Ceci n’est pas un cliché.
L’apparition n’est pas le contraire de la disparition, mais la révélation d’un achèvement, la cessation d’une absence, la découverte d’une présence in-vue. Les photographes d’antan le savent mieux que quiconque devenus alchimistes de précision pour manier sels d’argent et poudres et rendre visible le non-visible. Nous parlons de ces sorciers d’un autre âge, pionniers en leur temps d’une technique et d’un artisanat mêlant raisonnement et empirisme, savoir et ingénieux bricolage, et même hasard accommodant. Un peu de tout, un peu de rien, beaucoup de passion. Et cent fois reprendre. Mille fois recommencer. Polir à l’excès le grain et les contrastes comme d’autres leurs alexandrins jusqu’à l’équilibre qui fait loi, loi d’exception, dérogation aux lois usuelles*, une eurythmie trouvée dans la pondération et jaillie de la ferveur.
Telle est l’abstraction objective* des photogrammes, ces étonnantes compositions spéculatives à effet immédiat, surgis d’une ahurissante proposition théorique et d’un geste résolument subjectif. Un photogramme –dans la tradition des Champs délicieux de Man Ray**– réussit, par la suppression de l’appareil photographique au profit du contact direct d’un objet avec une surface sensible, à en montrer l’image pourtant non fixée par une pellicule. Le photogramme, ou l’emprise d’un objet dans sa trace, par abandon d’un capteur optique ; sa présentation sur ou devant un papier photorécepteur, pour seule, nécessaire et suffisante manutention. S’agit-il de ce que Barthes appelle joliment cette majoration immobile de l’insaisissable*** ou du léger scandale que serait l’exagération du moyen pour parvenir à une fin recherchée et imposée ? non, juste bon pour les photos-chocs qui ne laissent pas penser pour vouloir trop signifier, pour avoir été trop habiles. Le photogramme au contraire, dans son exactitude ascétique, par les seuls contrastes féconds du noir et du blanc, leurs densités d’ombres et de lumières, est révélateur d’un monde d’objets sans parole, sans commentaire, où les purs signifiants ont recouvert tous les signifiés possibles, où, comme signification, l’objet est strictement rapporté à lui-même, bien qu’il s’en écarte comme toute réalité de sa représentation figurée. Alors, ceci est un livre :

Éléonore (cinq ans). Photogramme. 4 Juin 2019
On peut aussi vouloir ôter du photogramme son lien direct avec la densité matérielle des choses, son rapport mimétique avec leur propre mondanité, et organiser, créer, décider tout ensemble de lignes, de points, de traits en cristaux d’ombre ; être un man ray, un ray man, celui qui écrit avec la lumière ; tracer des rayons, inventer des axes, limiter des espaces, dessiner des segments, arrimer l’univers en son centre, y jeter des pluies d’étoiles. On peut vouloir iriser de gris tous les gris, nacrer les blancs, éclairer les noirs. Polir ses alexandrins. Disperser des grains de lumière, faire rouler du sable clair, équilibrer ses rimes, choisir des mots de cendres brasillantes, répartir des désordres précieux. Vouloir le hasard d’un déclin, d’un clinamen, suspendre des points d’entropie dans un instant de rêve. Inventer des lignes courbes sur un écran muet, répéter infiniment le passage du temps, vider l’espace. Que les formes muettes soient celles qui demeurent. Distendues-retenues au point où tout commence pour ne finir jamais.


Pierre M. Photogrammes. 4 Juin 2019
[*Bachelard, Les intuitions atomistiques, Vrin ; **Man Ray les appelle aussi rayographes décembre 1922 ; ***mais à propos de certaines réussites picturales, in Mythologies.]
Portraits minuscules (3)
Il se peut que les fins d'été soient douces en Normandie. Et même qu’elles soient dorées, couleur de pomme à couteau, celle que l’on mange sitôt cueillie sur l’arbre ou ramassée dans l’herbe, les autres, les pommes à cidre, sont bien moins goutues, elles agacent les dents.
