Achever Juillet
...par quelques mots de légère texture et cousus à gros points...
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Ecrire murmure fait baisser d’un ton,
Soupirer la plume
Et chuchoter la phrase.
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L’inouï consent à la nuit
A demi-mot
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Il arrive que le e porte son o
en sac à dos,
plein de rancœurs.
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Le souci est un sourcil froncé
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L’étique émince l’éthique
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Le trou d’air d’une larme ouvre la lame qui me tue
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Le cloune triste coule sans haine.
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L’abandon est contenu dans l’abondance qu’il n’a pas
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Des coupes au couteau dans mon cerveau cisaillent mes pensées en tranches.
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Aucune légumineuse n’est lumineuse
Il faudrait tailler un peu dans sa largesse
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Les fleurs ne poussent pas dans la vase
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La bâtisse était vieille et ses ruines récentes
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Pour savoir quel est le goût sucré de la charogne
il faut devenir hyène,
strictement strix
âpre rapace
duc grand
vorace
safre
sec
et
↓
fondre sur la dépouille ensablée sèche rêche de moins sucré que soi
…et autres mémorables… Saison II, épisode 1, Pékin
Je promenais ma peine et mes soucis dans les rues de Beijing, quand on m’a volé mon portefeuille, c’est-à-dire mon passeport, mes papiers, mon argent.
Certainement, je ne devais pas exercer la vigilance requise par une situation que même le moins avisé aurait jugé à risques. Mais, voilà, je n’étais pas avisée. Trop occupée à exercer une haute surveillance sur le petit monde très agité de mes pensées, bruyantes, sauvages, mélancoliques, attendries, révoltées tout ensemble. Dimanche après-midi, la rue Qianmen Dajie, populeuse, grouillante, et tous ses magasins ouverts, faisait pour moi une métaphore inversée. De l’or et du rouge partout, en guirlandes, en lampions, en lettrines, en affiches, dernières festivités du Nouvel An chinois célébré pendant quelques jours encore.
Depuis neuf heures du matin j’étais dehors. Seule dans le froid sec, vif et bleu de la fin de l’hiver, j’avais pendant plus de deux heures arpenté les espaces immenses qui séparent l’un de l’autre les pavillons de la Cité Interdite. Du Nord au Sud. Je me souviens avoir pensé à l’infinie propension qu’ont les hommes pour la dévotion dans la magnificence, la prétention, pour le compagnonnage de la tyrannie et du faste, pour le culte de la personne dans la débauche des moyens, me disant que des décennies plus tard, Versailles serait au Roi ce que la Cité était à l’Empereur. J’imaginais les cours, que je franchissais d’un pas automate et plutôt hostile, livrées aux jeux des jeunes gens du Palais, ou traversées par les épouses, les concubines, toutes à la vénération de l’homme, chacune à sa place et dans son rôle, fixé par lui, accepté par elles, dans la soumission, le silence, l’abdication, la mort. Je me souviens m’être assise quelques minutes sur un des rares bancs à l’abri du vent qui faisait rouler des larmes de froid sur mes joues, et tendre mon visage au soleil, me rappelant que, souvent, les images fixées par l’usage ne peuvent mieux dire : je lézardais.
Plusieurs heures avaient passé et la tiédeur du soleil fini par vaincre. J’avais même réussi à fléchir mes résistances et demander, plan en main, qu’un cyclopousse m’emmenât quelques rues plus loin, dans le quartier des antiquaires. Mais le vieil homme ne voulut pas. Pourquoi ? trop près, trop loin ? jamais je ne le saurai. A moins qu’il n’ait su lire ni le plan, ni les mots, tout simplement. La nostalgie l’emportant toujours, je m’engageais dans une ruelle sale et déserte. L’attraction plus forte que la répulsion ou même la crainte, me faisait avancer dans mes souvenirs, mes chagrins, mes regrets bien plus que dans la grisaille et la crasse que je remarquais sans m’y attarder. Une femme me bouscula, et certainement se saisit du portefeuille dans le sac que je portais sur l’épaule comme si j’avais été dans les rues de ma ville, mais c’est seulement dans la nuit que je fus capable de rattraper le souvenir précis de cet instantané avec la certitude que les choses s’étaient bien passées là. Et ainsi.
