inactualités et acribies

le dit des mots d'émoi

31 Mars 2019 , Rédigé par pascale

 

 

Il me suffit d’être quelque part

Pour contredire ma solitude.

 

*

 

Mon écriture est fatiguée ce soir

Faut-il donc la contraindre

plus que moi-même,

hurler dans le silence

que le silence est mille fois trop bruyant.

Incarnato est la couleur de mon cœur

qui s’envieillit de vivre.

 

*

 

Ne cesse jamais d’écrire me dit un jour le volcan,

Puis il se recouvrit de neige et de cendres

 

 

*

 

 

Audace simple de dire le plus simple

Cette rose était rose

qui fana ce matin,

& sa rosée enclose

A jamais

 

*

 

 

Un fin ruban de brume emboucle l’univers tout autour de mon doigt

 

*

 

En cousant les mots,

Faire un manteau de pluie

Le découper en lambeaux.

 

*

 

Les arbres marchent à grands pas devant moi

sans se retourner,

leurs ombres gisent au loin.

 

*

 

Dormir à peine pour ne mourir qu’un peu

 

*

 

 

ostréicolières, le féminin évident d’ostréicoliers… de perles.

27 Mars 2019 , Rédigé par pascale

  à Alain B, en complicité  huîtreuristique...

 

       La perte de son écailler privé n’a jamais été comptée au rang des dégâts collatéraux (ceux qui prennent le cou, le col, après avoir pris tout le reste) des séparations de corps, qui mènent au désamour et non l’inverse, et avant les séparations de biens et surtout de maux. N’y a-t-il point assez de gobeurs de marennes aux palais de la justice domestique ? se peut-il qu’après se retrouver stupide devant le pneu crevé, la panne de chaudière, la fuite d’eau, de gaz, de capitaux, sans oublier la fuite du temps, il faille encore, il faille aussi tordre ses doigts au point de les croiser pour que le miracle s’accomplisse : l’ouverture automatique du contenu d’une bourriche d’huîtres remplie jusqu’à la gueule ?

      Il y a ceux qui gobent les mouches, ceux qui gobent n’importe quoi, ceux qui ne peuvent gober personne, et même ceux qui dégobillent, rendant avec supplément ce qu’on les oblige à … gober. On eût aimé que Pétrus Borel écrivît non loin de son pour peu que vous le voulussiez, et surtout son immortel guillotinassiez, un gobassiez admirable et admis, mais sauf erreur on ne le trouve point. On ne peut donc enchaîner les perles à l’infini tandis que d’autres enfilent des perlouses ou lâchent des perlouzes noyées dans les eaux argotiques des polars canal historique, il faut revenir à cet axiome définitif et irréfragable dans une vie d’humain : qui veut les huîtres doit pouvoir les ouvrir ! On éviterait à quelques divorces un préjudice supplémentaire, le dam du décollement des huîtres. Celui qui s’y colle est selon les cas, soit un héros, soit un martyr, un héroïque martyr. Entre les deux, il y a parfois une existence. Aussi, on ne saurait ô combien ! recommander, comme chacun apprend à lacer son soulier, que chacun apprenne à ouvrir les fines, les plates, les claires, les belons, les gravettes, les portugaises… les petites comme les grosses. Il n’y a de vie autonome digne de ce nom qu’à ce prix, et le comprendre fait grandement avancer dans le monde.

        Le premier qui, ayant saisi une belle de Cancale, s’avisa de dire celle-ci est à moi (…) fut le vrai fondateur de la société des ostréiphages heureux, comme aurait pu dire Jean-Jacques1 s’il n’était né à Genève et que le Lac, salé par hypothèse, contînt les précieux bivalves et lamellibranches. Car, contrairement au premier propriétaire privé qui joua du pieux et du bâton pour délimiter son champ, le ramasseur sauvage d’huîtres sauvages sur les côtes sauvages ne put garder pour lui ce trésor. Il dut faire appel alentour au coup de main, coup de pouce, mais surtout au malin, petit malin génie, un génie de la débrouille pour deviner deux choses consécutives qui allaient changer le cours des choses : ce caillou dur et fermé comme…une huître, est ouvrable et consommable de suite, sur le champ littoral. Sans oublier que d’un seul coup, l’humanité fut aussi séparée en deux clans irréconciliables, les gobeurs et les autres, les chasseurs-cueilleurs qui ne leur survécurent pas, d’où l’on peut conclure assurément que l’huître maintient en vie mieux que les fraises sauvages ou les glands. Ce n’était pas évident depuis l’anthropocène. La scène, elle,  aurait pu aussi bien se dérouler sur les plages de la mer Egée, Tyrrhénienne, Caspienne… On nous dit que les hommes du sud adoraient les méléagrines et pintadines2, d’autant qu’à l’occasion il pouvait leur perler une goutte de nacre en fond de coquille. Juste un peu plus tard, toujours plus malin, un Athénien trouva à redire qu’on jetât les petites conches irisées une fois gobés leurs contenus et fit en sorte qu’on s’en servît comme bulletins de vote pour décider ou non de l’exclusion d’un citoyen irrespectueux des lois ; inventions simultanées du recyclage et du bannissement, naturellement appelé…ostracisme. (όστρεον : huître, coquillage). Un préfet des Gaules bien plus tardif encore3 et connu des amateurs de vins de Bordeaux et de Moselle, Ausone, le premier à donner un nom latin à la truite saumonée, car on écrivait latin en ces temps gallo-romains, Ausone le préfet qui sait parler des roses, de Pythagore et bien d’autres encore, Ausone, qu’il écrive à Théo, qu’il écrive à Paulus, leur parle d’huîtres, les compare, les décompte avec une malice certaine4, sans inventer pour autant le 13 à la douzaine qui révèle l’éleveur sous le vendeur même le plus radin…

