

quand le jour tomba

dans la nuit sanguine

*

Sur la page blanche

L’e muet

*

La ligne des arbres en flèche traverse la colline

Une fois pour toutes.

Et le village petit fait un pas de côté

Pour me laisser passer.

*

J’ai le cœur serré

À poing fermé.

 

***

 

Mes Saisons

 

gibbeuse la lune

rousse la nuit

douce la pluie

d’été

 

lune d’ardoise

grise la nuit

pluie de l’automne

bondit

 

au ciel sans lune

la nuit gélive

se tord, se fige

l’hiver

 

blanche la lune

d’une nuit bleue

si belle

de Mai

 

 

L'incertain apologue

23 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

Il faut toujours revenir à La Fontaine dans les tempétueux courants qui secouent l’air ambiant.

Du roseau et du chêne chacun connaît le destin. L’un plie et l’autre rompt. Mais le premier, chose insuffisamment remarquée, certes tient la place mais s’immobilise, tandis que le second roide et apparemment inflexible, s’en ira gésir dans la poussière, lui de qui –pourtant– la tête au ciel était voisine. Aussi la morale, favorable au roseau en première lecture, a pu trouver contradiction dans cette double  inattendue et cynique formulation de Raymond Queneau* : une fois à terre, au moins le chêne peut-il servir encore en faisant, par exemple, un valable cercueil à quelque déshérité. Ce qui est loin d’être certain, même les enterrements deviennent hors de prix. Retirons donc les trois derniers mots, un valable cercueil suffira, si l’on peut dire.

Pendant ce temps, le roseau qui n’a pas bougé, devient contre toute attente le véritable inflexible. Il ondoie, ploie et s’incline, mais finalement ne bouge pas. Sa résistance à la tempête qui fait rage ne devient-elle pas, après coup, le signe même de sa force, contrairement aux apparences. Et les apparences ont la vie dure qui apprennent aux enfants que :

nous autres, petites gens,

Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,

Dont la petite vie est le souci constant,

Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde

Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. **

 

Pour Esope, dont l’esprit souffla si fort sur la plume de notre plus célèbre et fabuleux fabuliste, l’homme est fait de bois d’olivier et non de chêne. Détail régional qui ne change rien à l’affaire ; il est même possible que celui-là survive plus longtemps que celui-ci dans les bourrasques, si  profondément ses racines s’enfoncent dans le sol. Jusqu’à la rafale dernière, qui porte un coup fatal bien qu’il ne soit pas le plus puissant. La chute, d’autant plus inéluctable que l’arrogant feuillu faisant l’important, le poseur, l’infatué, n’entend ni le vent se lever ni le souffle profond* arriver du diable vauvert. Les auraient-ils même sentis s’approcher, ce que nul ne peut affirmer, il aurait argué que depuis si longtemps personne ne l’a fait bouger, qu’il lui en faudra bien d’autres, qu’il est même en puissance de protéger les plus faibles, que tel est son honneur,  sa gloire, peut-être son destin,

Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,

Part d'un bon naturel

nous verrons bien qui de votre force ou de ma supposée faiblesse l’emportera. Parions un instant que la victoire du roseau puisse être amère* quand dans un dernier regard plein de morgue, le rouvre à terre lui dira : Je suis encore un chêne. **

 

*in Battre la campagne – Gallimard, 1968 (!) ; ** Jean Anouilh in Fables, 1962 – (Le Chêne et le Roseau) ; ***Pascal, Pensées

 

 

 

"L'ENNEMITIE"

18 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

       Les fortes pages d’Alain Borer dans Armistices* ont cette qualité d’infuser lentement en dépit de leur intensité. Pour se poser comme feuilles d’or et d’automne, dans le silence retardé qu’impose la réflexion. Et l’éloignement nécessaire d’avec toute agitation mondaine et même domestique. Qu’elles fussent lues dans l’empressement de la découverte, faisait contrat pour une relecture ; et le titre, l’unique mot du titre, portant à lui seul la charge de cette obligation.

