L'Etna a du caractère
Pour la cinquième fois de l’an 2018, le volcan s’active, expression peu favorable car elle pourrait faire accroire que l’antre des Cyclopes est en congé du monde entre deux éruptions. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Les ateliers souterrains ne sont jamais en repos et la forge dirigée par Héphaïstos ne connaît pas de trêve. Et cela depuis toujours.
Dans les textes des Anciens* répliqués dans ceux de la Renaissance, il tient une place considérable ; mais Pietro Bembo (1470-1547) riche vénitien qui fit le voyage de Sicile et en rapporta un récit aujourd’hui à nouveau disponible après des décennies d’oubli immérité, fait du volcan une expérience personnelle. Comme Montaigne,** Pietro eut un père admirable, peut-être plus engagé encore dans l’attention qu’il porta à la formation de son fils, laquelle fut d’un extrême raffinement ; ainsi, pour progresser dans l’apprentissage du grec, Pietro put se rendre en Sicile, à Messine, auprès d’un des plus éminents professeurs de l’époque, le byzantin Lascaris. Il avait 22 ans. Et après une année de travail appliqué, un ami avec lui parti et lui-même, s’octroyèrent des vacances bien méritées. À cette époque comme de nous jours, on ne séjourne pas en Sicile et mieux encore à Messine, sans se rendre sur l’Etna. C’est à cette excursion, et même cette ascension que l’on doit son De Ætna, rédigé deux ans après et en latin, sous forme de dialogue entre son père et lui, dans lequel il se range à la vision rationnelle de Lucrèce, pour qui il n’y a pas plus de Cyclopes que de Géants qui habitent la montagne cracheuse de feu. Le texte, édité en 1496, fut imprimé avec les caractères typographiques nouvellement inventés et tout juste fondus, aujourd’hui encore connus et utilisés sous le nom de police bembo, celle-là même avec laquelle ces lignes sont rédigées.***. Pendant environ deux cents ans le De Ætna de Pietro Bembo fut oublié. Rééditées au début du 18ème siècle, les œuvres complètes du gentilhomme vénitien passèrent une nouvelle fois à la trappe jusqu’en 1969, où à Vérone et sous la police de caractère griffo, elles réapparurent et cette fois occupèrent enfin une meilleure place dans ce qu’il convient d’appeler la littérature volcanologique.
Mais l’actualité étnéenne, par un retournement ironique des choses, fait aussi rapporter l’éruption présente à l’un de ses caractères les plus anciens, assurément nietzschéens puisqu’il enveloppe et le retour éternel du même et l’énergie puissante d’une force vitale supérieure : le volcan est à lui seul sa propre volonté. On y voit alors, ou l’on croit y déceler, l’effet de puissances célicoles –ou chtoniennes, alors que son incommensurable vigueur, désormais prévisible dans la plupart de ses conséquences, déclenche aussi d’infinitésimales altérations et de minuscules bouleversements. On apprend dans le “Bulletin of Volcanology” que l’Etna glisse lentement mais irréversiblement vers la mer, cette partie de la Méditerranée appelée ici Ionienne, à raison de 14 millimètres par an… La mesure si faible –mais comment obtient-on une telle précision ? de cet avancement pourrait autoriser le déni. Mais, de millimètre en millimètre, et cela depuis et pendant des milliers et des milliers d’années, il se pourrait bien que cela soit vrai. Voilà pourquoi, peut-être, peut-être, Sant’Emidio soi-même, dévolu de toute éternité à prémunir contre les tremblements de terre qui suivent toujours les éruptions, fut cette fois impuissant, c’était souvent arrivé, mais fut aussi écroulé : le Campanile de l’Eglise Santa Maria Santissima (autant de sainteté verbale n’était-elle pas suspecte ?) del Carmelo, région d’Acireale, celle du volcan, a chu, entrainant avec lui la statue du saint qui chut aussi, et atterrit au sol en miettes. Peut-être qu’à un millimètre près, le caractère colérique de l’Etna aurait pu épargner et l’un et l’autre…Pour avoir eu la tête d’Emidio en ces derniers jours de l’an 2018, nous dirons que l'Etna vient de mettre fin à une arnaque : le saint protecteur était sous le coup d’une faute professionnelle impunie depuis trop longtemps, il fallait que cela cesse.