     L’huître portée au rang de poésie cosmique, tellurique, océane, bijoutière, est entremetteuse. Elle favorise, ancre et cimente, jointoie et gobette l’amitié. Qui propose à la compagnie de faire l’écailleur pour tous accède à la pointe achevée de la générosité. La pointe du couteau qui signe là le pacte de sang joint à l’esprit de sel, piquant, finesse. La mer à boire et engloutir le ciel en vidant l’océan d’une seule lampée.

 

1)On reconnaît, en italiques, les premiers mots de la seconde partie du Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les hommes de Rousseau (1754) ; 2) hommages leur ont été rendus (archives, 23 Décembre 2017, au menu du jour…) ; 3) 4ème siècle post JC ; 4) trois fois quatre additionnées avec deux fois neuf dit-il plutôt que 30, par exemple, ou six et neuf additionnées avec huit et sept… etc. La correspondance d’Ausone recèle des trésors !

       

 

 

Les livres c’est ‘comme’ le chocolat ou la limite des métaphores…

22 Mars 2019 , Rédigé par pascale

    

      une limite très particulière, comme on le dit d’une relation. Notez qu’en moins de trente mots comme est apparu deux fois, comme si l’on ne pouvait s’en passer. C’est un problème, mais ce n’est pas le seul. Les métaphores les plus hardies selon Nietzsche ne sont-elles pas le double signe d’une impuissance certaine à laquelle une puissance créatrice va pourtant se substituer avec succès ? sauter d’une sphère dans une autre, voilà ce que l’image métaphorique permet dit-il encore, sans perte de sens et même en le précisant… par un pas de côté ; technique étonnante mais gagnante s’il arrive que pour mieux dire il faille dire autrement, ou même autre chose. Ce que le philosophe dionysiaque pratique ad infinitum, montrant en marchant la nécessité de la marche. Au propre comme au figuré d’ailleurs1.

      Ce pas de côté, par un lointain écho de l’étymologie –en se déportant du signe pour lui préférer un signal qui contient pourtant une signification moindre– fait dire ou écrire sous le terme générique de métaphore, des comparaisons, analogies et autres catachrèses ou tropes. Désigner leurs différences est affaire de spécialistes, linguistes, lexicographes et grammairiens qui aiment –et comment les en blâmer ? la précision au-delà de tout. Des acribiens majuscules ! Respect. L’essentiel du propos n’est pas là mais dans la boîte de chocolats qui se morfond comme une tentatrice  sans prise.

        L’usage et surtout l’abus de métaphores peut-il nuire à la santé de la lecture et même de la conversation ? très probablement dans certains cas. On opère des virements de mots d’un compte à un autre, d’une réserve à une autre, d’un fonds à un autre…; c’est comme est en passe de devenir l’expression la plus fatigante parce que la plus présente et la moins travaillée dans les livres parus récemment les seuls qui comptent pour la journalistique pseudo-critique. Un sujet à soi seul2. En revanche, toucher juste et atteindre le sens exact de ce qu’on veut dire à partir et grâce à un sens détourné -ou le sens propre, la propriété d’un mot, par le sens figuré, la figure, l’image- relève de l’énigme, mieux du mystère, car une énigme suppose –qu’on y parvienne ou non– la possibilité d’une solution. Le mystère, comme on dit, reste entier.