Dans l’instant, je revins sur mes pas, vers la grand-rue. La ruelle me faisait trop souffrir, j’y avais mis des rêves c’est-à-dire des mots contre lesquels elle m’infligeait la mesure exacte de ma solitude. Restait à tricher, et inventer une sorte d’indolence dans la marche, et conjurer ce qui me vrillait le cœur et les viscères. L’hôtel était loin, j’avais déjà beaucoup marché. D’un signe j’appelai un taxi, lui montrai l’adresse en chinois. Il acquiesça, démarra. Et en quelques secondes, l’homme au volant assista avec moi à la scène dont je fus pourtant l’unique personnage : affolement, panique, et seulement après, désespoir. Je ne sentais plus le portefeuille dans mon sac. Je plongeai la main, révisai le contenu, renversai tout sur le siège, prononçai tout haut d’une voix qui n’était pas la mienne, des mots qui ne me ressemblaient pas. Je fis arrêter le taxi. Descendis. Avançai. Cherchai où m’asseoir dans la rue. Sur les marches d’un passage souterrain qui permet de traverser sans risque la grande avenue. Je pleure de rage. Je pleure sur moi. J’ai mal partout. Envie de m’allonger là, n’en plus bouger. Envie de gueuler aussi. Trop, c’est trop... tout simplement. Mal à la vie. J’avais mal à la vie. Il restait au fond du sac, puis au creux de ma main, le portable. J’aurais au moins, je dis bien au moins, une bonne raison de repartir… Désespérer de tout et de tous, ici, là-bas, avec la dérisoire pensée que tout était cependant en ordre puisque j’avais expédié mes cartes postales quelques minutes plus tôt.
Dans l’avion de mon retour, l’après-midi selon l’heure française et la nuit pour l’heure chinoise, la mienne encore un peu, je commençais à frissonner. J’entrais sans le savoir dans l’ère glaciale de la fièvre pour les jours qui suivirent, où je vécus sans poser pied à terre, ni bouger, ni sortir. Jusqu’à ce petit matin -cinq heures- où je reprends plume.
Février 1999
"Mon été à ... " : saison I, épisode 5, le lendemain à Motyé
Je retrouve le pêcheur au bord du quai. Un clin d’œil avait suffi hier à lui faire comprendre que je reviendrai aujourd’hui et les dix doigts pour donner l’heure, approximativement me dis-je in petto. Il parle avec ceux -ils sont trois ce matin- qui, rentrés de la pêche comme lui avec l’aube, offrent leur temps, leur gentillesse, leur incomparable parler sicilien entrelardé comme aurait dit Montaigne, de mots retenus depuis 800 ans environ aux Normands passés par là, et d’autres aux Arabes avec qui ils ont fait des merveilles partout en Sicile, en particulier à Palerme. Il faut un peu d’oreille pour distinguer quelques mots italiens dans le sicilien, quelques mots siciliens et surtout un autre accent, dans le trapanésien (sicilianu uccidintali). Cette langue est unique qui s’alentit en fin de phrase, remplace la plupart des terminaisons par ù, et s’accompagne non seulement des mains, chose courante aux Sud de l’Europe, mais de gestes précis et rigoureusement autochtones sans lesquels la signification du propos n’aurait aucune saveur. Sans parler des termes -si nombreux qu’il a fallu en constituer un dictionnaire- qui, même pour un italophone aguerri, doivent être traduits. L’asino de la péninsule est un scèccu sur l’île, et là où un journal italien titre avec un brin d’audace quale futuro per il siciliano ? (quel avenir pour la langue sicilienne ?) la question devient : U futuru dû sicilianu. Je resterais bien des heures à attendre pour entendre depuis le normand, buffè pour armario, ou bien sûr marteddu pour l’italien martello, ce qui n’arrivera pas en la circonstance.