« Crollata la statua del santo protettore dai terremoti a Pennisi »
*échantillon non exhaustif, et pour quelques lignes parfois : Eschyle, in le Prométhée enchaîné ; Pindare in Odes Pythiques, I ; Thucydide in Histoire de la guerre du Péloponèse, III, 116 ; Strabon, Géographie, VI ; Cicéron, De Natura Deorum, II, 38 ; Lucrèce, De Natura rerum, VI etc…** rappelons aux oublieux : 1533-1592, il est d’un peu plus d’un ½ siècle plus jeune, ce qui compte pour rien ; un si bon père (Essais, I, 25 et III, 13) et même le meilleur pere qui fut onques (II, 12) ; *** qu’il suffit d’inscrire dans la fenêtre des polices de caractère pour en user.
D'antan et d'aujourd'hui
Bafre ou bafrée, en patois normand et lorrain, signifient régal ignoble de gourmands, délicieux oxymore inclus dans un pléonasme. Aussi bien, il y a de la bredesingue dans l’air pour tous les gueulus du coin, goulipias ou gourauds, c’est comme on veut, pour qui la table est toujours servie, et qu’il ne pend que de manger. Sans être pour autant toujours dans la pictrie.
En ces temps de boustifailles, ripailles et victuailles à venir, il fait bon conjuguer le solide et le liquide aux modes anciens encore familiers à toute mémoire auriculaire, souvent masquée par l’olfactive à l’éternel goût de madeleine. Et s’étonner de fêter un nouveau-né proscrit et quand même un peu à la rue, en se goinfrant et buvant plus que de raison jusqu’à s’yvrer et être tesi.
La substitution de ce pauvret, fils de parents nécessiteux et errants, par un bedonnant, joufflu et barbu vieillard, et hilarant, s’opéra sur le tard mais avec un succès tout aussi inattendu que complet, en passant de la douceur moyen-orientale à la froidure quasi arctique du presque cercle polaire. Triple commutation réussie : régionale et climatique ; générationnelle ; économique. Qui l’irait contester ? l’adoration d’une image –étymologie stricte de idolâtrie– créature illusoire mais compensatoire réussie, en lieu et place d’une célébration culturelle et cultuelle, par l’incroyable renversement du sens du don et l’effacement de trois rois et leurs offrandes magiques au sans-domicile-fixe, au profit d’un revenant annuel et multiclôné qui fait mine d’apporter les cadeaux qu’en achetant pour d’autres, on a largement achetés pour soi-même. Sans parler de la scénographie douteuse et datée, répliquée mécaniquement mais non sans plaisir… un vrai mystère ! L’animal humain, surtout quand il est en troupeau, n’aime finalement rien moins que ce qu’il appelle rites pour oublier qu’il s’agit d’abord de ritournelles, d’habitudes, de reprises, de refrains… et tout le monde sait que dans une chanson à boire, le refrain est le meilleur moment.
Et havignolant, peut-être par excès de coups de cachoire –ces derniers derniers verres offerts avant de repartir– le Bonhomme censément invisible aux petits comme aux grands, ne cesse d’arpenter les bitumes, d’apparaître aux devantures et de s’y afficher. Chacun promène à bout de bras, marchant à pas rapides et presque honteux, des paquets qui déjà disent tout de ce qu’ils contiennent, et reproduisent, sous les formes mercantiles les plus éhontées, ce qui pourtant se pratiqua depuis les âges reculés de l’humain : l’échange. Autrement appelé aussi, la contrepartie. On peut lui préférer le troc. Dans tous les cas, la main qui offre ne se referme jamais sur le vide. La seule question qui vaille est d’en éloigner l’hautaineté, pour le dire comme Montaigne, au profit du trac, cette généreuse et légère appréhension de n’être pas à la hauteur de ceux qu’on aime.