          Si la métaphore fait le succès indéniable de tout propos, une belle occasion de réduire d’explicites logiques, elle est une nécessité et de manière inattendue une réussite en philosophie, nonobstant sa rareté stricto sensu, car les textes philosophiques regorgent d’analogies, de comparaisons, d’exemples et d’images, d’allégories bien sûr. Ce que refuse de croire le profane, préférant bavarder sans fond sur ce qu’il ne pratique pas. Mais ne voit pas non plus que le langage courant est truffé de métaphores que l’on dit figées ou fixées –ce qui en contredit la nature, un trope disparaît comme trope dès qu’il se normalise. Il n’empêche, les images usées jusqu’à la corde régulièrement maintenues par des tics de langage dans les conversations et textes courants, montrent qu’à leur origine il y eut audace voire hardiesse et que l’effet qui devrait toujours être de surprise, s’est émoussé, l’accoutumance installée et l’usager sclérosé et terriblement consensuel. Hors poésie il n’est point de métaphores nouvelles. Inversons les termes : toute métaphore nouvelle fait poésie, c’est-à-dire création d’un monde qui n’existait pas avant que d’être dit comme ça. Formulation bien trop faible dont il faut se repentir : le Poète voit, entend, sent, touche le réel tel qu’en ses mots il le dit, et  ‘métaphore’ désigne ici toute relation inattendue, inouïe, non pas entre le monde et les mots disponibles, mais entre les mots seuls pour mettre au monde un monde. Pour être ce par quoi le néant vient aux choses, avant Baudelaire et bien qu’il pesât comme un couvercle certains jours, le ciel gris et avec lui l’horizon bas, n’ont jamais planté aucun drapeau noir sur le moindre crâne, serait-il incliné…. si irrépressibles que soient l’ennui, le désespoir, le Spleen.

 

     Et pendant ce temps-là le contenu de la boîte de chocolats se vide… et contrairement aux textes qu’on peut toujours relire et encore et encore, il ne se reconstitue pas de lui-même ; tandis que le livre est toujours disponible et ne fond pas au soleil en été, le chocolat peut devenir un supplice pour les gourmands impénitents qui accompagnent leur saisie d’une délicieuse culpabilité (la seule qui vaille) mais ne rencontrent que le vide... Aussi, et on l’aura compris depuis le début, se méfier des comparaisons qui peuvent soit nous laisser sur notre faim, soit nous couper l’appétit.

 

 

1)On sait Nietzsche grand marcheur devant l’Éternel auquel il ne croyait pas, qui écrivait même en marchant, sans réussir toutefois à apaiser ses terribles céphalées. 2) j’ai déjà dit tout le mal que je pense de cet engouement systématique pour des textes mal écrits,(archives février 2017) sous le titre Juste un livre. J’en profite pour livrer ( !) le titre et l’auteur restés innommés au moment, pour ne pas ajouter de la promotion au battage indu dont il fut l’objet : Tanguy Viel, Article 353 du code pénal –titre par ailleurs juridiquement erroné. A l’été de la même année, je suis tombée comme dans une boîte de chocolats sans fin ! dans les livres d’Henri Calet (archives, 31 juillet et 7août)… pour rester au seul 20ème siècle.

la cire, l’enfance, et la métaphysique.

16 Mars 2019 , Rédigé par pascale

      Des Pays-Bas, Descartes dit à plusieurs reprises dans ses Lettres, près de trente ans avant Saint-Evremond, qu’il y goûte d’abord la liberté et l’innocence. Que le plaisir de voir des grands vaisseaux accoster à Amsterdam avec leurs cargaisons de raretés venues des Indes lui suffit. Descartes est un observateur. Des comètes, des animaux, certes, mais aussi de la vie ordinaire. Et tandis qu’il s’inquiète auprès de Mersenne de l’état des travaux de Galilée et surtout de l’esprit de l’Inquisition, qu’il disserte sur telle remarque de Tycho Brahé à son endroit, qu’il discute avec Huygens de l’opportunité de telle taille de verre concave pour faire une lunette, il demande –à Silhon, secrétaire du cardinal Mazarin– non pas qu’on le lise, mais qu’on médite sur les choses sur lesquelles il a lui-même médité : un simple morceau de cire par exemple et ses enjeux métaphysiques.

          Un morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche* est jaune. Il est peu probable de le conserver ainsi chez soi –sauf à être apiculteur et s’en servir pour les cadres des ruches. La cire domestique doit subir un blanchiment en vue de sa conservation pour des usages multiples ; aussi la cire vierge que Descartes décrit en sa perfection naturelle est une cire magnifiée par le philosophe un tantinet lyrique ici. Ce morceau de cire tout juste pris à la ruche, est voué à purification, et s’il appartient à toute une récolte, il ira probablement dans l’un des nombreux établissements qui, à l’époque, -14 par exemple pour la seule ville de Hambourg- organisent l’industrie de la fonte et de l’épuration, afin d’obtenir un produit aux destinations multiples.