Aujourd’hui, je suis bien moins sereine qu’hier, où je pensais passer quelques heures comme j’aime, écartée de tout, loin des bruits. Je n’avais pas prévu qu’en poussant la porte de la petite maison aux murs rose, pour y prendre un peu d’ombre à défaut de fraîcheur, aussi parce qu’il n’y avait aucune sollicitation aguicheuse ni accrocheuse, je n’avais pas prévu me trouver devant l’exacte rencontre d’un désir d’absolu informulé et sa réalité parfaite. Aujourd’hui je commence à comprendre que réalité parfaite ne signifie pas réalisation aboutie même si je l’avais pressenti d’emblée. Aujourd’hui, avant d’entrer, je passe par le cothon, la petite rade artificielle construite par les Phéniciens trois siècles plus tôt, je veux dire avant l’éphèbe, et dont on pourrait croire qu’elle fut creusée à la saison dernière si l’on n’est pas averti. L’incommensurable distance qui me sépare de ces temps-là s’abolit dans la contemplation attendrie du génie des hommes et d’une grâce particulière -venue d’où et pourquoi et comment ? - qui a maintenu ce mouillage intact depuis des siècles. Aujourd’hui, je suis revenue à Mozzia/Motyé.
Aujourd’hui comme hier, je suis seule dans la pièce où son regard surplombe l’entrée. Sur une estrade d’une lourdeur accomplie, -je n’en avais rien vu- placé en son centre comme il se doit, bien que privé de ses deux pieds par sa vie antérieure ensevelie, l’éphèbe se tient debout. Le système est celui qui verticalise les squelettes dans les laboratoires d’anatomie… sauf que ce jeune homme est de chair et de sang, il respire. Sous le tissu de marbre un corps dont l’ahurissante lascivité accompagne une harmonie et un équilibre défiant toutes les lois de la pesante pierre ; le contraste avec les authentiques nudités masculines de la statuaire contemporaine classique est criant. Ce point peut n’être pas connu du passant lambda, et même le connaîtrait-il, il n’y pense pas d’abord, tant la puissance de cette beauté est forte et emmène avec elle pour les anéantir toutes certitudes élaborées par l’entendement. L’éphèbe, dont la tunique couvrant tout le corps depuis le torse jusqu’aux chevilles et montre ce qu’elle aurait dû cacher, offre une langueur incompréhensiblement pure. Depuis la Renaissance nous savons que drapé et légèreté peuvent s’inscrire ensemble dans le marbre et que la transparence apparaît dans la maîtrise des plissés. Mais l’énigmatique jeune homme de Mozzia fait fi de tout. Des temps, des lieux, des codes, des styles, des interprétations. Il oblige à la reddition, la capitulation, l’abdication. Toute conscience volontaire s’abandonne comme s’abandonne sa main gauche dans un relâchement cependant contenu, le tissu où s’enfoncent ses doigts dit tout de son hésitation. Puissance de sa beauté fragile et douceur infinie sur lesquelles επιτρέπεται να κλαίει, licet flere, il est permis de pleurer.

et depuis le bord du chemin, je vois Lilybée...

aujourd'hui, à Mozzia, ce 21 Juillet 1985
"Mon été à..." : saison I, épisode 4, Motyé
Il suffit de héler une barque de pêcheur. Au bout de la jetée, il y en a deux ou trois dont le clapot contre les vagues courtes frappe la pierre en raison d’un vent zéphyrien, -favonius dit Cicéron- venu du large. Minuscule, l’île est devant, à distance d’un empan pourrait-on croire ; à droite, l’anse de la côte disparaît dans la brume de chaleur ; à gauche, le large ; au-dessus le ciel, inaltéré, intact, dur, bleu ; derrière, les petits cônes de sel prélevé à fleur d’eau au milieu d’alvéoles régulières qui quadrillent le sol d’un coup de pinceau abstrait le colorant de rose, de gris et de blanc, un tableau de Paul Klee qu’on aurait délavé, ou que le soleil, accablant, aurait déteint. Et les moulins posés là, au beau milieu des salines.