Omnia sunt hominum tenui pendentia filo (Ovide)
Rond et fragile, nu
le temps tourne infiniment
sa bulle de savon
souffle, ondule, ondoie
noire beauté de l’hiver enlarmé
en ses boules de verre
volant comme glumelles au vent
oscillent de sphère en sphère
dans les reflets de sa vanité

Pieter van Roestraten
la cosmétique du nordmann

Avant

Après
Point d'ironie.
L’ironie aurait-elle une limite, ce que le point s’il est final, suggère mais s’il hésite et hoquète, fait un petit train de points… de suspension. Suspendus en rappel par écho approbateur et résonnant : l’interlocuteur a pigé, et votre complice devenu ponctue alors le discours de clins d’œil cois et ne s’exclame qu’en silence; les grandes ironies sont muettes convenant mieux par là aux vertus de charité, souventes fois chues, il faut le dire aussi, dans les vertugadins de l’hypocrite mondanité. À la peine, l’ironie pointille, trébuche, n’osant poindre elle hésite à balancer, se jeter en avant et s’afficher comme telle. Qu’y a-t-il de plus anironique que de signaler l’ironie ? on peut s’interroger.
Le dernier jour du dernier mois du siècle dix-neuvième, paraît un Ostensoir des ironies duquel Alfred Jarry reprendra un an plus tard et sans la développer, la proposition d’Alcanter de Brahm d’user du « point d’ironie » distinctement de celui d’interrogation dont il dit joliment qu’il est une oreille, ornée même, somptueusement, d’un pendant.* Avouons notre ignorance de ce point d’ironie, qui devient non plus une fin de non-recevoir mais une invitation à souligner un analphabétisme ponctuel ; avec le point d’exclamation, le point-virgule et les deux points, l’interrogatif ne suffisait-il à toute chose avec les suspensoirs suspensifs ?!?!?! histoire de rester bouche bée et indiquer ainsi qu’on manquerait du souffle qui couche les mots sur le papier.
Il y aurait quelque avantage à user du point d’ironie, dont celui de l’économie. La mise au repos de certains moyens typographiques peut relever de l’hygiène verbale écrite et noter que, pas plus que d’autres, le point d’ironie n’a vocation à être parlé mais qu’il faut parfois alléger les esgourdes en affûtant les regards ; signaler, comme peut le faire le code de la route, s’il y a double sens ou sens unique, qu’il en va d’une nécessité publique et salutaire pour ne pas dire sanitaire. Pour Alcanter de Brahm, ce flagellateur dont il y aurait urgence à parer les textes pour éviter de se méprendre sur l’effet d’une assertion, serait alors militant, politique, maïeutique. C’est peut-être oublier un peu vite que Socrate, le maïeuticien, n’en disposait pas pour la double raison que la langue grecque n’en possède pas et qu’il ne posa jamais le moindre iota sur une tablette d’argile ; l’autre indispensable condition est de savoir ce qu’ironie veut dire, Alcanter devait le savoir, lui, mais mieux vaut y revenir.
