inactualités et acribies

Diogène ou la tête entre les genoux*

26 Avril 2019 , Rédigé par pascale

 

 

Les poètes et les jardiniers le savent, des miracles ont lieu tous les jours. Depuis la fameuse nuit des temps, au moins celle qui rendit Diogène célèbre en plein soleil, n’est-ce pas Alexandre ? il n’est pas prévu de rencontrer un diogène, surtout au milieu de son jardin. La majuscule devenue minuscule signifie, selon moi, le contraire de l’abaissement ou du ratatinement, pour une élévation universelle au panthéon des admirables, de celui qui se courbe, se plie, se penche à toucher la terre, ce qu’humilité veut dire. Diogène ne la ramène pas, qui sait tout sur les fruits, les légumes, les herbes aromatiques, les arbres, les saisons, les plantations. Et les poètes. La philosophie aussi.

     Rendons grâce à La Mèche lente dont on aimerait qu’elle nous éclaire longtemps encore, et même qu’elle ne s’éteigne jamais, petite maison d’édition comme ils disent, ils, ceux qui comparent tout, même l’incomparable, rendons grâce donc pour ces pages tournées dévotement dans une ferveur païenne qu’on croyait d’un autre âge, que dis-je ? d’une autre humanité, celle pour laquelle l’eau, l’air, le feu, la terre, suffisaient, des pages qui n’ont rien à voir, rien de rien, rien du tout, avec la sensiblerie néo-écologique qu’il conviendrait de tenir pour être de son temps, paradoxe des paradoxes ! non, Louis Dubost est ici écrivain élémentaire d’une physique lucrétienne, d’un rerum natura qui connaîtrait les tomates, les cerises, mais aussi les pommes de terre, les radis, le kiwi et vivrait un peu en Vendée. Un peu, pour dire qu’il y demeure mais qu’il séjourne surtout dans les mots, les phrases, les textes. Non qu’il écrive comme Lucrèce, ou quiconque, mais il y a une indéniable correspondance entre ceux qui font chanter la terre et ce qu’elle porte pour avoir compris que nous sommes à nous-mêmes et nous-mêmes si et quand nous y revenons. Sans aucune mélancolie. De la joyeuseté, une pointe de gauloiserie, des clins d’œil savants et malins, des coups de pattes plus que des coups de griffe. Et des coups de pinceaux et de plumes, malicieux, bien vus et bien venus. On oserait, si l’on osait, lui dire comme on a aimé lire son Diogène ou la tête entre les genoux* mais qu’on ne sait pas bien le lui dire, ce qui est un grand compliment. ** Ce livre réussit un admirable équilibre fait de micro-équilibrages qui, isolément de l’ensemble ne l’auraient peut-être pas permis. Le parti-pris abécédaire, les réminiscences philosophiques et poétiques, la convocation du quotidien mais celle de l’étymologie, le détachement du monde mais la petite musique politique, les termes savants de la botanique mais le patois local. Délicat, dans tous les sens du terme, superbement réussi. Il faut lire -que je ne recopierai pas justement- les huit, 8, lignes sous l’entrée Cannabis ! Les articles les plus longs, qui ne sont pas les plus nombreux, font deux pages. Bien sûr on aimerait dire que cet objet livresque est un petit bijou, qu’il est délicieux, qu’il est même à croquer. Mais comme on déteste les poncifs et ressembler à ce que les patentés (pas tentés) officiels disent, on s’abstiendra. De toute façon, il est rien de cela, sinon il ne nous aurait pas touché(e) comme un de ceux qu’on aimera offrir, dont on aimera dire qu’on ne savait pas, jusqu’à le lire qu’il nous aurait manqué, contrairement à tout ce qu’on nous recommande éhonteusement,