       La cire que Descartes offre à notre sagacité de lecteur est, contrairement à ce qu’il laisse entendre, un “bas morceau”, disons que la perfection de ses qualités, y compris la coïncidence entre ses apparences et les impressions qu’elles dégagent, sont factices. Non parce que le philosophe va montrer la défaillance de notre savoir empirique, mais parce qu’un tel morceau de cire est d’abord une abstraction ; il n’existe que sous sa plume, habile comme souvent. La cire est ruche, miel, fleurs dit-il. Enchantement ! Dans sa saisie première, i.e immédiate, cette cire est idéale ou plutôt idéalisée, qu’on pourrait prendre non pour un objet de méditation métaphysique, mais de rêverie bucolique, à laquelle notre philosophe se laisse volontiers aller dans sa Correspondance aux accents parfois nostalgiques, tristes, à la mélancolie sauvage**.

         Alors, dans ce mouvement fréquent et discret qui anime les Méditations, par lequel Descartes soustrait à chacune de ses avancées ce qu’elle a de plus audacieux, pour mieux y revenir, il cesse là l’évocation délicate et délicieuse. Il brise le rythme. Il se ressaisit comme philosophe et échange la cire voluptueuse pour un objet dur, froid que l’on peut frapper. Ce qu’en Physique on appelle un corps. La métamorphose commence à s’accomplir, sous les yeux de l’observateur mais sans son intervention, qui suit comme absent, absorbé par la rêverie, l’événement qui se passe sans lui : On l’approche du feu poursuit Descartes ; et l’on assiste à l’embarras du penseur plus encore qu’à la transformation de l’objet. Exhalaison, évanouissement, changement et perte… de la rêverie insidieuse et douce ? augmentation, échauffement… du travail de la raison ? Brutalité du silence qui s’en suit. Il ne rendra plus aucun son. Et pourtant, la même cire demeure. Hésitation, balancement, partition et répartition, non point de qualités différentes d’un même objet relativement aux conditions de sa perception sensible, mais du sujet qui peine à abandonner cette cire qui, décidément, n’était (au sens fort de essence) ni douceur du miel, ni agréable odeur des fleurs, ni blancheur, ce morceau de cire qui n’a jamais existé, sauf dans l’imagination de Descartes, celle qui ne permet pas de le concevoir clairement. 

         L’impression première, dispensée et voulue par Descartes lui-même et non par une lecture inattentive, n’était donc pas juste. Non seulement ce morceau de cire n’a aucune réalité “objective” mais il est prélevé depuis son imagination, affective, sentimentale, intuitive. Il n’est pas tiré de la ruche au sens réaliste de l’expression, mais de cette thaumaturgie –trop souvent oubliée quand on le lit– par laquelle l’écriture est pour lui signe de mémoire. Près de vingt ans avant la publication des Méditations, Guez de Balzac lui rappelait sa promesse publique non tenue d’entreprendre ce qu’il avait déjà intitulé devant témoins l’histoire de mon esprit ! Le Discours de la Méthode puis les Méditations métaphysiques peuvent passer pour des réparations partielles, conscientes ou non, explicites ou pas, à ce manquement, car on en suit les traces, les ébauches, le travail d’enfantement pendant des années dans sa Correspondance. Seule la sécheresse des présentations scolaires peut avoir fait accroire que ces lignes sont d’un esprit logique, analyste, ratiocineur. Elles n’en viennent pas, elles y vont. Et, laissant fondre là une cire que la liberté des images autorise, qui agit sur ses sens en exacerbant sa mémoire tactile, gustative, olfactive et visuelle, Descartes rend à son entendement le contrôle strict de l’observation, muselant même son écriture. Puisqu’il s’agit de concevoir la cire en sa vérité, dorénavant mon entendement (est) seul guide. Et, intranquille et inquiet d’avoir pendant quelques mots cheminé hors de toute raison, il précise qu’il en sera ainsi pour la cire en général, ce qui peut s’admettre, mais pour ce morceau de cire en particulier, ce qui est déjà plus étonnant.

          S’il concède que le langage ordinaire peut l’avoir trompé, il passe outre pour mieux aller à la véritable difficulté : l’imperfection de toute connaissance quand elle n’est reçue que par les sens, ce qui dépasse, et de loin, la seule question de l’usage des mots. Quelle dénégation brutale du pouvoir poétique, immédiatement démentie à son tour par une audacieuse proposition, à laquelle peu se sont arrêtés : Descartes confesse avoir agi avec la cire comme s’il l’avait dévêtue et considérée toute nue, ce qui ne peut se faire sans un esprit humain dit-il. Quels magnifiques aveu et désaveu tout ensemble exprimés ! Considérant ce morceau de cire en particulier, alors qu’il ne le voit pas précisément parlant mais en évoque le charme sensoriel, Descartes avoue que l’esprit, les yeux de l’esprit dirons-nous, le déshabille pour en saisir toute la substance !