Nous aurions, comme lecteur –ce qui engage tout notre être, n’est-ce pas ?– perdu l’acuité à déceler pointes, flèches, traits, pointilleries et piques qu’écrivains et auteurs se plaisent à décocher. Point d’ironie cette fois, au sens d’absence, de défaillance, voire de faillite, l’esprit de sérieux et le premier degré l’emportant, il est indispensable de doter notre langue d'un signe nécessaire destiné à réveiller le bourgeois réflecteur des opinions communes, réflecteur mais point réfléchissant. Cet affichage militant voué à secouer notre assoupissement par une alerte visuelle -mais postposée- relève d’un constat pessimiste sur l’humain comme genre lacunaire, du moins la partie du genre humain qui s’occupe parfois à lire ; incapable non seulement de détecter tout chleuasme, antiphrase ou autre charientisme et ne pas les distinguer du mépris à son tour indistingué du sarcasme, mais encore à ne pas mesurer en quoi l’ironie élève un propos à sa préhension fine, aiguisée, le rapportant toujours autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas, autant à ce qu’il affirme qu’à ce qu’il nie, à ce qu’il accorde qu’à ce dont il doute. Autant surtout à ce qu’il conteste dans l’expression même de ce qu’il atteste,
L’insuccès du point d’ironie d’Alcanter de Brahm –et même son ignorance– fait double leçon. La première, que l’usage d’un outil ne garantit pas son succès et qu’il vaut mieux pratiquer l’ironie que la pointer ; la seconde, elle en découle directement, que l’ironie plus encore que son maniement, est de si difficile réception, qu’il ne faut la manier qu’entre pairs, à bon entendeur, car ses vertus corrosives fragilisent et mettent à mal l’unité fictive mais bienfaisante du lieu commun –le si bien nommé– par une visible insistance à signaler la posture ironique, manière lourde de pointer le manque de finesse latent, donc présent, du lecteur. Comme s’il y avait nécessité de désigner par signe l’ironie d’une expression, d’une phrase, d’un paragraphe, d’un texte. Soit celle-ci est perceptible et le point d’ironie est superfétatoire, soit elle ne l’est pas. Alcanter de Brahm doit retenir notre attention pour d’autres motifs, notamment un article tonique à propos de l'Esthétique de la langue française de Remy de Gourmont**, dont il salue, parce qu’il le partage, le peu d’enthousiasme pour les emprunts étrangers de vocabulaire, avec cette précision vertueuse que nos contemporains (sont) trop soucieux de la prépondérance commerciale de la France en Europe (et) du danger qui se précise à germaniser et à britanniser nos génitures. Pour le germain on peut douter mais pour le britain ‽ ***
*cf A.Jarry, La Chandelle verte, Livre de Poche 1969. L’Ostensoir des ironies de Marc Bernhardt (alias Alcanter de Brahm) existe dorénavant aux Éditions Rumeur des Âges, La Rochelle, 1996, 119 pages. ** paru dans la Critique, numéro 115, du 5 décembre 1899, soit quelques jours avant la parution de l’Ostensoir (ce même R de G auquel nous devons de connaître la couleur zinzolin – ibidem, le 2/12/18) ; *** on peut obtenir le point d’ironie sur son clavier avec le raccourci ALT8253, même moi j’y suis parvenue ‽
Deux figures inactuelles de notre modernité politique
Être moderne est une affaire ancienne. Et la question politique, contemporaine de l’humanité, bien plus encore. Rappelons l’inefficacité conceptuelle d’un éventuel Etat de Nature, Rousseau le si mal lu, l’a pourtant définitivement établie, et plaçons d’emblée cette réflexion dans les conditions de son développement rationnel : la nécessité –mais sous des formes multiples, variées et variables dans l’espace et dans le temps– du groupe pour développer l’humanité de l’humain qui ne s’arrête pas à des qualités positives. Car cette irréductible dimension politique posée, n’engage ni les moyens ni les fins qu’elle se donne, qui sont, et peu s’en étonnent, toujours a posteriori. Même quand il s’agit de propositions apparemment théoriques, voire utopiques dit-on à tort, aucune ne précède l’existence ni la constitution d’un groupe. Comment cela se pourrait-il ? en revanche, il se peut qu’elles organisent la vie commune –ses règles, ses obligations, ses contraintes– hors de toute réalisation effective et historique donnée, ce qui désigne une réflexion si les garanties d’un raisonnement établi au-delà de tout cas particulier justement, et expurgé de toute opinion infondée, sont réunies.