Ce dimanche soir là de fin Septembre, l’air était soyeux, duveteux, on pouvait le caresser rien qu’en ouvrant un peu la main. C’était l’heure de la mélancolie triste, parce qu’il y a des mélancolies heureuses et pleines de rêves. La désolation, et ce mot qu’on ne connaît pas quand on est petit, la déréliction, s’étaient emparées de moi, s’étaient assises sur la même marche de ciment et appuyées contre moi pour ne pas s’effondrer plus bas encore. Devant, rien. Un mur, une façade décrépite. Derrière, les bâtiments de l’internat précédés de leurs pelouses bien taillées et d’énormes bacs ruisselant de fleurs. J’entends les voitures des parents qui une après l’autre quittent les lieux en cortège, et celle des miens, dont j’apprendrai beaucoup plus tard, qu’elle devint un des objets mythiques du siècle. Je ne réalise pas que pendant les sept années à venir, sauf les vacances, mes journées commenceront avant 07heures chaque matin et s’achèveront entre 20 et 21heures. Sept ans ! un chiffre inenvisageable, invraisemblable. Sept ans pour un itinéraire identique : dortoir, ciroir, réfectoire, et retour, matin et soir. Et entre les deux, la classe, les cours, la cour, l’étude, les promenades. Canoniques. De rigueur. C’est l’histoire de milliers de rimes plates, de rimes pauvres, d’une mauvaise prose à la mauvaise surface des choses.
Sur la marche d’où montait en moi un vide jamais tout à fait comblé, même une vie plus tard, je dominais de deux ou trois degrés la porte du réfectoire en contre-bas. D’où l’on pouvait aussi rejoindre, par l’intérieur, ce ciroir justement nommé : l’endroit où l’on cirait ses chaussures, où l’on rangeait ses chaussons qu’il était interdit de porter entre le petit déjeuner et l’avant-dernière prière du soir. La dernière se marmonnant au dortoir. Le ciroir, long très long sous-sol au plafond bas, aux néons chiches, sentait le renfermé, le vieux cuir humide ; il y régnait un froid insurmontable, c’est du moins ce qu’il m’en reste, dans l’éclairage vacillant où, retrouver sa boîte en bois blanc, les chiffons et les brosses qu’elle contenait, relevait de la survie en milieu hostile. Tout ce que le pensionnat comptait de pieds à chausser et de souliers à porter tenait dans cette cave oblongue qui, les odeurs en plus, dégageait, surtout pour les plus jeunes, bien de l’effroi et de la répugnance. Obscurité, puanteur, moiteur, poussière et toiles d’araignée.
Mais il y avait bien pire. Il y avait le souterrain. Le Souterrain. Authentique boyau creusé dans la pierre, pour jumeler deux bâtiments sans avoir à sortir, relier le pensionnat et le réfectoire -trois voire quatre fois par jour pour les internes. Il était interdit d’y courir, de n’y être pas en rang, de s’y arrêter, et de ralentir le train par quelque causette impromptue si l’on croisait la file qui rentrait du premier service. Les murs noirs suintaient, des loupiotes maigrichonnes jetaient plus d’ombres que de lumières, et un méchant coude à mi-parcours semait une épouvante muette, on y perdait qui nous précédait… En sus d’être un lieu qui défiait la raison immobilière et architecturale -mais ça, on ne l’envisageait même pas- le souterrain a dû constituer pour la plupart une magnifique occasion de refoulement psychique. A preuve, pendant des lustres -un mot à lui seul révélateur de sens pour cet effacement- le corridor maudit fut oublié, enfoui dans les mémoires comme il l’était sous terre et doit l’être encore ; image inversée de toute lumière, contre-symbole de toute éducation, ce long gosier inapaisable pour longtemps, a dégluti, s’est gavé et repu, tel un ogre, de nos frousses d’enfants dociles, il les a alimentées et nourries avec application et sérieux. Antinomie foncière de la caverne platonicienne, laquelle contient, conceptuellement, le principe épiphanique de la révélation à l’homme de sa nature intelligible. Galerie rocheuse censée nous porter d’un point à un autre plus confortablement que si nous eussions emprunté les xystes des jardins, dès potron-minet et dans les nuits et les froidures des hivers normands ; tunnel censé être un dégagement protecteur, ce trifoire, triforium clos pour premier, dernier et quotidien cercle de notre enfer, Le Souterrain, pour avant-goût ignoré de toute détresse.