          Très rarement dans sa Correspondance et ses autres textes, au point qu’on ne peut en faire sérieusement état, Descartes parle de cire. Quand il le fait c’est en technicien de la philosophie : à Mersenne, dans une lettre qui précède la publication des Méditations, il parle de l’infinité des figures que la cire peut recevoir, sa flexibilité ; à Morus, après leur publication, la cire lui est occasion d’une petite digression de Physique sur le mouvement et le repos ; dans L’Entretien avec Burman, elle lui permet d’exposer le point de vue de l’objecteur, pour qui le philosophe s’en serait tenu à un tour de passe-passe (entre certains accidents et d’autres) mais de substance cireuse, point !

          En revanche, il parle abondamment de chandelles, toujours pour poser ou résoudre des difficultés d’Optique. Avec Mersenne encore, il échange sur les couronnes de la chandelle ou les raisons par lesquelles sa flamme peut paraître plus grande la nuit, et de loin. On trouve même un dessin de sa main : un œil, une chandelle, des lignes… Mais il s’agit toujours de problèmes de Physique, de lumière, de vision, de mouvement ou de matière. Jamais Descartes n’anticipe, ni ne revient au morceau de cire tel qu’en la 2ème Méditation.

         Quand il n’est pas “bougie” –élue alors pour sa flamme paradoxalement toujours éteinte dans les Vanités, contemporaines de Descartes, associée au livre et à la méditation– un morceau de cire vaut pour son aptitude à recevoir l’empreinte. Tant de philosophes ont usé la métaphore ! «Le philosophe a l’assurance d’être compris d’autrui quand il parle de la cire » dit Bachelard, et il a raison. Descartes excepté. L’objet cireux est pour lui objection au matérialisme naïf. Certes, cette perception illustre bien la fugacité du réel, mais répond-elle précisément au critère d’expérience première qui pour Bachelard doit toujours être contredite par le raisonnement ? Non, parce que métaphysique, la démarche cartésienne n’est justement pas physique. Alors, pourquoi Bachelard reprend-il***les célèbres lignes pour affirmer que l’empirique n’est pas l’expérimental, seul capable de poursuivre l’objectivation progressive du réel ? si la démonstration de Bachelard s’ajuste à l’épisode du morceau de cire c’est a contrario, le prenant pour ce qu’il n’est pas : l’expérience fautive de la connaissance sensible et la preuve de son insuffisance. Ainsi nous l’a-t-on sans cesse servi.

         Mais ce n’est pas tant  l’enfance de la raison que le morceau de cire cartésien illustre, n’en déplaise à Bachelard, que l’enfance tout court. Celle que l’auteur du Discours de la Méthode convoque toujours pour dire qu’elle nous est volée par les précepteurs, les dogmes, les études. Celle qu’il faudrait redresser –est-ce possible ?– après que les éducateurs et les casuistes l’ont façonnée à leurs exigences scolastiques. Celle qui affirme que les étoiles sont petites, rompus des bâtons plongés dans l’eau****, doux, odorant et coloré un morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche. Entre ces étoiles, ces bâtons, cette cire que l’oubli a recouverts, l’éducation compromis ou défaits, et la métaphysique du philosophe, Descartes laissa passer quelques discrètes et nostalgiques traces, dont cette étonnante puissance de sa mémoire, dans laquelle il nous confie avoir puisé profondément ce à quoi il vient d’assister.

 

*Méditations Métaphysiques, II (1647) –titre original latin : Meditationes de primâ philosophiâ, ubi de Dei existentiâ et animæ immortalitate. (1641)**Dans le pays où il vit désormais, les Provinces-Unies, -son désert dit-il- il reste encore de l’innocence de nos aïeux confie-t-il à Guez de Balzac.***–dans Le Nouvel esprit scientifique– (1934) **** exemples (scolaires) fameux dans l’œuvre du philosophe. Celui dit du “bâton rompu” a été, tout aussi fameusement repris par Rousseau au siècle suivant.