 

     L’Ennemitié**. Éblouissante illustration de la force de surgissement de sens par la maîtrise du verbe. Mieux, par l’invention d’une évidence ; de ce qui, pourtant, ne s’était jamais dit ainsi, ne s’était encore jamais ainsi dit. Et d’entendre de suite, en le regrettant sur le champ, les autres termes répartis, comme disent les linguistes, le long d’un axe paradigmatique dont la double propriété est d’être commun –la meilleure garantie pour se mieux comprendre dans une langue donnée– et parfaitement individuel –la meilleure garantie pour éloigner l’infécond psittacisme ; il fallait donc comprendre, de suite, que L’Ennemitié, ne se substitue ni à l’inimitié ni à l’inamitié, terme qui lui non plus n’existe pas, alors qu’inamical s’emploie comme si l’on pouvait manquer à l’amitié mais non l’amitié.

     De la mise en forme, la formation, vient la signification ; de la formulation vient le sens ; de l’inventivité vient le signifié ; ou comment la force d’un mot oblige au développement de la pensée. De la pensée du lecteur rendue à une sommation d’intelligence et d’application à n’être ni paresseux ni passif. Cette multiple et réciproque contrainte qui en appelle à toutes nos mémoires vives mais lointaines, compose un vrai moment de grâce, elle en est même la condition. Aussi, prendre d’abord le train des pages en paysages des jours qui passent à rebours, qui passent à l’envers ; dira-t-on jamais assez ce que l’écriture d’un lieu doit à celle des temps qu’il a vécus, la géo-graphie à l’histoire qui s’y est inscrite. Et ici même à ce que l’Armistice doit à L’Ennemitié disparue dans le silence des armes tues. Comme elle était venue par leur fracas. On avait des ennemis/Sans savoir pourquoi dit Guillevic quelque part.

      Si l’Ennemitié était juste l’exact contraire de l’Amitié, inimitié y pourvoirait. En absence de, en trahison de, en insuffisance de, bref en manque. Ce serait l’amitié en manque d’amitié. L’amitié serait la mesure, l’inimitié, sa démesure en creux, sa négation. Entre les peuples, entre les individus. Le contraire, l’opposition, selon la logique binaire et tellement usée du tiers exclu : on ne peut tenir dans le même ensemble, une chose et son contraire. Pour que l’une soit, il faut que l’autre ne soit pas. Un modèle qui suppose et impose non point de la rigueur mais de la rigidité. La première a la précision pour guide, la seconde mène à la simplification. Ce que la plupart font, déclarant que la guerre qui oppose des ennemis exclut, de fait et de droit, tout rapport non inamical. Mais pour l’affirmer il faut poser le principe d’une amitié nécessaire, d’une nécessité de l’amitié avant, ou hors de, toute guerre : ce qu’Aristote attendait de tout Athénien pour accéder à la vraie citoyenneté, qu’il appelait Philia –souvent trop vite traduit par Amitié, oubliant que le philosophe écrivait alors que la décadence démocratique d’Athènes était bien entamée ce qui justifiait aussi un tel propos. Alors la Philia, cet état d’accord, ou l’énergie pour y parvenir, serait un état de paix, un état de non guerre, un état de non hostilité. 

     Mais, de même que l’amitié n’implique pas les désaccords, l’ennemitié n’est pas faite d’inimitié obligée. Si elle la contient, évidemment, elle n’en est pas l’inversion, l’avers de son revers. Et ce long et profond texte d’Alain Borer ne dit pas qu’il y a un rapport aigu de contradiction entre amitié et ennemitié, mais de contrariété. Il faut peut-être oser une autre entrée herméneutique pour mesurer cette féconde distinction. Il faut revenir à un mode, un modèle de pensée qui ne s’inscrit pas dans une argumentation binaire, dialectique, serait-elle subsumée par quelque ruse de la raison hégélienne. Et on aurait tort de ne pas lire en pesant au trébuchet de la psyché collective qui nous assigne à domiciliation intérieure et tenace,  ces mots d’Alain Borer, presque les derniers : l’ennemitié, la fabrication inconsciente de l’ennemi ; par une énergie active que l’on ignore être en soi, cet entêtement inconnu tant qu’il est contenu, qui s’ex-pose et explose comme force négative mais active, si ou dès que l’autre, qui fait se tenir entre eux les principes de vitalité, d’ordre ou de vertu collectifs, si ou dès que l’autre force fait défaillance…

     De cette fragilité, de ce Malaise*** mal-aisé constituant toute civilisation, proviennent les guerres, les conflits et les crises. Déjà, de la lointaine Grèce d’avant la stricte rationalité platonicienne, on eut cette audace de penser le devenir non point dans une ligne –serait-elle chaotique– mais dans des cycles, des cercles, qui se repoussent les uns les autres pour mieux se manifester. L’Harmonie et la Discorde empédocléennes, procèdent de cette féconde confrontation où seule la faiblesse de l’une amène l’autre à paraître. Elles se contrarient mutuellement.