Inconsolables, ibant obscuri*...
*Les latinistes ont reconnu Virgile, les autres aussi.
Portraits minuscules (2)
Entre une conception domestique de la modernité et une friteuse qui s’enflamme, il y avait le chien Bijou. Mais pour rassurer sur le champ nos amis de nos amies les bêtes, aucun lien entre ce feu et ses cendres, le chien Bijou mourut un jour de mort naturelle, il ne fut point frit. Et comme ce n’était pas un phénix, il fut sauvé tant des fumées réelles que d’un brasier probable ; cela en raison d’une conjonction des astres, ou plus sûrement de la coïncidence entre plusieurs séries causales indépendantes, ainsi que le physicien Cournot définissait rationnellement la notion de hasard un peu trop religieuse à son goût. Le chien Bijou, lui, ne savait pas qu’il devrait sa survie à la rencontre heureuse de chaînes parfaitement déterminées mais indépendantes l’une de l’autre…
Pour porter un nom pareil il fallait que ce chien fût celui des enfants et qu’il ne fût d’aucune race ni d’aucune lignée. En l’affublant d’un patronyme de nature joaillière, ça lui faisait un peu réparation, ça lui redorait le blason. D’autant qu’il était du genre gueulard et cabochard. Un vrai corniaud, le Bijou, qui aboyait pour rien et pour tout. On sait maintenant que même les chiens les plus bêtes sont éducables et qu’on ne naît pas roquet, on le devient. A l’époque, on se contentait de l’enfermer dans un placard de la cuisine, dévolu exclusivement à son couffin, le placard à Bijou. Chaque enfant pouvait l’y mener, il ne rechignait pas, et pour qu’il pût respirer et disposer d’un rai de lumière, la porte coulissante n’était jamais hermétiquement fermée. Dans la famille des cagibis, ce long et étroit réduit était un probable rattrapage pour rendre droit l’angle d’un mur avec le sol. Ainsi tout le monde avait la paix, le chien qui dormait là tout son soûl, les petits et les grands qui l’oubliaient.
Mais la friteuse. Il s’agit bien sûr de la bassine traditionnelle en tôle noire, véritable chaudron pour le saindoux bouillonnant dans des borborygmes façon magma, et de son panier en fil où déposer les pommes de terre coupées longitudinalement, après avoir été lavées et essuyées. Cuisson à l’ancienne dit-on aujourd’hui si l’on veut être aimable. Une avancée technique remarquable fut l’invention du coupe-frites, mais toutes les bonnes maisons n’ont pas jugé nécessaire une telle dépense, alors qu’un simple couteau faisait aussi bien l’affaire. Passons. Chez les maîtres du chien Bijou, point de coupe-frites mais une dame qui, outre s’occuper du ménage, préparait aussi tout ce qui pouvait se faire d’avance pour le repas de midi. Donc, les frites, et cela deux à trois fois par semaine, c’est dire si l’on donnait dans la routine, ou dans le rite, c’est selon, vision platement nourricière ou quasi cérémonielle. Quand elle quittait le lieu, pour aller se sustenter elle aussi, la bonne dame du ménage laissait sur la cuisinière -qui était une gazinière- la friteuse et son panier en fil plein de Bintje précuites pour avoir subi leur premier bain de matière grasse. Tout le monde sait qu’une bonne frite se frite en deux immersions. Il suffisait donc avant de partir, d’éteindre le feu comme on dit, synecdoque prémonitoire cette fois. Tout le monde a déjà deviné -aux énigmes ménagères je ne suis pas meilleure qu’aux policières- qu’un jour elle oublia. Les frites dans la friture, la friture dans la friteuse, le gaz allumé sous le tout. Et Bijou dans son placard, qui se tenait à carreau quand la dame était là.