"le paysage me gêne dans mes pensées" *

11 Mars 2019 , Rédigé par pascale

     L’encre de la mélancolie écrit en noir au-dessus du vide et balance négligemment l’existence entre les deux néants où elle s’étend en vain ; celui où elle va, celui d’où elle vient. De Jean Starobinski, disparu il y a quelques jours à presque cent ans, ce titre me revint et l’envie d’en feuilleter quelques pages, puis encore, et aussi,  et même, et davantage. Des surprises m’attendaient au tournant, comme quoi il ne faut jamais ranger trop bien les livres qui comptent. Le plaidoyer pour un certain fouillis n’est plus à faire, il est, en revanche, encore à écrire et avec lui, celui de la lecture vagabonde et toujours seconde, qui n’est pour cette raison pas tout-à-fait innocente ; les yeux savent avant la mémoire consciente ce qu’ils cherchent. Ils l’ont même déjà trouvé ; il ne reste plus qu’à tourner les pages dans une sorte d’euphorie tranquille, pour s’arrêter à celles titrées Le rire de Démocrite, mais bon sang, mais c’est bien sûr ! Démocrite. L’Abdéritain probable, il y a hésitation, l’élève incertain de Leucippe, il y a doute, d’aucuns inversent les rôles. Celui dont on sait peu de choses, mais dont la légende parvint cependant jusqu’à nous ; il n’y a parfois que les légendes pour attester de l’authentique. Aussi, Démocrite n’est ni un dieu, ni un personnage mythique, même si ce que l’on ignore de lui l’emporte aujourd’hui sur ce que l’on sait ; au moins l’on sait –par les doxographes et les penseurs de l’Antiquité– qu’il fut le plus subtil de tous les Anciens1. A quel motif fait-on droit d’élire le rire de Démocrite dans un travail consacré à la mélancolie.?

     Sa persistance dans la traversée des siècles, sa présence obstinée dans l’iconographie et la poésie, cette entêtée permanence du rire démocritéen font autant d’obstacles aux schémas mécaniques, faciles, pour tout dire simplistes –la fameuse et stérile antithèse de toute thèse !–  qu’on aimerait bien produire : le rire de Démocrite comme exception joyeuse à la mélancolie du penseur, la nostalgie du poète, la lypémanie ou l’asthénie de l’incurable neurasthénique, sombre, sinistre, taciturne… Mais en son temps, au lieu de rassurer ses concitoyens sur sa santé mentale, le rire de Démocrite les inquiéta. N’est-il point fou celui qui se rit de tout, celui que tout fait rire ? les Abdéritains s’alarment. Hippocrate, le grand Hippocrate en personne, est appelé à la rescousse. Et de cela au moins nous avons trace, la lettre que l’esculape écrit à Damagète le rhodien en fait foi, qui prend la mer urgemment pour aller soigner le philosophe, et ainsi, selon ses propres termes, guérir la Cité malade de la maladie de Démocrite. Il fallait que les Abdéritains tinssent leur congénère riant-rieur pour important, pour que son dérangement soit l’affaire de tous, non comme un souci collectif envers un concitoyen célèbre, mais comme crainte d’une contagion sévère et irréversible : et si la folie de Démocrite allait contaminer la ville tout entière ? le texte grec dit phobos : la maladie de l’un des leurs, mais pas n’importe lequel, si elle se propageait, détruirait la cité, cette crainte est une angoisse publique. La correspondance échangée entre le Sénat d’Abdère et Hippocrate3 en fait état : le citoyen Démocrite vit volontairement à l’écart de tous, il ne dort pas et rit de tout ce qui arrive, les peines comme les joies ; il dit voir des simulacres, et affirme qu’il y a plusieurs univers, et même plusieurs Démocrite4…. Si Hippocrate subodore un excès de savoir –ce qui peut troubler l’individu lambda– il n’en promet pas moins de venir aussitôt. Ce qui, pour le lecteur moderne, laisse place à l’idée d’une similitude entre savoir et déraison, et même entre sagesse et folie. Dérangés seraient les penseurs qui dérangent. Ou comment l’opinion collective inverse l’ordre des causes et des effets…. sous l’effet de sa propre ignorance, ce dont Hippocrate formule l’hypothèse, envisageant que la “sagesse” du grand homme soit réelle, et la Cité égarée. La “maladie” de Démocrite –qui rit et se rit de tout– serait alors bien plus saine que la crainte de ses compatriotes.

     La solitude volontaire, le silence, les pensées les plus intenses et les plus hautes voilà de quoi étonner le commun des mortels ; mais le rire, le rire inconditionnel de Démocrite voilà de quoi le perturber, qui le juge moqueur, désinvolte, dédaigneux. Cet excès de rire est signe de folie. Ce que conteste formellement Hippocrate. Pour lui, l’hilarité de Démocrite vise, au contraire, la sottise ordinaire des hommes, leur stupidité, leur inconduite, leur démesure. C’est parce qu’ils ne savent pas rire d’eux-mêmes que Démocrite se moque. Lui qui sait que nous ne sommes rien, sinon quelques atomes de matière entre deux néants. Dans les pages consacrées au rire de Démocrite, Starobinski va jusqu’à envisager que le sage abdéritain, le fondateur du matérialisme antique, le maître d’Epicure et de Lucrèce, se moque aussi de lui-même-se-moquant-de-tout, ce qui ne suffit pas pour dénier en lui toute mélancolie. En son sens premier, en son étymologie, la mélancolie est la bile noire, la noire humeur au sens physiologique du terme ; elle n’est ni un état d’âme, ni un sentiment. On peut être rattrapé par la mélancolie, et même selon Aristote, on l’est nécessairement si l’on est un homme d’exception, et adopter une attitude détachée à l’égard de toute chose, celle d’un rieur mélancolique selon la paradoxale expression de Robert Burton, au XVIIème siècle.