Dans la présentation d’une des très nombreuses éditions récentes du Discours de la Servitude volontaire de La Boétie, ses auteurs écrivent* : « La Boétie, Machiavel : figures premières, exemplaires, les deux figures de notre modernité politique**, figures s’éclairant l’une par l’autre. D’une part, la lucide raison d’Etat qui trouve son langage, de l’autre, porté à l’expression, l’indicible savoir qui meut les révoltes ». On note le chiasme : à Machiavel la formulation éclairante de la difficile question de la raison d’Etat, à La Boétie l’analyse des refus de l’autorité légitime. Nulle opposition pourtant, bien au contraire, voici deux penseurs également fondateurs de la philosophie politique moderne, non que leurs pensées soient semblables, mais parce que chacune pourrait se retrouver dans un aspect de l’autre et même parce qu’ils ont plus de points de contact que d’opposition, la délicate question de la Souveraineté étant de ceux-là. Le paradoxe doit être levé.
Machiavel et La Boétie ne sont pas tout-à-fait contemporains, La Boétie naît quelques années après la mort de Machiavel, mais ce léger décalage compte pour rien mesuré au temps long de l’histoire des idées politiques qu’ils marquent traditionnellement par la différence radicale de leurs analyses. Si le Florentin est le théoricien de la lucide raison d’Etat, le Français lui, aurait compris ce qui peut conduire, ou non, les peuples à se révolter. A première vue mais sans se contredire, ces deux jugements ne se recouvrent pas. Or il s’agit bien, dans les deux cas, de la même chose, puisqu’elle soutient toute la question de la légitimité du rapport que le Pouvoir entretient avec le Peuple, qui reçoit la froide réponse de Machiavel raison d’Etat d’une part, d’autre part l’explication subtile de La Boétie, indicible savoir. Dans les deux cas, l’exemplarité des deux penseurs revient à montrer comment ils ont compris sans le moindre doute que tout pouvoir est toujours en lutte contre ceux qu’il gouverne et domine, qu’il lui faille montrer une autorité indiscutable ou que celle-ci soit l’origine même de ce qui fera sa chute (les révoltes). On commence à comprendre qu’ils désignent par des voies très différentes, une même difficulté ou un même constat : le Pouvoir, tout Pouvoir, ne peut être légitime s’il s’exerce exclusivement par l’autorité intrinsèque de sa propre force, raison d’Etat, ou s’il contient en lui-même les conditions de sa mise en cause, ce qui meut les révoltes. Ainsi, Machiavel et La Boétie posent là le difficile problème de la capacité de tout pouvoir à s’exercer sans abus, ou, si l’on préfère, sans disqualifier la Souveraineté qu’il est censé incarner. Leur point de vue est implacablement critique et exemplaire au-delà de ce qui les sépare, parce qu’ils refusent de penser le Pouvoir au-delà de la responsabilité des hommes –des Princes mais aussi des peuples– il en serait paradoxalement amoindri si une prétendue nature supérieure de l’autorité des lois et du statut de celui qui gouverne devait être invoquée. Le Pouvoir est affaire humaine et comme tel, il en accroche les vertus et les vices. Il suffit, au sens où l’on parle de condition suffisante en mathématique, qu’un gouvernant soit suffisamment habile, intéressé, riche, fort, établi par hérédité ou conquête à la tête d’un État, pour que les hommes se soumettent à lui ; ce que dans Le Prince, Machiavel reconnaît et décrit comme un certain nombre de recettes pour prendre le pouvoir et s’y maintenir, légitimant tour à tour, la ruse, la force, l’intérêt, en vue de la concorde et de l’unité ; ce que d’aucuns ont appelé la Raison d’État, alors qu’en réalité il s’agit d’abord des raisons du Prince, qui ne manque jamais de mots, et en cela a bel et bien trouvé son langage pour que son peuple le respecte dans la crainte. Ainsi, la Souveraineté, qui ne