Quand les parents arrivèrent, la fumée s’en donnait à cœur joie pour noircir les murs, graisser la pièce, saturer l’ambiance. Les vigiles du feu mirent tout leur soin, mais eurent peu de peine, à éteindre ce qui n’était encore ni un brasier ni même un incendie, qui plus est circonscrit à la seule cuisine, si l’on excepte la tenace exhalaison de cramé partout répandue. Et Bijou, à la fois à l’abri et en danger dans son placard fut sauvé. Ce qui ne fait pas la morale de cette histoire sans gravité, qui n’a pas de morale, on va dire que tout est bien qui finit bien. En revanche, ce qui finit un peu moins bien c’est cette conception domestique de la modernité évoquée plus haut qui rapporte à ma mémoire indocile la décision parentale de faire repeindre chaque mur de cette cuisine en une couleur différente, dont un orangé-corail-abricot du plus insupportable effet, jouxtant un bleu pâle marial, un jaune pisseux, un vert amande, tout cela pour être à la page -quelle expression ! La néo-cuisine se trouva dotée d’une table en formica bleu nourri avec tabourets désassortis pour faire joli ; le placard à Bijou disparut. Le souvenir de quelques autres innovations majeures, dont la première cafetière électrique, me jette soudain dans l’ambiance acidulée et burlesque du film Mon oncle de Tati, où le petit chien qui court partout -au fait a-t-il un nom celui-là ? – est, en basset, le sosie ou le double de Bijou, et la maison, le jardinet et le garage du couple Arpel un dépliage et un condensé tout ensemble de ce qu’il fut fait de cette cuisine pour être à la pointe de la modernité. Il était bien sûr impossible que le film de Tati pût avoir inspiré directement les parents, ils n’allaient jamais au cinéma, et puis qui précédait qui ? et l’on ne peut pas dire que la villa cossue, glaciale, inconfortable et blanchissime des Arpel fût une réplique filmique de celle où survint ce presque-incendie-qui-n’eût-ni-héros-ni-écho. Non, il ne s’agit que d’une perceptible ambiance arpellienne qui s’installa durablement comme autant de plans-séquence auxquels il faudra (aussi) faire un sort.
« il se peut que la vie ordinaire grinçait déjà »
Les mots sont vifs qui disent ici les morts. Et riches ceux qui content leurs misérables misères. Les Vanités, celles des peintures qu’on aime tant, saturées de nacres et d’argent, de bijoux, vanitas vanitatis, n’y ont pas leur place. D’ailleurs, il n’y a de place pour personne dans ces carrés d’éternité, ni devant eux, ni à côté. On ne pourra pas dire qu’il n’y a que la mort pour faire les gens égaux. Formule pour les nantis des cimetières. Car dans les champs du repos, comme on les appelle parfois, certains reposent moins bien que d’autres.
Il faut dire que ça les a pris depuis longtemps. Et pour ceux-là depuis toujours. La vie comme une poisse. Peut-être aurait-il mieux valu qu’ils ne naissent pas. Mais aucun d’eux n’a lu Cioran pour confirmer, bien que et même si vivre empire. Maintenant ils sont là, dans leur Cadastre des misères* celui que Vincent Dutois a délinéé pour eux, à qui il a donné un peu de rab, un rabiot. Une parcelle d’avenir. Oh ! pas pour que la mouise perdure, pas comme une consolation posthume et par procuration. Mais pour embeaumer leurs disgrâces, leurs difformités, leurs pauvretés. Pouilleries et gueuseries.

Aussi, nous voici arpentant les allées rationnellement numérotées qu’on sait toujours droites et bien tenues d’un cimetière bien réel, pourrait-il être de nulle part. On se dit que, peut-être, l’endroit est d’autant mieux cadastré, planifié, qu’il contient, soustraites à toute visite à jamais, des sépultures contenant elles-mêmes des restes humains cabossés, ou des restes cabossés d’humains. Ce qui ne fait pas différence. Des morceaux de vie affleurent et poignent par-delà les oublis, les abandons. Un peu moins d’ombre allongée sur leurs tombeaux, que la main de l’écrivain a doucement repoussée. Pourtant, elles furent tant rugueuses ces vies inhumées là, pour toujours plombées par la brume et la grisaille des jolis clichés mélancoliques qui accompagnent un peu le texte. Concession perpétuelle et sans rémission, pour Denise, Marie-Picère-Gilbert-Émile, L’Errant, ou les sans-nom, sans famille, sans histoire des enterrés Au carré, à qui Vincent Dutois offre une respiration pour toujours.