     Sous la plume de Louis Dubost, le compost devient chaudron métaphysique et les haricots sans fils haricots wi-fi. Tout est de ce tonneau, celui de Diogène, qui arrive à conjuguer le verbe potager par tous les temps et à tous les modes, surtout le rieur. Et décliner ce singulier adjectif au pluriel et au féminin autant de fois que nécessaire pour dire l’harmonie du jardinier, de l’écriture et de la pensée, de l’éthique et de l’esthétique ; dans ces allées-là, ces carrés, ces rangées, ce courtil, on rencontre Einstein répondant à Ronsard (lignes qui s’achèvent par un Putain de néonicotinoïdes ! salvateur), Francis Ponge l’inaltérable, Descartes, Kant et Epicure, lesquels, avec d’autres, côtoyant la bibite à patates ou la boursette, cette vive herbe d’hiver, qui accompagne le foie gras surfilé d’une pissette de vinaigre. Point trop n’en faut trop dire, juste donner l’envie de faire un péché de gourmandise et de céder à la tentation. D’autant que, en s’y livrant, on consent à un second plaisir majuscule, celui d’une illustration graphique discrète, élégante, impertinente pertinemment, qui rythme l’ensemble à contre-point de son flot, c’est-à-dire, du moins en a-t-on l’impression vivace, quand le dessinateur et lui seul le veut. Matthieu Viellot accompagne ces pages de diogènes en ombres chinoises épatantes. Merci à lui aussi.

 

 

*Louis Dubost, aux éditions La mèche lente, donc. Février 2019. Ouvrage qui reprend quelques extraits du Diogène au potager de 2011 (éditions Carnets du Dessert de la lune) ; **Denis Montebello le fait aussi et autrement (http://cotojest.over-blog.com/)

[et là, archives 21 février 2018 : tout le bien que je pense du livre de Denis Montebello Ce vide lui blesse la vue, paru l'an dernier aussi à La Mèche lente, qui décidément met la lumière là où il faut.]

illustre et mal-connu, Boèce.

21 Avril 2019 , Rédigé par pascale

La Consolation est un topos littéraire et philosophique, au moins par cette commune caractéristique d’être une écriture en vue de porter un discours réconfortant. Du consolateur au consolé par toutes les voies de recours et de secours que peuvent être l’affection, l’amitié, le soutien, elle est parfois sertie d’inutiles mais sincères raisonnements, une attention toute particulière au choix de mots généreux et l’évitement délicat de l’aggravation du chagrin. Paroles thérapeutiques mais impuissantes, nécessaires mais aléatoires. La tradition consolatoire écrite en vers ou en prose mais aussi en vers et en prose est de toutes les époques1 et personne ne s’étonnera en trouver les parangons les plus aboutis autant que les plus réussis dans l’Antiquité devenue sur cette question comme sur tant d’autres, une source inépuisable.

Une conversation récente et totalement sortie de la cause qu’il l’avait initiée2 fit revenir impromptu dans mes préoccupations philosophiques l’immense et oubliée figure de Boèce, sur les Traités théologiques duquel je m’étais cassé les dents, les crayons, mes jours et mes nuits. A l’époque (estudiantine mienne) point de traduction : il fallut, sollicitation douce et insistante -c’est un art- de mon maître Jerphagnon, s’y atteler. Cette œuvre difficile n’est point connue, aussi son auteur n’est pas estimé pour elle, mais par la Consolation de Philosophie pour les motifs cumulés suivants : modèle du genre ; connaissance des philosophies platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, inégalement sollicitées mais parfaitement maîtrisées ; sensibilité contrôlée ; rhétorique de premier ordre mais dans l’absence remarquée d’une argumentation chrétienne autant dire théologique, de la part d’un auteur pourtant lui-même croyant ; rédaction courageuse, entreprise alors qu’emprisonné et torturé dans les geôles d’un empereur barbaresque, Boèce ne dispose d’aucun livre, aucune note, rien que lui-même dans la désespérance et l’abandon en 524 de notre ère, ou à peu près…