La barcasse se fait accueillante avec ses pauvres bancs de bois inégal repeints de bleu à la va-vite, juste de quoi s’asseoir, son sac, son appareil photographique, un-presque-rien de mélancolie heureuse. Déjà, le déplacement d’air occasionné par la courte mais précise manœuvre suffit pour sentir mieux qu’une caresse, un effleurement. La petite embarcation suit une voie antique immergée, la transparence de l’eau le permet. A l’invitation du pêcheur tout buriné et souriant, qui pointe un doigt, je me penche un peu : il y a bien là, nettement visible sous les vaguettes, la route que les chariots antiques empruntaient pour relier la côte à Motyé, selon le grec, Mozia selon l’italien, Mozzia, selon le sicilien. Lovée dans la baie qui l’encercle sans l’étreindre, l’enveloppe sans l’enserrer, Mozzia/Motyé regarde Lilybée d’un côté, Drépane de l’autre, qui la regardent à leur tour depuis toujours, au moins deux mille huit cents ans. Je respire le même air que les Phéniciens débarqués là, c’est le même vent léger qui passe, le ciel immobile et la mer fluctuante pour l’éternité. En posant pied quelques minutes plus tard, c’est pourtant en terre grecque que j’accoste, trois ou quatre cents ans après… respirant le même air parce que le même vent léger passe dans le ciel immobile au-dessus de la mer fluctuante… Je ne choisirai jamais entre Parménide et Héraclite, tout passe dans un univers impassible. Tout est semblable dans la diversité. Je m’assois là dans cette terre où je suis née et que j’habite depuis toujours, et avant de gravir le petit chemin fouillis qui, sans que je le sache encore, me mènera à lui, je saisis une poignée de sable que j’enferme dans ma main pour mieux le laisser retomber en coulure de grains tièdes et blonds.
Il faut dire, mais comment le dire, qu’un bouleversement d’une telle intensité m’était inconnu, ou étranger, méconnu, insoupçonné. Et encore ! bouleversement ne retient de l’émotion qu’affolement et souleur, alors, un trouble oui, un vertige je ne sais… un frémissement de tout mon être : επιτρέπεται να κλαίει, licet flere, il est permis de pleurer, murmura-t-il dans la pièce resserrée du musée sans grandeur, généreux de sa pauvreté, simple -pour écarter ‘humble’ qui suppose une intention alors qu’il n’y a là ni protase, ni apodose, ni effet, ni décret. Sinon la douce injonction d’une présence infinie, imprévue, inopportune. A cet instant, je ne saurai plus jamais ce qu’il y avait d’autre à regarder tout autour. Dès à présent et pour toujours je suis vaincue par la perfection de ce marbre blanc qui n’est là que pour moi. Etrange désarroi qu’aucun raisonnement ne peut vaincre et qu’anéantit dans l’instant l’éblouissement d’une flagrance. Ce qui se joue ici n’a aucune mesure commune avec une admiration sincère mais forcément passagère ou une reconnaissance attendrie ni même, bien sûr, un signal mystique. Saisissement, fascination, attraction hypnotique, plus jamais je ne pourrai vivre dans l’oubli de celui qu’on appelle l’Éphèbe de Mozzia.