Mais la vie résiste. De ces ensevelis bien morts, c’est bien cela qui reste. Il ne reste des morts que des restes de vie. C’est toute la joliesse de ces pages qu’il ne faudrait pas éviter pour s’éviter un moment d’abattement. Erreur fatale, si l’on ose, car c’est tout le contraire :
au n°8 de l’Allée H par exemple -on pourrait se croire dans un lotissement inachevé- ça commence vraiment très mal. Ça ne finit pas vraiment mieux d’ailleurs, puisque nous sommes là. Mais la succession des malheurs engendrés par la scène initiale (cinq mots : Juliette chute du sixième étage) est à couper le souffle si l’on peut dire aussi ; l’écriture, métaphore de son propre contenu, accélère avant de se poser dans la forêt de Longue Attente. Il en est ainsi des 22 destinées auxquelles Vincent Dutois fait un destin par-delà leur tombeau. De quelques lignes à un peu plus de quelques lignes. Pas plus non plus. Cadastre des misères est d’une beauté majeure et pénétrante. Il ne faut pas le manquer.
* Cadastre des misères, Vincent Dutois. Editions La Mèche lente, mai 2019. 31p.
Portraits minuscules (1)
Mademoiselle Quié dirigeait la fanfare municipale. Calot militaire sur le chef, elle menait sa troupe d’un pas guerrier et sans flottement. Assurément, son corps d’armée rêvé était l’infanterie. Pour l’uniforme, si la veste était ressemblante, -quelques cordons, boutons dorés et brandebourgs- elle arrivait sur une jupe droite, mais droite. Et Mademoiselle Quié dont le prénom était inconnu de tous, levait le menton comme il se doit, portait le front sur la ligne d’horizon, lançait un pied puis l’autre bien devant elle, ce qui relevait d’un exercice accompli : elle n’avait pas le torse précisément plat. Disons même sans risquer l’outrage, que le poitrail était imposant, qu’elle savait d’ailleurs imposer. Le reste de sa silhouette, fluet sans être fragile, quelque chose des vieilles dames de Jacques Faizant auxquelles on aurait ôté les talons et rajeuni la coupe, de cheveux s’entend. Mais pas trop quand même, car Mademoiselle Quié n’avait pas d’âge, il ne faudrait pas lui en trouver un rétrospectivement.
Pour l’entendre, on l’entendait de loin, la fanfare ! Les jours honorés par le calendrier d’une réjouissance nationale ou communale, la mémoire refuse d’autres précisions, arrivaient du fond de la rue -mais on se demande quand même d’où exactement- les cuivres comme il se doit et surtout la grosse caisse, très très grosse, dont on ne peut pas dire même des décennies plus tard, qu’elle brillait par son sens de la nuance, tandis que clairons et trompettes reluisaient et sonnaient à tout va et à vau-l’eau les jours de pluie. Stoïcisme, honneur et gloire, rien n’arrêtait la clique de Mademoiselle Quié. Et chacun, surtout les enfants, pensait assister à une exhibition exclusive, extraordinaire, exceptionnelle, inégalable en un mot.
Mais que faisait donc Mademoiselle Quié hors les répétitions et les défilés de son orchestre de rue et de square ? voilà bien une question que les enfants ne se posaient pas, ni au passage de l’orphéon, ni avant ni après. Mademoiselle Quié commençait d’exister ces matins-là, et disparaissait avec la fin du jour. Et s’ils avaient pratiqué leur petit Brisset* portatif, s’ils avaient su à quels prodiges lexicaux leur congénère aurait pu les porter, les enfants et leurs parents se seraient plutôt enquis ainsi : mademoiselle qui est ? qui est mademoiselle ? à l’époque, le vénérable, inénarrable et disparu Jean-Pierre Brisset était inconnu au bataillon fertois, tandis que le petit régiment de notre bonne mademoiselle recevait tous les honneurs dus à ses rangées.