vient ni de Dieu, ni de l’Église, ni de Zeus, ni de l’Olympe, trouve paradoxalement à s’enraciner dans la soumission de ceux qui, tant qu’ils ne défont pas le Prince, le maintiennent jusque dans ses outrances. Machiavel, particulièrement dans les chapitres XV à XVIII (de Il Principe) en décrivant un gouvernant qui se préoccupe surtout de ses apparences et des impressions qu’il laisse, montre, en creux, le rôle fondateur de l’approbation des gouvernés, se ferait-elle par obligation, par Raison d’Etat. Certes, on est encore très loin des théories du contrat qui abolissent la distance entre le peuple et celui ou ceux qui le gouvernent jusqu’à être lui-même son propre gouvernant, mais Machiavel montre qu’il n’y a de pouvoir durable sans les conditions d’une certaine reconnaissance. En invoquant la nécessité de l’ordre, de la paix, et même de l’unité au dernier chapitre, il formule clairement –et pour la première fois selon les auteurs de la citation rapportée plus haut– le langage nouveau de l’autorité légitimée pour des raisons à portée de Raison. Il suffira de faire comprendre –et là, tous les moyens sont bons– qu’il est raisonnable de faire confiance au Prince qui donne des marques sensibles de ses qualités de bon gouvernant, pour qu’il soit adoubé. Alors, la Souveraineté pourtant incarnée dans un souverain amoral mais soucieux de reconnaissance, vient, pour l’essentiel, de son peuple. Telle est cette lucidité machiavélienne, reconnue comme exemplaire d’une science politique nouvelle.
Quelques décennies plus tard, La Boétie apparaît aux antipodes de cette vision. Car, contrairement à son prédécesseur, il dénonce les comportements arbitraires, injustes et tyranniques des monarques. Et il s’interroge. Cet indicible savoir qui meut les révoltes devient, sous sa plume, un véritable étonnement. C’est à un mystère qu’il fait face, un déficit de raison : je voudrais qu’on me fasse comprendre dit-il. Ce que Machiavel n’examine pas, La Boétie le regarde de près : l’état de servitude dans lequel les gouvernés acceptent, sans mot dire, de demeurer, alors qu’il suffirait de se lever et de dire « non ». Ce savoir-là, de l’ordre de l’indicible, capable d’initier les refus, le peuple ne le formule pas, mais La Boétie le porte à l’expression. Lui aussi est une figure exemplaire en procédant à ce décryptage de l’incompréhensible. Certes, le tyran est toujours méprisable d’être tyran, mais s’il n'avait une relation particulière avec le peuple –ici sous forme d’esclavage consenti– la souveraineté du gouvernant ne trouverait pas où prendre racine, elle ne prendrait pas l’apparence de la légitimité. La Boétie n’appelle pas à la « révolte », il explique ce qu’il vient de comprendre : qu’il manque au peuple de reconnaitre qu’il a fait la tyrannie du tyran en acquiesçant à un tel pouvoir, en ne le reconnaissant pas comme tyrannie. Â l’instar de Machiavel, on voit que la source de la Souveraineté ne se trouve pas dans le pouvoir d’un homme fourbe, abusif ou tyrannique, –affirmerait-il l’être, in fine, pour le bien du peuple !– mais dans le peuple s’il se laisse dominer, qui lui renvoie comme dans un miroir l’image de sa domination. La nouveauté de ces deux analyses est dans le renversement qu’elles opèrent, qui les mène à porter à notre compréhension que toute Souveraineté, la nature de tout Pouvoir, la « qualité » du lien que gouvernants et gouvernés entretiennent, ne sont, au fond, que l’affaire de ces derniers. Puisque –et c’est un autre aspect de l’avènement de la modernité politique– rien n’échappe à la nature de l’homme par principe, le Pouvoir, les relations d’autorité et la Souveraineté seront ce que les hommes en feront. Machiavel et La Boétie, chacun pour sa part, rapportent cette inscription au peuple, le seul à pouvoir légitimer qui le gouverne, de quelque manière qu’il le fasse.