Commençons donc par écarter tous les faits, seule concession admissible -bien qu’impertinente ici- au corpus philosophique moderne*, l’invitation impérative s’impose. Ecartons les faits : la description fine, savante ou naïve, les hypothèses historiques, les propositions esthétiques, les suggestions stylistiques. Si, dans l’instant, la puissance de l’émoi les recouvre toutes et même les pulvérise, la tentation d’y recourir pourrait bien revenir plus tard. Aussi je me dis que l’efebo n’existe pas pour de vrai, que je subis, sans en connaître la cause, l’engendrement d’un cataclysme. Qu’il ait à voir avec la razzia de Denys de Syracuse ou la ressemblance avec l’Héraklès de Sélinunte, alors qu’aucune des statues n’y étaient en marbre ; qu’une tunique même très fine le couvre jusqu’au pied, et qu’il garde la trace d’une ceinture pectorale, ces deux derniers points en contradiction avec tous les canons de la statuaire grecque du deuxième quart du Vème siècle ante JC ; qu’il soit ou non un aurige, et plutôt non, et en dépit de l’absence de bras et de pieds, de son visage abîmé, en dépit de tout, de tout, ou peut-être même en raison de cette vulnérabilité, l’efebo m’apparaît comme le miracle incarné de la solitude et du silence. J’ai bien dû les faire ces clichés affreusement banals que je retrouve une fois rentrée, je ne m’en souviens pas. Je ne me souviens pas plus des vitrines qui l’entourent dans lesquelles, inévitablement, ont été classés, étiquetés, estampillés des objets ou restes d’objets antiques, tessons, poteries, céramiques, bijoux, monnaies, vases. Gageons, hélas, que dans quelques années, tout cela aura été toiletté, mis en scène, installé, que des lumières tamisées remplaceront l’attendrissant et désuet plafonnier pendu à bout de fil, celui-là même qui mal éclaire toutes les cuisines privées et toutes les trattorie de Sicile, les premières n’étant que les modèles réduits des secondes… Oublions l’avenir, où le lieu sera prostitué, débauché, avili, vendu, soldé, dépravé, maquereauté par les passages de touristes aussi fréquents sans doute qu’ils seront brefs sur place. Shorts, tongs, casquettes, sacs à dos et bananes au ventre, devant mio efebo, je me demande si je ne préfèrerais pas ne plus le revoir dans ces conditions. J’en suis, je crois, certaine, mesurant la contradiction, c’est-à-dire le tiraillement, entre ces mots.
Aujourd’hui cela fait presque six ans, mais six ans seulement** qu’à Mozzia on l’a dégagé d’un chantier de fouilles et de son linceul d’argile et de calcaire, le corps d’un côté, la tête de l’autre, il reposait là depuis des siècles. Après tout, quelques années auparavant, les deux bronzes de Riace ne furent-ils pas pêchés ou même repêchés au large de la Calabre, c’est-à-dire aussi de la Sicile, mais de l’autre côté. L’éphèbe de Mozzia en est l’antonyme absolu, non parce qu’il est vêtu alors qu’ils sont nus -il est plus nu que s’il était habillé- ni parce que le marbre et le bronze s’opposeraient comme le chaud et le froid, le mat et le brillant, l’air et le feu, ou parce que le premier était sous terre et les seconds sous les eaux, ce qui concentre sur eux trois les quatre éléments de la physique antique. Que tout cela soit défendable ou insoutenable n’épuise pas la langueur capiteuse, le déhanché, l’ahurissante transparence d’un drapé aussi suggestif ; les manœuvres sémantiques dilatoires sont bien signe d’échec. Reprenant le petit chemin de sable -il ne faut pas manquer la dernière barque pêcheresse, l’isoletta est impraticable à tout séjour sédentaire- j’avance d’un pas mécanique, je suis dépossédée de moi, j’ai compris sans le savoir consciemment, que pour toujours et désormais, je serai hantée par cette irréfragable et stricto sensu indicible rencontre.
Mozzia, ce 20 Juillet 1985
Tout est absolument, authentiquement, exact et véridique, et la date. Pour preuves ces 3 photographies personnelles sur les 4 ; aussi comme exceptions aux épisodes précédents. Ma rencontre à Motyé avec l’éphèbe de 2 500 ans est l’une celles qui, dans une vie, s’apparentent à une perturbation durable, la pauvreté des mots en est le signe flagrant. Il me plaît aussi de tenir (un peu) une promesse faite, il y a un certain temps déjà, d’essayer de dire Motyé. S. se reconnaîtra, n’est-ce pas ? J’ai essayé, en effet…
(* Rousseau, qui opte pour le renvoi du réel afin de mieux appréhender ce qui l’a fondé).
**Octobre 1979


"Mon été à..." : saison I, épisode 3, Londres
La capitale est accueillante pour les exilés, on s’y fait ou on y retrouve des relations, parfois des amis. On peut même y couler des jours heureux. Surtout si l’on côtoie les plus favorisés, pourvu qu’on le soit un peu aussi, si l’on est de bonne famille par exemple ou que, d’où l’on vient, on en connaît quelques-unes. Ce qui fait des conditions, j’en conviens.