     Au rire de Démocrite, toute la tradition de l’Antiquité et de la Renaissance opposera systématiquement les larmes d’Héraclite. Du même spectacle désespérant de la folie humaine, l’un ridens et l’autre fluens. Préférence est toujours donnée au premier : il faut au moins relire Montaigne (I, 50) pour la finesse de son analyse : le rire de Démocrite est plus dérangeant et nous condamne plus que l’autre ; il se place à la pointe du non-sens, il appartient à l’immense topos de la Malinconia qui embrasse bien plus qu’il ne le contredit, celui des Vanités. Le rire de Démocrite parce qu’il est satirique, est le miroir déformant de la douleur, l’immense douleur de la pensée lucide, de la réflexion. L’éclat de rire démocritéen comme un cri à l’écho qui n’en finit pas de rouler sur la scène du grand théâtre du monde, où nous ne jouons qu’un rôle, où nous portons un masque, persona, per-sona –par où le son passe– mais qui, faisant de nous des personnages, nous dit surtout que nous ne sommes personne.

 

* Kafka, in Description d’un combat. 1) selon Sénèque cité par J.Salem (in La légende de Démocrite, Kimé, 1996) ; 2) plus de 660 pages quand même, aux éditions du Seuil. 3) Jean Salem a parfaitement documenté tout cela. Disparu l’an dernier, il est irremplaçable. 4) ce qui correspond à la cosmologie atomistique de l’Abdéritain, reprise par Epicure (Lettre à Hérodote) et Lucrèce (De rerum natura)

[dates présumées : Démocrite : –460/370 ; Hippocrate : –460/377 ; Héraclite : vers –544/vers –480 ; Démocrite, Héraclite, séparémement ou les deux ensemble, et le topos de la Mélancolie, ont inspiré une foultitude d’écrits, de travaux, de tableaux….de l’Antiquité à nos jours. Ces lignes n’ont pas vocation à battre le rappel...]

Quand les Muses païennes et paillardes s’amusent

7 Mars 2019 , Rédigé par pascale

     On peut naître à Bordeaux et s’appeler Berry ; qui n’est donc point berruyer, ni berruyère, qui oserait faire rimer avec gruyère tant André Berry ose tout, pour notre plus grand plaisir.

     Les Contes milésiens1 dans l’édition de 1936 et leurs 70 hilarants dessins de Joseph Hémard, hilarants, osés, croustillants, licencieux… ne sont pas destinés aux enfants. Inspirés, et mêmes tirés dit le sous-titre, d’Apulée, l’auteur de l’Âne d’Or, et mis en vers français. Sourions au passage de ce certain nombre d’exemplaires sur papier surglacé, non numérotés… ce doit être l’un de ces incertains que j’ai acquis dimanche. L’Âne d’or venait très opportunément rejoindre celui de Buridan ci-devant caressé2 même si et sachant que, les deux registres s’opposent autant que la magie à la logique, les Métamorphoses3 à la permanence, la légende à l’Histoire, les sortilèges, la sorcellerie à la raison, les mythes à la philosophie. Mais deux ânes en si peu de temps dans le pré carré de mes ruminations, je ne sais pas vous, mais moi, je ne résiste pas…