Né à Rome en 470 … ou à peu près, Boèce, exactement nommé Anicius Manlius Torquatus Boethius eut une jeunesse studieuse comme on dit dans les livres puisqu’il passa un peu moins de vingt années à Athènes pour y acquérir langue et savoirs grecs. Tout cela est bien connu, sa carrière consulaire et celle de ses fils sous le règne de Théodoric l’Ostrogoth, beau-frère de Clovis pour avoir épousé sa sœur ; Théodoric le Grand applaudi par le pape quand il entre dans Rome, mais s’installe à Ravenne, est aussi par la volonté de l’empereur d’Orient Anastase, roi d’Italie, excusez du peu !  lequel n’est plus aussi grand à nos yeux d’avoir jeté Boèce en prison et l’avoir fait torturer au prétexte qu’il s’était un peu trop rapproché de l’Eglise d’Orient… Si les faits semblent exacts leur dimension historico-politico-religieuse est aussi compliquée à dénouer qu’une ficelle déficelée jetée en vrac à partir de laquelle reconstituer la pelote aussi impeccablement que sortie de la mercerie. Parfaitement impossible en quelques mots et quelques instants. De savants érudits -volontaire pléonasme pour hommage à leur travail- y ont dépensé tout le temps de leurs vies.

Pour réaliser si peu que ce soit d’où parle Boèce, il faut se dire qu’il est, à son époque, approximativement aussi éloigné de Socrate que nous le sommes aujourd’hui de Maurice de Sully, celui qui pensa ériger à Paris une cathédrale dédiée à Notre-Dame. Sauf qu’en ce jour pascal, seuls les monuments ressuscitent de leurs cendres.3 Il fut considéré le dernier des Romains tout autant que le premier des médiévaux -tardo-antique et pré-médiéval- un Latin formé aux grecs, élevé dans l’orthodoxie catholique récente, disons montante. Issu du patriciat lettré, adopté par Symmaque qui deviendra son beau-père, c’est en posant un regard d’intérêt réel vers l’empire chrétien d’Orient qu’il perdit tout, mais à cette chute que nous devons ce prosimetrum qui, pendant des siècles fut commenté, annoté, scruté, utilisé, illustré, interrogé, glosé et entreglosé de toutes les manières, Consolatio Philosophiæ. Théodoric en l’incarcérant à Pavie puis le faisant exécuter après diverses tortures, fit inscrire sans l’avoir voulu un deuxième nom au martyrologue philosophique, un millénaire après Socrate, Boèce.

Mais, à la différence des auteurs de diverses Consolations passées et à venir -de Sénèque, Plutarque, à Malherbe, Du Vair, Montaigne ou Lamartine… le texte de Boèce confond le consolant et le consolé puisque l’auteur -d’aucuns diraient le scripteur- et le destinataire ne font qu’un. Boèce ne s’adresse qu’à lui-même et non à une personne ou un personnage extérieur pour en apaiser le chagrin ou calmer la douleur. Il est celui qui parle (écrit) et celui à qui il parle (écrit), sujet et objet, locuteur et interlocuteur, émetteur et récepteur… tandis que la rédaction d’un tel projet suppose une altérité, serait-elle celle de l’alter ego, pour qu’une réelle com/préhension, une authentique com/passion s’installe, loin de l’apitoiement ou la sensiblerie. Alors Boèce, qui connaît ses classiques, semble instaurer l’intermédiaire que toute consolation authentique réclame en faisant appel à une figure allégorique, tradition philosophique s’il en est, sous forme dialoguée, fondatrice de la maïeutique s’il en est aussi. Deux raisons qui, selon moi, arrondissent le néo-platonisme boétien toujours pointé, en faveur d’un platonisme plus affirmé, mais là n’est pas la question.4 Pour un lecteur un peu au fait de Boèce l’artifice fait long feu, car en donnant parole et forme humaines à la Philosophie pour être consolé de ses malheurs, il ne fait que reprendre, et magnifiquement, ce qu’il sait, ce qui l’a formé, ce qu’il aurait lui-même dit à un autre qui aurait été dans son cas ; Boèce invente une figure philosophique boétienne, c’est un monologue dialogué, c’est même un autodialogue si l’on ose, une autobiographie pour le moins. On est loin, très loin du De Trinitate ou du Contra Eutychen et Nestorium opuscules théologiques évoqués plus haut.