Je ne suis pas candidate à l’exil, mais il m’est venu l’idée de visiter Londres, où vivent de nombreux Français et me rendre compte par moi-même de cet optimisme étonnant qui envisage trouver bien du plaisir à boire du thé autant qu’il se peut, en parlant du pays. La nostalgie est un mal qu’il faut entretenir, si l’on ne veut pas succomber trop tôt à des charmes inédits, l’enthousiasme des nouveaux convertis est souvent soit ridicule, soit de courte durée. Je résolus donc de me faufiler cet été, dans les milieux français londoniens et donner à cette vacance de temps des allures d'enquête, d’autant que la rumeur raconte qu’il y a là-bas quelques raretés à rencontrer. J'avais même rendez-vous avec l'une d'elles.
J’imagine sans trop de mal les soirées où chacun, revenu de ses occupations diurnes, se divertit à l’anglaise, c’est-à-dire en groupe, en buvant beaucoup et en parlant très fort. Tavernes ou lieux plus raffinés, il se dit que ce mode de vie est incompréhensible pour ceux de nos compatriotes qui n’y sont pas préparés. Ce n’est peut-être pas le cas de ce gentilhomme installé depuis une quinzaine d’années au moins et qui doit bien avoir dans les soixante ans… A Paris et même en province, les milieux officieux un peu canailles et bien informés, milieux des gens de lettres et de théâtre, disent qu’il est tout aussi entêté dans son intention de non-retour qu’il est resté français dans ses manières. Qu’il se pourrait bien qu’il veuille mourir non loin de la Tamise –le plus tard possible– mais sans avoir renoncé à l’usage raffiné de sa langue maternelle, à l’écrit comme à l’oral, ni aux douceurs gastronomiques et œnologiques de sa natale patrie. Sa renommée décidément immense là où il n’est plus, m’intrigue. Quant à celle qu’il s’est faite dans son pays d’adoption, elle m’intéresse. Ses textes, largement connus et pour certains célèbres où il ne vit plus, sont-ils conformes à l’homme qu’il est devenu là où il vit désormais ? Je m’organise pour obtenir un entretien. Ce fut très long, mais je l’obtins. Affable et gracieux mais pas vraiment empressé : plusieurs mois s’écoulèrent avant que je prenne la mer.
La ville est verte. Des parcs plantés d’espèces variées -je reconnais de magnifiques sycomores ; des pièces d’eau où s’ébrouent des canards et quelques poissons ; des allées faites tout exprès pour jouer au croquet, non loin d’immenses et somptueuses volières. D’un côté Whitehall, de l’autre Saint-James. Dans le petit périmètre des nantis, les propriétés rivalisent dans le luxe, la montre et la parade. Et s’il s’agit d’impressionner le passant et surtout le visiteur, alors pour mon compte, c’est réussi. On en oublierait, à quelques lieues, les bas-fonds, le port, les quartiers déshérités, les gens de rien, la misère, dont je sais qu’ils sont l’autre visage de la ville : les belles maisons, dorénavant de briques, fatiguent-elles leurs plaintes ?