*p XXIX de l’édition Payot, MM. Abensour et Gauchet ;**c’est moi qui souligne
[N.B : de Machiavel j'ai déjà parlé ici (1/10/2018), de La Boétie aussi (18/02/2018), et de la Souveraineté dans un texte consacré à Hobbes (18/04/2018) intitulé inactualité?]
Zinzolin,
l’un des treize courts chapitres du petit livre de Remy de Gourmont intitulé Couleurs, pertinemment qualifiés de contes. Le Jaune faisant ouverture, l’ultime, Orange, fut ajouté pour l’édition complète après parution en revue*, une demi-teinte pourrait-on croire d’autant qu’il faut un peu patienter pour voir la chambre orange proposée au capitaine à cheveux roux. Mais prenant le recueil par son début, on attend bien plus longtemps et presque en vain le jaune si l’on est inattentionné et pressé de voir confirmé ce que l’on a compris depuis les premières lignes et dont le schéma général se reproduit couleur après couleur, texte après texte : le récit d’une reddition amoureuse, souvent plus proche de l’abandon que de la capitulation. Termes empruntés au registre guerrier, bien que la lutte soit assez brève et la victoire du déclarant toujours acquise, ce dernier pouvant être une jeune fille, une vieille fille ou une princesse.
C’est un œillet jaune qui fait signe, sitôt apparu sitôt disparu, et s’il n’y avait des genêts quelques lignes plus bas, au milieu des ronces et autres digitales, on aurait pu perdre le fil jaune de l’histoire. Ce serait faire outrage à Remy de Gourmont qu’il faut relire encore et encore pour la délicatesse d’écriture de scènes mi galantes mi grivoises qui constituent ces contes dissolus, polissons mais point obscènes. Ainsi, une pièce d’or s’en vient délicatement se glisser dans une jeune main, achevant là la chronique mais pas le saisissement du lecteur qui se demande encore, alors que ses yeux le portent déjà sur le dahlia noir de la page suivante, à quel degré de quelle morale pourtant parfaitement inutile ici, il doit accrocher les trois derniers mots : elle était heureuse.
Le conte suivant se revendique normand : la petite ville non nommée, dans le jardin public de laquelle il se passe, est à coup sûr Coutances** pour laquelle Remy de Gourmont a un penchant certain, qu’il connut comme lycéen, aima comme lecteur et promeneur, dont il a décrit par ailleurs la gare, la cathédrale, et même le vent qui fait le fameux roseau*** se redresser, avec ironie ajoute-t-il ; il faudrait, il faudra revenir sur l’articulet consacré au Marché où en deux petites pages seulement, un énergique tableau, entre autres vocal –le patois bas-normand– est brossé. Aussi, que le deuxième conte de Couleurs soit localisé même implicitement, et c’est le seul du recueil, l’anime d’un frémissement d’impressions très particulier. Il fallait certainement y planter ce dahlia dans sa couleur noire dès la première phrase, tant il aurait pu disparaître sous la luxuriance des fleurs, plantes, arbustes et arbres du lieu et leurs multiples teintes.

Mais une fleur noire est noire. C’est un morceau de velours noir découpé en forme de fleur, et rien de plus. Image qu’il reprendra un peu plus loin, plaçant au centre de l’épanouissement de ses pétales, l’œil jaune d’un louis d’or insolent tout juste repris du conte précédent. Quelle maîtrise intentionnelle en quelques mots ! Mais ce dahlia devint baudelairien à l’instant précis et inattendu où son cœur lui-même devint rose. Rose et noir.