Au moins une personne pouvait quand même témoigner qu’elle donnait des cours de musique, disons pour être précis, des cours de solfège : la fillette grimpait un escalier qui, déjà à l’époque lui semblait d’une étroitesse redoutable, dans une obscurité tout aussi sinistre et des odeurs de poussière et de vieille encaustique caractéristiques des souvenirs enfouis depuis des lustres, venus aujourd’hui dans des mots qui manquaient avant-hier. A l’étage, le logis était minuscule et le cahier de solfège s’ouvrait sur la table de la cuisine, sorti d’un cartable de cuir qui, enroulé sur lui-même par de longues lanières, donnait aux partitions une fois remises à plat, une cambrure dangereuse et tenace. Le piano, dans la pièce contiguë, était de ceux qui portaient des bougeoirs, on pourrait à coup sûr avancer aujourd’hui qu’il avait un cadre en bois, seule proposition pour expliquer, outre l’absence prolongée d’un accordeur, la mauvaise qualité de sa sonorité ; ses feutres probablement mangés des mites, et ses touches en ivoire jauni et crasseux, celles en ébène amaties, et les deux pédales -pour un piano droit c’est le lot, la sourdine à gauche du clavier, sous forme de tirette- inaccessibles aux pieds des enfants.
Mademoiselle Quié faisait inlassablement répéter une poignée de mesures imposées comme exercices entre deux leçons. Avec La Méthode Rose pour champ d’action, on allait Au Carnaval de Venise ou Sur un marché persan…en version simplifiée cela va de soi, pendant que sur le feu mijotait le repas, quels que soient l’heure et le jour ; ainsi se sont conservées sans ordre et sans lien quelques empreintes, et oubliées la plupart des traces. On pourrait les inventer… mais pour cela il faut savoir faire.

Au moins Mademoiselle Quié ne m’a-t-elle jamais, à l’époque, fait penser qu’il ne manquait à son nom qu’un « s » pour siffler ou susurrer à mes oreilles qu’avec un tel patronyme, il n’est plus étonnant qu’elle ait été sourde à toute musicalité, mais non point aux flonflons.
* cf Archives Septembre 2018 (7, 8 et 10) ; ou taper Jean-Pierre Brisset dans Recherche, toujours en haut à droite, le résultat se présente en ordre chronologique inversé.
L’art et la manière de gober les imbéciles,
Se rendre non loin de la côté océane, ou mieux encore, aller sur place. Cabanes d’ostréiculteurs ou modeste demeure, l’important est de se munir d’un couteau de capitaine (c’est le couteau ad hoc) et d’une bouteille de bon vin, plutôt qu’une bonne bouteille.
Mettons que vous ayez opté pour la modeste demeure, ou accepté qu’on vous livrât les belles nacrées dans l’heure. Il suffira de leur porter l’estocade, certaines sont rebelles, toutes finissent par rendre l’âme et l’eau. Arranger les pierres précieuses creusées par les vagues et les vents du large, la pluie aussi un peu, les arranger donc de sorte qu’elles fassent un tas d’où, en s’en saisissant l’une après l’autre, un autre tas se forme tout à côté de vous : amas de leurs vestiges, reliefs léchés et pourléchés comme d’un tableau flamand du siècle qu’on dit grand. Ruines somptueusement perlées.
L’affaire ne peut se prolonger que par la grâce de l’amitié, car du gobage, il est à l’inverse proportion du temps de la préparation, et fait rimer, une fois n’est pas coutume, vitesse et précipitation. L’avalage comme garantie d’une poétique ostréicole : correspondances et fulgurances.
Il est fortement conseillé pour épicer la chose - nonobstant quelques tours du moulin à poivre vert- de penser faire un sort à quelques contemporains, qui n’ont ni l’heur ni la manière de vivre élégamment. Et les gober tout crus, en grand éclat de rire.