La réception, la diffusion et l’ensemble des commentaires de ce qu’on appelle plus couramment la Consolation de Boèce finiraient-ils par porter préjudice à une lecture naïve et simple aux sens premiers de ces termes si leur abondance ne rendait impossible leur connaissance exhaustive.5 Il faut pourtant oser cette lecture, les obstacles infimes -les traductions modernes récentes sont admirables-  et les références implicites à la philosophie antique grecque et latine imperceptibles pour qui ne les connaît pas, elles ne sont donc pas pesantes. Le prisonnier Boèce attend douloureusement sa mort annoncée dans une prison de Pavie. Il souffre et pleure sa grandeur et ses biens passés, mais surtout l’injustice dont il est victime par la toute puissance de Théodoric. Ceux qui l’ont déshonoré sont impunis, et lui croupit, inconsolé. L’intervention de Philosophie plutôt que de lui donner des conseils lénifiants comme d’un aumônier pénitentiaire de la dernière heure, va le rappeler à lui-même, à ce qu’il sait et à ce qu’il est, à ce qu’il est par ce qu’il sait et que troublent les effets de la claustration. Une authentique maïeutique se déroule sous nos yeux, qui a forme féminine, visage et vêtements, et préconise la douceur avant toute chose. Cette femme, Boèce l’a déjà rencontrée, il a si bien lu Sénèque que sa description dans une Lettre lui revient aux mots près, même fidèle réminiscence de Capella et de Sidoine, aux plis près, et souvenirs de ce qu’il a lui-même écrit sur Porphyre aux motifs brodés près. Platon lui est si familier, le Phèdre, la République, le Criton, que loin de sa splendide bibliothèque, il reprend ses thèmes favoris sans en nommer la source. Jamais et pour aucune des références dont il est nourri et qui affleurent presque à chaque phrase. Leur recension -qui a été faite- affadirait la fraîcheur du texte pour un lecteur néophyte.

Je (me) promets de revenir à Boèce, ses contemporains et son époque, très bientôt.

 

 

1) même si l’expression est inexacte au trébuchet de l’histoire fine des textes…. On chercherait en vain, par exemple, de telles œuvres c’est-à-dire d’une telle universalité d’écriture et de réflexion savante aux XX et XXIèmes siècles qui pratiquent bien plus volontiers dans ce cas, soit l’éloge funèbre public, oral ou écrit, soit la correspondance privée. 2) mon interlocuteur devrait se reconnaître et trouver ici mes remerciements pour m’avoir -involontairement mais excellement- remise sur un chemin depuis trop longtemps abandonné. 3) ce 21/04/2019 est Jour de Pâques après que ladite cathédrale partiellement consumée a cependant et momentanément survécu, cette précision pour la postérité ! 4) Dans Criton, par exemple, Platon use de la technique de la prosopopée pour transmettre sa conception de la Justice et du rôle des Lois. 5) sauf travail universitaire de fond. Il faut cependant ne pas ignorer l’immense Pierre Courcelle qui sait tout sur tout de cette période et de tant d’autres, de Boèce et de tant d’autres (Cassiodore notamment dont on ne sait … rien, mais je me soigne !)

le bourdon,

16 Avril 2019 , Rédigé par pascale

 sourdement cogne à nos tempes. L’avons-nous jamais ouï : ce matin on l’entend, lancinant, tourmenter des tissages immémoriaux qu’on croyait oubliés, et festonner des découragements de broderies à l’envers, pérégrin de nos chemins gansés au point de croix. Abeille noire et charpentière creusant le bois de nos forêts profondes, grandes orgues, silencieuses dans la nuit rouge ; la Dame lointaine et belle devenue penaillon d’un soir de cendres, lance ses dentelaires de pierre dans des ciels rouge plomb, la Dame, notre dame, si grande qu’elle ne peut s’enserrer entre nos deux mains jointes d’impiété fervente. L’indévotion n’est point où l’on pensait la pendre. Et nos nuits d’incroyance incendiées sont plus belles que leurs idolâtres journées.