 

     Le texte d’Alain Borer participe de ces pensées-là. Mais aussi, mais surtout, par l’extrême richesse et intelligence de savoirs éblouissants et d’une plume magnifique, osant le dépassement de la simple linéarité historiciste, il montre per facit ce qu’il dit. L’ennemitié, force toujours latente et en quelque sorte autonome, surgit ou surgira, par faiblesse, par infirmité, par défection –par manque de soins à ce que l’homme, les hommes depuis toujours, ont créé de plus intense, de plus infini, de moins utile, que l’on peut tenir sous le nom d’art. Et dont la littérature semble être ici l’une des formes les plus achevées pour y parvenir.

*Armistice, éditions Gallimard, Octobre 2018. Cf ici même l’adieu aux armes, 28 Octobre ; **L’Ennemitié, article d’Alain Borer, p 39-57 : *** cf Freud, Malaise dans la Civilisation, autrement traduit aussi Malaise dans la Culture.

signes, signaux et signatures d'automne

13 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

 

                                                                                                                                                                                                      

 

 

 

Retenir la pluie en son miracle transparent de silence & toute feuille au sol tombant, l’arrêter avant qu’elle ne meure.

Ainsi serait l’automne nouveau en des mots inusés, déposé au vallon petit qui suspend sa buée de tuiles en toits, de branches en troncs, de pierres en terres.

 

 

 

 

 

Resterait une rose, une semi-fanée, une presque pâle, en bout de tige ployée comme un roseau se balance au bord du ciel. Bleu pour elle. Trainant une beauté blanche qu’on appelle nuage.

 

De cendres & d’ors mêlés,

tandis que le poète passefile le temps, les arbres crochent des lointains indécelables, voilés de bruine. Les brumes pèsent un peu qui font les regards ruisseler, s’enraciner les murs dans la terre profonde, les sols s’arrondir, accourir les nuées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

…il reste un peu de vin ambré dans nos verres radieux.

l'improbable est possible

6 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

 

De la couleur olive verte de sa couverture, je me souviens. Petit format, grands textes. Feue la petite collection maspero de mes études1.

 

Aussi le livre de Paul Nizan, Aden-Arabie, concentrait  tout pour me séduire : la nostalgie -ne jamais minimiser cette part sentimentale de nous-même dans le choix d’une oeuvre inactuelle-, la célèbre préface signée Sartre, le parfum d’Orient. L’écho rimbaldien finalement sans écho, et ça on ne le sait qu’à la fin mais jusqu’à la fin on se demande, je me suis demandée, si le miracle aura bien lieu. D’entrée, en revanche, le retour inattendu de la fameuse, double et insolente sommation : J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire…2

 

Belle, immense, tardive et selon moi réussie, tentative de Sartre pour entrer en compréhension du pessimisme de son camarade d’Henri IV, « l’Ancien Ami », sa personnalité amère et sombre3, que non seulement la mort avait éloignés, mais aussi mais surtout le chœur bien maîtrisé des règlements de comptes politiques que l’époque et ses coteries savaient parfaitement organiser. Lisant la cinquantaine de pages dédiées, je me disais qu’on a quand même oublié que Sartre est un vrai grand écrivain… Mais ces lignes4,  Nizan, mort à 35 ans en 1939 tué par une balle allemande, ne les lut jamais. Fallait-il cet infranchissable obstacle pour que Sartre trouve enfin les mots

Ce qui me fit entrer en lecture fut d’une tout autre nature et absolument imprévisible. Ouvrant le modeste ouvrage, acquis, l’ai-je dit ? d’occasion au marché de N.5 et,  comme chacun fait n’est-ce pas, pour en éprouver la lisibilité, la densité, la souplesse aussi, lui cassant le dos depuis trop longtemps bloqué, je découvre à l’intérieur et invisible sans cette manœuvre d’échauffement, un petit papier plié et replié, coincé à l’entrée du chapitre X, celui chapeauté d’une citation de Madame de Staël. D’une couleur fanée dans la palette des verts –harmonie certainement involontaire– seuls quelques arrondis, souplesses et virgules semblaient y être inscrits. Je déroulai donc ce que je pris, et prends encore pour une note de consommation de bar, rédigée à la hâte et au stylo bille, en des caractères arabes indéchiffrables. Pour moi.