Le vide et le plein
se limitent et délimitent l’un l’autre, ne se peuvent passer l’un de l’autre, ils ne sont ni contraires ni opposés ni antagonistes, mais en nécessité réciproque. Affirmation qui ne va pas de soi pour l’opinion courante qui n’a pas tort d’avoir tort, mais de ne pas interroger ses propres affirmations ni les suspendre au clou de l’empressement pour les examiner avec retard, qu’on ne confondra pas avec l’insupportable expression servie ad nauseam : il faut prendre du recul ! manquerait plus que l’écho répondît et élever le débat, pour se trouver en même temps dos au gouffre et en lévitation ! [Dans la série contorsionniste on peut noter et ajouter la jolie performance du soulever des problèmes -des débats ou des polémiques, ce qui dresse un portrait pour le moins clownesque et acrobatique de l’homme contemporain des lumbagos, convaincu de verser sa quote-part de relativisme (ou relativité ?) à tous les sujets, et donner ainsi un gage de bonne conduite sociétale, n’est-ce pas, surtout si, pour clore ces monuments de courants d’air, il ne peut s’empêcher d’ajouter de tout façon on n'y peut rien !]
Le vide donc. Le vrai. Ce qui n’est pas rempli de creux ou de rien, mais s’est creusé dans le plein ; la formulation inverse serait même plus efficace, le plein n’est seulement possible que par l’existence du vide. Dont l’une des plus belles réalisations artisanales est la sphère armillaire, qui ne doit pas son nom au vocabulaire myciculteur, auquel cas elle aurait la forme d’un champignon, mais à une étymologie partagée qui se rapporte aux bracelets, aux anneaux, aux lamelles… où l’on voit que, de ladite sphère aux champignons, la première est restée au plus près de son latin. Prenez une mappemonde, videz-la de son contenu sans briser sa surface que vous retiendrez par des cerclages internes –les armilles– harmonieusement entrecroisés afin d’y maintenir, par le jeu subtil des forces physiques, un état d’équilibre.
Et puisqu’il faut garder l’écorce tout en faisant le vide à l’intérieur, vous chercherez à l’alléger, sans la casser. Il faut des trésors d’ingénuité, de calculs, de savoir-faire et de pratique pour y parvenir. Antonio Santucci faisait cela à la perfection au XVIème siècle, mais il en existe depuis la plus haute Antiquité. Dont les plus simples, et pas les moins élégantes, consistaient à articuler entre eux des anneaux concentriques… bien sûr on orientera les anneaux qui vers le Soleil, qui vers les pôles et/ou l’équateur, en leurs points de latitude respectifs parallèlement à l’axe de la Terre. Elémentaire !
L’invention de la première sphère armillaire serait due à Archimède, on note le conditionnel. La copernicienne est de loin la plus intéressante,
car elle matérialise, elle rend visible à tous le jeune et nouveau système solaire héliocentrique, celui qui fit tant de misères à Galilée un siècle plus tard. D’armillaire, l’objet garde la structure et le principe –installer du vide dans du plein, ou vider du plein pour faire place vide, dans quoi l’on peut alors installer d’autres objets pleins– l’intention, elle, est résolument cosmologique, cosmique, religieuse et philosophique, il s’agit de montrer un univers dans lequel la Terre n’est plus centrale. Exit le géocentrisme, même si, au XIXème on construisait encore des sphères armillaires avec la Terre pour centre fixe.