Le prisonnier

15 Avril 2019 , Rédigé par pascale

 

La terre déchevelée jetait des guenilles des haillons

des souillons adustes de grisailles austères

Sous Iris triomphale et ceinturée d’or pur.

 

Les petites kolymkas ni le tchifir

N’auront suffi pour réchauffer son âme 

Ses doigts comme le ciel étaient gelés déjà

La voix feutrée des arbres la voix moussue du vent

La neige brûlante étincelée

Dans les nuages vulturins.

 

Colette : les mots dévorent le monde.

9 Avril 2019 , Rédigé par pascale

 

     Pour ne point s’assoter par trop d’uniformité, en plus de s’ennuyer si l’on en croit la fable*, oserons-nous l’euphuisme ou ferons-nous le nicodème ? A force de s’anonchalir, comme le dit Montaigne, on risque de déclencher une catagenèse sémantique. Déjà que toutes les émanations olfactives se résument à de simples odeurs, manquerait plus que les couleurs se fassent monochromes, que tous les verts soient verts, et les bleus aussi, alors que nous avons prasin et zinzolin, et qui riment, ça peut servir les dimanches de grande lassitude. Il n’y a pas si longtemps**, l’incomparable et colossale Colette se saisissait de prasin pour qualifier un œil. On chercherait en vain une écriture plus colorante, odoriférante, audio-visuelle, tactile…  Plongeons avec délectation.

     Ce n’est pas que Colette fasse toujours choix d’un mot précieux ou rare ; ni, à l’inverse, qu’elle s’en tînt à la naïveté qu’on lui prête sans l’avoir jamais lue ou lue comme il se doit qu’on la lise, l’œuvre tout entière, correspondance comprise -peut-être ses plus belles pages. Elle fait l’une et l’autre, rareté et simplicité, comme les mots lui arrivent, et non comme elle les cherche et parfois les invente. L’écriture lui vient, ce n’est pas elle qui vient à elle. Toujours elle s’est plainte -et compte tenu d’une indéfectible constance dans ses aveux, il faut la croire- du devoir d’écrire et même de son besoin, c’est son mot, que pour en mesurer toute l’épaisseur, nous allons revêtir d’une notion qu’elle réprouverait absolument parce que du vocabulaire philosophique le plus technique, qui pourtant convient, un impératif catégorique de l’écrire. Un exemple entre mille, dans Le Fanal bleu :

     (…) écrire ne conduit qu’à écrire. Avec humilité, je vais écrire encore. Il n’y a pas d’autre sort pour moi. Mais quand s’arrête-t-on d’écrire ? ***

     Comme tout besoin il est impérieux, nécessaire, membru, typique, que la satisfaction ne satisfait pas : Quoi que je fasse, quelles que soient mes abstentions rusées, il est là. *** Peut-être ne souscrirait-elle pas exactement à la réponse affûtée de Nietzsche à la sempiternelle question pourquoi écris-tu ? bien qu’il la résolût dans la finesse inachevée d’une formule à valeur aphoristique, comme si souvent. Selon lui et pour lui, il n’y a pas d’autre moyen de se débarrasser de ses pensées**** ! Pour Colette, c’est le moyen le plus sûr de se débarrasser de ses mots, des mots qui lui viennent ; moins une affaire de pensée que de rencontre de mots***** lesquels s’organisent à la fois hors d’elle et en elle, comme on est au monde, extérieur à soi parce qu’on ne l’a pas créé et intérieur parce qu’inévitablement et irréductiblement sien. Il y a chez Colette une immanence verbale d’autant plus surprenante et quasi contradictoire, qu’elle procède sinon d’une transcendance -elle fuirait aussi ce terme- au moins d’un surplomb miraculeux des mots au monde. Ce que d’aucuns appellent coïncidence, correspondance – immensité de ce terme ! – synchronie toujours renouvelées ; il suffit de puiser dans l’inépuisable générosité de la langue, d’être à son écoute, de la bousculer, de la mal traiter, de la respecter, de la rejeter aussi pour cause d’ingéniosité créatrice. Ecoutez ces lignes du Journal à rebours :

     Siliceuse. J’ai bien pesé, tourné et retourné le mot dans le panier immatériel où je range les mots. Un était trop gonflé, un  autre déjà ridé. Va pour siliceuse, car le dos de ma main, brûlant, sent la pierre à fusil. 