   Quelqu’un, peut-être même dans les années 60, date de cette édition précisément, a emporté ce livre à Aden, ou à Djibouti, Harrar, Mogadiscio… l’a lu buvant un café Arabica, intentionnellement. Geste existentialiste s’il en fut. Et, à coup sûr, d’intelligence élégante, pléonasme. Ce que je ne saurai jamais,  mais ai décidé qu’il en a été ainsi, et le sera désormais et pour toujours. Aussi, j’ai littéralement traqué comment «l’inconnu d’un Bar d’Aden» a bien pu déguster sa lecture, ou s’il fut un peu déçu comme moi d’avoir attendu une centaine de pages environ avant qu’apparaisse le premier grain de café, sous une forme sonore déconcertante : Et le bruit de beurre fondu des grains de café sur les claies des trieuses lie tous les bruits. Certes le séjour de Nizan à Aden, une année quand même ! ne répondait à aucune curiosité ethnologique, mais très prosaïquement à une demande de préceptorat pour le fils d’un magnat français du commerce en 1926-27 ; pour autant, on regrette un indice si bas de sensibilité olfactive et gustative, faiblement rattrapé quelques pages plus loin par ce café poivré intéressant, mais très insuffisant. C’est à se demander s’il n’est pas, Assis devant sa porte (à regarder) couler un petit filet intarissable d’ennui. Je pense aussi à mon lecteur inconnu, inventé et frustré, qui vient de commander une nouvelle tasse d’arabica pour poursuivre.

Il lui reste un texte foisonnant à tous les étages et de bien belles autres manières pour siroter son café, à Aden à Paris ou ailleurs, mais à Aden, en lisant Paul Nizan : condamnation sans appel d’une société mercantile et cynique ; cynique lui-même à l’endroit des écrivains qui se prennent pour des instituteurs ou des professeurs de morale y compris et surtout quand ils parlent de paysages ; dans ces terres inconsolables, émotion de trouver Prométhée enchaîné et Œdipe à Colonne dans le texte grec, dans une échoppe d’épicier grec il est vrai ; l’auteur d’un peu connu Les Matérialistes de l’antiquité cite deux fois Épicure, puise dans sa culture universitaire en même temps qu’il s’en défend,  si je n’avais pas fait mes humanités pour rien… ; et surtout ne lâche rien justement de ses analyses, vocabulaire, convictions et dénonciations communistes de l’Homo Economicus qu’il hait de toutes ses fibres ; rentrant en France il avoue, fatigué, je vais vivre parmi mes ennemis.

Et parmi qui vivait, et vit-il encore ? l’inconnu qui laissa, page 107 de l’édition Maspero 1960, de Aden-Arabie de Paul Nizan, une note de consommation illisible, indéchiffrable et aujourd’hui vieillie… dont pourtant les arômes de café m’ont accompagnée tout le temps de ma lecture. Peut-être dans un pur néant.

 

1) par exemple, J-P Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 2 tomes- une Bible ! si l’on peut dire ou  Althusser, Lire le Capital. 2)que c’est le plus bel âge de la vie. Tout le monde connait… En revanche, que cette attaque soit les premières phrases de Aden-Arabie, pas si sûr !  3) In Situations I  4) écrites en 1960, le livre de Nizan est paru en 1931.  5) cf ibidem, archives, 2sept.

 

De quoi Actéon est-il le nom?