De cet évidement d’un cosmos parfaitement rond et plein au profit d’un univers centré sur un soleil immobile, les représentations artisanales rivalisent de génie. Et quand elles précèdent -de beaucoup- la révolution copernicienne, elles sont un moyen d’observation astronomique, se contentant, si l’on peut dire, de montrer les corps célestes et leurs orbites, certaines en en reproduisant même les mouvements. Au XIème siècle en Chine, par commande spéciale de l’empereur, fut construite, ou plutôt inventée, une horloge astrologique dotée d’une sphère armillaire par laquelle, en déplaçant des perles sur des fils de soie, on pouvait induire le mouvement des planètes, renseignements on ne peut plus précieux tant pour établir les calendriers que pour les divinations fort prisées en ces temps et lieux. La description de cette merveille est saisissante où l’on apprend qu’elle fut logée dans une tour de douze mètres de haut et que l’ensemble devait bien peser plusieurs tonnes*
Et si au XIVème siècle certains dont la postérité scolaire n’a pas retenu le nom (Bardwardine, par exemple) affirment qu’avant de créer le monde, Dieu résidait dans un milieu vide et infini, la difficulté tout humaine à envisager une telle chose, trouve un compromis acceptable dans ces sphères aux surfaces non pleines et aux intérieurs non vides. Mieux, une superbe métaphore. L’univers infini mais limité à notre seule galaxie –on n’en connaissait pas d’autres et celle-ci semblait totalement suffisante– devient saisissable, observable et surtout connaissable. Pour les esprits tortueux (comprendre les scolastiques) l’incréé n’est pas un néant d’être mais l’ensemble de tous les êtres possibles, mieux, l’ensemble possible de tous les êtres possibles. Rien à voir avec un contenant voué à recevoir un contenu. Peut-on remplir une sphère armillaire ? et pourtant le vide remplit bien un espace. La querelle au XVIIème siècle sera rageuse ; les plus grands esprits et les plus savants la porteront à des sommets, au propre et au figuré. On se souvient des expériences de Pascal, à Rouen d’abord, au Mont d’Or ensuite, qui infirment la formule répétée à propos de n’importe quoi, selon laquelle la nature aurait horreur du vide**, alors qu’il faut entendre que, pour les contempteurs de l’existence du vide, les plénistes, celui-ci est une impossibilité intellectuelle, logique qui provoque l’effroi, il est stricto sensu, impensable ; la nature, elle, n’a peur de rien !
Que le vide soit la condition nécessaire pour que les choses soient, et leur mouvement, dessine un monde mécanique, parfaitement compatible avec un geste créateur, d’où qu’il vienne. Ou pas. Ces deux derniers mots pour rassurer, à juste titre, les mécréants.
*cf David S. Landes : L’heure qu’il est (Traduit de l’anglais) -Les Belles Lettres 2017 (632 p.) ; **Aristote (in Métaphysique)
usage du temps, usure des jours,
usés jusqu’à la corde pour les pendre aux lacets de nos souliers crevés. Puisqu’il faut bien au temps présenter ses papiers, lui couper la parole et le semer d’embûches ; que sel et sable font une neige grenue, et les herbes foulées des gémissements d’or au centre de la terre ; qu’il faut gravir des profondeurs insensées jusqu’à la brûlure, regarder l’heure paresseuse avancer se traînant ; l’ambre tomber en larmes des noirs peupliers ; tendre la main à la voix rugueuse des mots ; retenir en son creux un scrupule précieux, mais l’échanger enfin pour un seul chant d’oiseaux ;
de passage, une murmuration ombrage un peu la plaine, ralentit un moment le randon de nos ans pour accrocher le temps tout au bord des nuages. Jusqu’à nous faire aimer le clapotis de l’eau qui tombe des bambous, ces virgules immenses de la brume lointaine. Toujours encore les dieux des sages terres antiques, les furieuses et les euménides en lambeaux, rongent nos nuits hagardes avec leurs chants étranges et leurs étrangers mots. Qu’il ferait doux et bon planer au-dessus des herbus en regardant la mer en silence arrivée se mêler aux vasières, envahir l’estuaire, courir plus vite que les nuées, les violettes et les dorées des fins d’après-midi, l’été ;
roseau des sables et jonc des dunes qui ne rompt pas mais ploie sous la risée du temps, de passage près des arbres sénescents, de passage sous le vent qui replie les ombelles et les arbres tremblants. Sous le passage du buhan étendu sur la baie maintenant saumâtre. Sous le passage des pluies qui embaument les champs. Dans les plis et les fronces d’une terre lourde et grasse, usées jusqu’à la trame, les coutures du temps. Traces si longues des vies d’antan, empreintes d’avant les pierres précieuses incrustées aux statues des belles romaines, souvenances des fumerolles d’un volcan enneigé, ruelles étroites qui sentent le jasmin. Que tout se mêle au jour où le temps se suspend parce qu’une tinterelle frémit dans le marais.
[à Françoise et Frédéric, mes toujours complices de Juin ; à tous les Gémeaux des décans décantés mais point désenchantés ; à tous les autres, les non-Gémeaux, qu’ils soient des nôtres ! à une minute, ou presque, du jour de mon anniversaire]