      Colette inverse, non, elle renverse, l’ordre ordinaire du lien entre les mots et les choses : ce n’est que dans la mesure où elle est écrite qu’une perception devient ce qu’elle est. Parce qu’il s’agit bien d’un geste perceptif, d’une re-connaissance des sensations par et dans les mots, l’univers colettien ne déborde pas son écriture, mais son écriture invente un monde incomblable, surabondant, mais submersible au moindre nouveau terme dans une infinité d’autres mondes qui en procèdent par urgence génésique et autophagique. Chez Colette, les mots se mangent les uns les autres pour mieux se reproduire.

     De l’usage des usuels à l’invention inassouvie, telle est l’écriture de Sidonie-Gabrielle Colette, toujours frustrée de n’avoir pas égalé les peintres -elle le répète à l’envi- qui s’applique au bien parler, à la belle phrase, à trouver le ou les mots bien-disants. Se fiant à des intuitions qu’elle a toujours précises parce que venues de l’enfance la plus archaïque, se défiant de sa propre facilité comme d’une tricherie crapuleuse, elle ose les trouvailles dans l’ordinaire (j’étais bien phatiguée – cette orthographe convient à certains états.) ; décrit le quotidien par l’excentrique (j’ai un frigidaire charmant) ; ne renonce jamais à un trait d’humour (de Naples : je suis restée de glace sous tant de marbre ; à un journaliste : Monsieur, j’écris. Faut-il encore que je pense ?) ; décontenance et déconcerte tant on se demande avec jalousie comment elle peut bien faire pour en arriver là (… qu’elle m’écrive, crive, crive !) ou comment les mots se sont emparés d’elle, et surtout pas l’inverse (je t’embrasse d’un cœur rissolé) ; provoque le sourire, charme et régale à coup sûr (bonjourifier, souhaiter le bonjour ; pendouillement ; emmiellement ; r’aime-moi ; j’en suis idiotifiée ; tu miracules…)

     Puisque de prasin tout est venu, et pour contrarier l’invitation initiale à l’euphuisme sans le moindre risque de s’anonchalir pour autant, achevons par des lignes où les couleurs se donnent à voir en même temps qu’elles s’écrivent et s’inventent par les mots les plus simples. Bien consciente de la passivité du procédé (la trop longue citation), mais les pages de Colette sont de celles qui font échec à tout commentaire, on s’y attarde et y retourne toute honte bue :

     (…) Les grands sphinx roses, gris et noirs ont la taille des passereaux, et sont innombrables, tu sais, ceux qui ont des yeux comme des phares rouges dans l’ombre. (…) Il faut vivre l’été ici pour apprécier les quatre couleurs de figues, la verte à chair jaune, la blanche à chair rouge, la noire à chair rouge, la violette à chair rosée, mauve plutôt que violette avec une peau si fine.

     (…) Nous regardons tomber le soleil et monter sur le ciel cette étrange couleur marron ardent que je n’ai vu qu’ici. L’aube, le chemin de côte et le givre de rosée épaisse me sont toujours fidèles. (…) Cette rosée salée qui blanchit même les arbres, et ces près qui se changent en mer sans sursaut ni déclivité, ces moments d’aurore vert pâle et couleur de bronze… (in Lettres à la Vagabonde, O.C tome 15)

 

*l’ennui naquit un jour de l’uniformité. Antoine Houdar de la Motte (1719) ; **mais quand même aux temps aninformatiques déformants, sans recours paresseux, fautifs et prétentieux à l’anglobish aggravé de déclinaisons ridicules, désespérantes à tous les étages -y compris, ô lamentations pour les lamentables- chez des gens-de-lettres…. ***mots repris dans les Derniers écrits de l’Œuvre complète -édition du centenaire, tome 14. ****ibidem Mélanges. **** in Le Gai savoir [93]

____________________________________

Colette et les vins  : archives 5 février 2017 ; 7 février 2017 ; 28 mars 2017

devant le feu est-on pensif ou penseur ?