     Comme toujours, commencer par la table des matières. Il n’est bonne lecture qui ne le fasse. Le ton, qui n’est pas tant la couleur ici -encore qu’elle serait du rouge le plus vif- que la tonalité, voire l’intonation, le ton y est donné : quatre parties, toutes, comme chez Apulée, précédées d’un Prologue. Les Cocus de Milet, premier titre, ou chapitre, ou partie. Net, carré, loyal et franc. Mais, pour qui Milet est d’abord la patrie de Thalès et d’Anaximandre, plutôt que d’Aristide, plus jeune d’environ 400 ans si l’on ne donne pas trop dans le détail…. le choc est rude ! c’est ce dernier le véritable auteur de Contes milésiens, qualifiés d’érotiques, à qui Pétrone (Ovide aussi) doit tant. Mais André Berry ne s’embarrasse ni d’introduction, ni de notes, ni de rien qui porte atteinte à des vers dont la platitude des rimes est inversement proportionnelle à la jubilation, voire aux fous rires qu’ils suscitent. Hérissés d’anachronismes, farcis d’à-peu-près prosodiques autant que de précisions onomastiques, bourrés de rapprochements audacieux pour ne pas dire imprudents, débordant de références non référencées et d’implicites signes à bon entendeur salut, André Berry n’en use pas moins de termes d’une implacable concision, empruntés la plupart du temps à un vocabulaire précieux, rare, régional ; ou comment le scrupuleux alimente aussi le nébuleux, le congru l’incongru, l’exact l’amphigourique. L’âne doré et son maître Apulée sont plusieurs fois convoqués, Pétrone et son Satyricon aussi ; le poète Lucrèce, et Boccace ; et toute la domesticité célèbre de ces sources anciennes, qu’elles viennent du théâtre, des légendes ou des balbutiements romanesques. Des carambolages sans victimes, sinon les rassis-rabougris et autres ligues de vertu ; mais quelle fraîcheur, quel petit coulis de vent malicieux, quel ébouriffage, ébouriffement, ébouriffure, on ne sait que dire ! André Berry le Girondin nous impose tour à tour tous les poncifs sexistes et misogynes4 qui traînent, des descriptions torrides et d’autres cruelles, des tournures franchement indignes… le monde ici conté est milésien par les noms propres –les lieux, les personnages– c’est-à-dire grec et donc méditerranéen aussi par les objets, les denrées, la végétation, la cuisine ; et contemporain de l’auteur par… les objets, les denrées, la végétation, la cuisine…. Mais on y croise, pêle-mêle  Ali-Baba ou  Béchamel (qui devient le re-découvreur de la sauce éponyme), des rats-de-cave, des jaunets, des maravédis,  des épiclères… pour les besoins de la rime ou du rire. Effet garanti. Rien n’est faux mais rien n’est vrai, dans ce théâtre réalistement absurde, absurdement bricolé : Tremblant de tous mes os je suivis cette sale/Dans la salle, / ; Il suffit pour cela que j’aie un de tes crins : / Crains ! ; Sur le poids du sommier qui sur son dos s’abat:/ Sabbat ! ; … elle avait de son cru certain fils THÉODORE/ Communément appelé DODORE. Après de tels exploits, on est prêt à tout lire, aussi des termes rares ou savants. Après Les cocus de Milet, viennent Les Brigands de Thèbes, Les Sorcières de Larisse, Les Empoisonneurs de Corinthe, les quatre sur le même modèle, un Prologue suivi de deux contes. Ou d’un conte en deux parties.

     Outre l’intérêt de cette virtuosité verbale, drolatique et (dé)culottée, les dessins de Joseph Hémard sont d’une impertinence et d’une hardiesse fort réjouissantes,

n’en déplaisent aux grimauds grimauds5, et il dut y en avoir en ces années d’entre-deux guerres, encore qu’on ne sache rien de la suivante quand on sort de la Der des der…, sauf à être devin (ou magicien).

La magie, c’est le fil rouge, rouge cramoisi comme la couleur de certaines scènes fort lestes et traits de crayons libertins et paillards, mais d’une crudité prétexte à une proposition très organisée. A. Berry, qui semble tout mélanger continûment, est au contraire un serviteur zélé mais quelque peu indiscipliné de ses prédécesseurs, dont il se moque tout en leur restant fidèle. Une sacrée acrobatie ! mais si l’on veut, et on le doit, donner quelque densité autre que la double performance formelle –dessin et texte– à ces Contes milésiens, ce sera celle alors de l’omniprésence de la magie –des mythes, des thaumaturgies, des forces que l’on dit occultes– et non point de son affaiblissement ou de sa disparition, à l’âge dit de Raison d’une Antiquité que nous avons le goût de lire prioritairement sous ce prisme.

 

 

1)Tombés en mes mains une fois encore grâce au flair savant et impertinent de l’orpailleur du Marché de N. (ibidem cf archives 2 Septembre 2018) Editions de la Tournelle. La 1ère édition date de 1931 aux éditions du Trianon. 2) ibidem, archives 25 février 2019 ; 3) l’autre titre du roman d’Apulée. 4) Ainsi voit-on quel plus heureux destin/Une femme de cœur peut ici-bas se faire/Par le ménage et par l’art culinaire/Que par le grec et le latin… 5) adjectif et nom, employés plusieurs fois par A.Berry ;

On est tous mortels, mais certains devraient l’être moins que d’autres.

2 Mars 2019 , Rédigé par pascale

in memoriam D.

 

Poussières des lumières au ciel retournées comme un gant.

Il neige des cendres blanches qui tombent sur nos mains

Et nos larmes le long des visages de sel,

Tu n’es plus là.

Je viens de le savoir.

Tu n’es plus là, toi qui étais tant.

Gorge égorgée d’inutiles paroles,

La vie s’embrase aussi et le néant s’affole à l’approche d’un rien

Qui le pourrait emplir ou le faire disparaître.

Tu n’es plus là, toi qui étais tant.

Qui savais à ce point retisser les accrocs, réparer les chaos

Qui savais tant vivre.

Ton insupportable en-allée et ta définitive dérade

Font un peu plus encore ce monde insensé.