Cinq couleurs, le Blanc, religieux ; le Bleu, princier ou plutôt princière et conspiratrice ; le Violet de la vieille qui aimait les jeunes personnes ; le Rouge, couleur chaude, dangereuse, cruelle, blessante ; le Vert, l’invisible poison ; avant de lire ce Zinzolin inopiné et pour le moins intrigant. Tout le monde ne s’accorde pas sur le zinzolin, ce qui fait comme une cacochromaphonie insoluble. Le mot est joli, la couleur est affreuse. Car enfin le zinzolin peut descendre du jaune ou du rouge, selon l’époque, la langue d’origine ou supposée ; pour Remy de Gourmont, c’est un violet rougeâtre qui hésite entre l’usé et le douteux, qui a peu à voir avec la délicatesse dont on l’a parfois affublé, peut-être la raison pour laquelle de mot commun il en fait le surnom du jeune protagoniste ainsi décrit : sa tête n’avait que deux tons superposés, le rose et le cuivre avec, dans le rose, deux grandes fleurs bleues. Ce qui laisse songeur… mais aurait pour vertu d’éveiller le désir féminin, y compris d’épouses légitimes tout émoustillées à peu de frais. Et le zinzolin de réapparaître depuis le fond d’un carton à rubans dans lequel l’une plonge avec excitation pour s’en couvrir. Avec effroi et inquiétude aussi, tant ce violet rougeâtre lui semble laid mais infiniment tentant. Et le conte s’achève dans une ambivalence lucide, où la femme, attrapée par des rubans zinzolins et devenue adultère à l’occasion, conciliait son bonheur et l’amour de la souffrance.
Volontairement ou pas, les couleurs suivantes déclinent le zinzolin : rose, pourpre, mauve, lilas y compris l’ultime orange d’où il est peut-être issu par la corruption du jaune et du rouge. Dans Rose, une fort irrévérencieuse historiette, le mot n’est pas écrit, mais il est sûr que l’on passe du rose tendre au rose gêné, ou pour le dire plus précisément, des pâles et chastes amours enfantines aux voluptueuses amours interdites.
Le refus hautain auquel on renvoie celui qui aime est pourpre. Couleur profonde comme le mystère des sentiments, ou théâtrale comme les jeux amoureux, dangereux et cruels ? Lui non plus pas une seule fois écrit mais toujours sur la scène de la tragi-comédie des relations amoureuses où la méfiance, le calcul et la triche tiennent le premier rôle et sur lesquels se referme le lourd rideau de la représentation. Y compris sur le huis clos d’un confessionnal aux teintes nettement plus ternes, passées, fanées. Un Mauve qui contraste avec la crudité affectée de l’échange entre un confesseur et sa pénitente régulière, interrogée avec un soin plus anatomique que canonique où le lecteur apprend que la jeune femme mariée a une aventure adultère qui pourrait lui valoir les feux de l’enfer. Dixit le curé qui multipliant les questions multiplie d’autant les précisions auxquelles il semble prendre grand plaisir. Mauve est certainement la couleur de la casuistique qui permet le pardon des fautes avouées en se réjouissant de celles à venir qui seront elles-mêmes avouées pour autoriser de nouvelles fautes qu’il faudra avouer…. Lilas, douzième récit, bien qu’ayant une princesse pour héroïne semble d’inspiration plus moderne. On y croise furtivement un fumeur, un danseur, un maître de mode. Le suivant, le plus humilié fut aussi le vainqueur. Il gagna –dans tous les sens du mot– le petit salon lilas où il donna sa partition, sa répartie : jeu de rôle et talent de comédien, rien ne le retint pour parvenir à ses fins. Mais telle est prise qui croyait prendre, et le plus malin des deux n’est pas celui qu’on pense. Dans le petit salon lilas la princesse jouait aussi un personnage et la scène s’encombra de bien plus de faux semblants que de vrais sentiments. Que croyez-vous qu’il arrivât après les tours et les détours de chacun des deux ? le prétendant humilié revint mais pour pousser lui-même le verrou du salon. Ainsi, il affirmait, en même temps que son amour, son autorité. Ensuite, il se vengea, il était rancunier. Mais comme dans toutes les histoires de princesse, l’amour triompha. Il devint son esclave.
*1908 ; ** cf La petite ville Éditions Séquences, 1994, réalisée à l’identique avec des bois dessinés et gravés de Joseph Quesnel ; ***involontaire mais bienvenu courant d’air… cf ibidem, 23 novembre.