5 Avril 2019 , Rédigé par pascale

 

   Selon Bachelard, la rêverie devant le feu est paradoxalement très dense, stable et consistante. Parce que l’homme y prend conscience de sa solitude ontique, s’obligeant à fixer un spectacle toujours changeant ? Cette rêverie où l’homme devient un être cosmique, fascine, c’est-à-dire immobilise, tel un rossignol, dit-on, sous le regard du serpent. Il faut la dire objective dans sa tension pour saisir et élaborer l’objet d’une pensée.

 

    Principe même de l’univers d’Empédocle, le penseur agonal, le feu sinue dans les entrailles de la terre ; feu souterrain à l’origine de toute chose, énergie fondatrice et lieu de son apothéose. Au bord du volcan, il sera Pontifex. Mais comme humain, entre le feu d’en-haut et le feu d’en bas, entre Ciel et Terre, passé et futur, l’indifférencié de l’origine, l’autochtone tératologique, deviendra bien plus tard, bien plus tard, autant de peintres, de poètes, d’ingénieurs et visionnaires. De physiciens et de philosophes aussi. Métamorphoses. Tant de métensomatoses sont encore à venir ! aussi retourner au feu primordial et cathartique et cesser de pleurer tel un exilé. Consumatio signifie perfection.

   D’anciens savoirs lui avaient appris que la Sphère, logiquement et chronologiquement, succède au désordre ; que c’est à partir d’éléments éparpillés, de brisures du monde, de miettes égarées, que l’union se forme, le cosmos comme Pythagore le premier a nommé la belle enveloppe organisée de l’univers κόσμος, kósmos. Mais d’où seraient venus tant d’éléments dispersés ? de quel autre monde auraient-ils bien pu procéder à supposer même qu’Aphrodite consentît à les disposer et les réunir ? indécision pérenne d’Empédocle entre Aphrodite et sa raison.

   Suivant une habitude qui si souvent le sauva de maintes apories, Empédocle observe autour de lui : ce caillou, par exemple, est seul et en repos. En lui-même, il est une petite harmonie, un micro-cosme en quelque sorte. Pour qu’il se mette en mouvement et, rompant son ordre propre, se fasse chaos, Χάος, Kháos, comme s’il était pour un instant doué de vie, il faudrait s’en saisir et le lancer, ou qu’un garçonnet poussant un cerceau le déplaçât d’un coup de pied*. On pourrait aussi le briser en le fracassant contre un autre caillou. Dans tous les cas, le changement ne provient que d’un dés-ordre introduit dans ce monde miniature qui, sans lui, aurait continué de flotter en son éternité atone. Ce caillou peut servir à résumer ma pensée concède Empédocle.

   Inversons la remarque : l’immobilité actuelle de ce galet résulte probablement d’une série de déplacements antérieurs qui l’ont déposé là, un état qui induit, sous la forme du repos, la résolution d’un certain nombre de changements, de modifications. Les choses ne sont donc pas en place d’elles-mêmes, ou depuis toujours, mais elles ont pu subir de grands ou de petits bouleversements ou variations.

    Et si le monde s’était constitué par rupture d’une perfection, éclatement d’un équilibre, inter-ruption ? Empédocle mesure l’audace de cette hypothèse qui suppose d’associer repos -isonomie- et silence éternels à une attente, et pour tout dire, une im-perfection. Sa rêverie devant le feu etnéen, sa pensée... 

 

*l’image du cerceau est dans les textes du philosophe ; ce qui appelle de manière troublante le souvenir du tableau de Chirico Mélancolie et Mystère, (archives, 20 juillet 2017, Compression des temps) ; l’enfant au cerceau déjà présent aussi dans sans doute mais il y a le cercle (archives, 19 avril 2017)