2 Novembre 2018 , Rédigé par pascale

   à Alain Borer,

 

   Du  mythe d’Actéon on tait le plus important si l’on pratique la mythologie comme le lèche-vitrine, une gentille balade, juste jeter un œil mais ne pas entrer, ne retenant que le cerf pour réponse cinglante d’Artémis à un impudique regard : métamorphose immédiate de l’homme en bête, et qu’il soit dévoré par ses propres chiens. Au mot près, c’est un refrain, une scie… dévoré par ses chiens, dévoré…. chiens… Mais la légende, dans l’une au moins de ses versions, dit aussi que deux d’entre eux ayant avalé sa langue, s’en trouvèrent dotés de la parole. Ici, la dévoration fut insuffisante pour punir le regard effronté et peut-être obscène de ce vaillant chasseur…

   Quelle réussite ce passage subreptice d’un organe à sa fonction ! comme s’il suffisait d’avoir une langue pour parler… comme si parler et proférer des sons pouvait être la même chose, mais surtout parler pour détenir et tenir le langage. Gageons qu’à cette aune, le caméléon serait l’un des plus bavards, bien que capable de rouler au moins sept fois sa langue dans sa bouche mais, la dépliant, la jette si loin devant lui. Devenu cerf, Actéon n’en restait pas moins encore humain pour la double raison que ses compagnons furent sur-le-champ ses bourreaux, et, par proposition chamaniste discrète du récit, s’emparèrent de sa qualité essentielle.

   Actéon devenu un court instant homme-cerf, puis cerf mort ; mais Actéon ou le symbole de la parole humaine invincible. Indestructible. Immortelle. Herméneutique du mythe qui donne sens au signe en en délaissant la forme, telle la dépouille d’Actéon, involontaire permanence et inversée signature d’une grandeur inégalable. Et fragile. Jetée aux chiens. Qui se mirent à parler. Si l’on privilégie le détail glossophage du récit, et non comme Sartre* la seule œillade devenue lorgnade pour l’éternité, qui lui fait affirmer qu’Actéon écarte les branches pour mieux voir Diane au bain, à qui nous rendrons son patronyme grec d’Artémis, voilà qui est mieux… Il y a ici privilège ou priorité de la vision et même du regard comme volonté d’appropriation de l’objet regardé. Le complexe d’Actéon –étrange mimétisme verbal pour celui qui fustige la psychanalyse– est de l’ordre de l’avoir. Voir, c’est savoir, c’est donc avoir ou posséder.

   Mais, comme nul ne sait si Actéon a délibérément porté un regard sensuel sur la belle, ou si c’est la sensualité de la baigneuse qui l’a ainsi saisi, projetant sa propre crainte ou son propre désir ou peut-être les deux sur ce malheureux giboyeur, devenant prédatrice de son hypothétique prédateur –version qui eut la faveur la plus commune– il convient de porter la moins retenue à plus ample connaissance** ou plutôt, lui accorder une attention plus aiguë, disons plus intéressée. La métamorphose, pratique si courante dans les traditions mythologiques, ne s’accorde ni avec la logique bien sûr, ni avec une traduction univoque. Elle en perdrait, de suite, sa spécificité. Aussi, qu’Actéon soit dévoré par ses chiens, une fois cerf devenu, ne doit pas l’emporter sur l’étonnant détail de l’avalage de sa langue –par goinfrerie si l’on se rapporte à l’étymologie de l’un des deux mâtins, Pamphagos– et surtout de ses conséquences directes, l’usage immédiat du langage humain. Alors, par la volonté d’une pudique, par le martyre d’Actéon et  la cruauté aussi soudaine  qu’inattendue de chiens devenus dévoreurs de l’homme-cerf, une proposition anhistorique et irrationnelle se métamorphose en champ de possibles insoupçonnés : donnant sur un seul point raison à Sartre –l’importance épistémologique des métaphores nourricières– la langue d’Actéon, pourtant mangée par ses chiens, fait image et même symbole. Au-delà des apparences et des formes. Qui doivent nécessairement être mangées à leur tour. Et réaliser un triomphe.

   Aussi, Actéon pour nom de toute poésie possible, venue d’avant le temps où les choses sont à leur place. Appeler Actéon ce moment où les mots quittent les poètes. Et leurs dépouilles, devenant éternels.

Sculpture de François Lelong -Renne/Saule de l'Alaska

*in L’Être et le Néant ; ** comme une lecture plus acribique de l’histoire de Damoclès, cf archives, 3 mai 2018