Il me faut rejoindre notre homme d’esprit dont je pressens que culture, courtoisie et malice sont ses meilleures armes et lui font protection contre les vents mauvais du temps. Pour forcer un peu sa retraite, j’usai dans nos correspondances d’un argument légèrement déloyal quoique parfaitement honnête, je le dis sans craindre la contradiction, on peut être raisonnable tout en se déportant un peu de la raison. Je savais, de source avisée, que M. de S n’aimait rien tant que les fruits confits, les chocolats, les vins de Champagne et qu’il souffrait doucement que les nouvelles de ses amis ne lui parvinssent pas assez fréquemment à son goût. Aussi, je portais tout cela en mon bagage, je lui en avais fait promesse. Il m’accueillit avec chaleur et élégance, sourire et baise-main. Vêtu d’un manteau pourpre qui ne le quittait jamais, parait-il, il avait un je-ne-sais-quoi de particulier qui le rendait charmant sans être séduisant, le front disgracieux, bombé et renflé par une loupe, une grosseur régulière entre les sourcils, qui n’atténuait pourtant pas l’acuité de son regard. Il m’invita à m’asseoir. Le salon était coquet, bien tenu mais sans luxe. Les apparats, les ors et l’opulence il les trouvait à la Cour, laquelle était tout proche où il se rendait aussi fréquemment que ses désirs l’y poussaient. Il en était l’hôte privilégié, M. de S était le Français de Londres à la mode, il y rencontrait des scientifiques, des musiciens, des écrivains. Des visiteurs qui lui portaient des nouvelles du monde, lequel en cette époque troublée bouillonnait de toute part et l’Angleterre où il vivait en retrait n’était elle-même point calme du tout. Mais, pour se prémunir de toute agitation, pour tenter de maintenir une équanimité chèrement acquise, lui, l’ancien soldat, l’ancien bretteur, l’ancien client des gargotes où l’on boit, parle et batifole beaucoup, Monsieur de S n’avait plus pour interlocuteurs que Montaigne l’inégalé, Machiavel, les historiens grecs, Malherbe, Don Quichotte toujours à portée de la main, Cicéron, Sénèque, Pétrone, Salluste, Tacite, Epicure, évidemment, qu’il mettait au-dessus de tous et très loin de toute trahison grossière, il connaissait son Gassendi sur le bout des lignes. Dans le cours de la conversation, je notai à plusieurs reprises l’usage du terme indolence, je m’en souviens. Cet excellent latiniste, éduqué par les Jésuites, ne pouvait user de ce mot qu’en son sens premier ; je compris donc qu’il vantait là un sentiment délicat venu du repos de la conscience et de la tranquillité de l’esprit.
Plutôt que me proposer l’inévitable thé qui fait pléonasme outre-Manche, Monsieur de S avança des flacons de Porto, de liqueurs et eaux-de-vie, deux verres de cristal taillé, une assiette de biscuits. J’avais sorti de mon sac les présents et la lettre que son amie Ninon m’avait confiés avant mon départ, les yeux tristes et heureux à la fois. –Vous me raconterez bien tout à votre retour n’est-ce pas ?
Oui bien sûr… je vous dirai comment Charles m’invita à entendre un concert de musique française, comment les bals, les jeux -qu’il exécrait- faisaient fureur à la Cour et chez les particuliers, et comme il les fuyait avec les abus d’alcool -ceux de sa voisine, Hortense Mancini tant aimée en pure perte, lui briseront le cœur ; comment le tout Londres aristocratique raffolait des représentations théâtrales ; comment on parlait français au royal palais -mais le roi, lui aussi prénommé Charles, Charles II, n’était-il pas français par sa mère ? n’avait-il pas passé, en chemin inverse, des années d’éloignement à la Cour de France ? et sa sœur Henriette n’épousera-t-elle pas le frère du roi de France ? Oui, chère Ninon, je vous raconterai comment il me dit avoir rencontré l’immense philosophe Hobbes, qui lui aussi vécut plusieurs années en France ; comment il se lia avec le duc de Buckingham qui lui révéla Marlowe et Ben Jonson ; comment il retrouva son ami, un ancien de l’armée de Condé, Philibert de Gramont…. Charles de Saint-Evremond fut intarissable pendant les deux jours où je profitai de son hospitalité, mais sans jamais parler ni de l’histoire récente de son pays d’accueil, ni des difficiles années des Stuart. Après tout, n’était-il pas pensionné par le Roi lui-même ? il avait payé cher ses insolences françaises et retenu la leçon. –Embrassez bien ma chère Ninon de Lenclos, voulez-vous ? nous nous manquons l’un à l’autre, furent ses derniers mots en m’accompagnant à la diligence qui me ramenait à l’embarcadère.
Londres, ce 16 Juillet 1679
Charles de Saint-Evremond est un vieux complice. Il fait partie, comme il le dit lui-même de Montaigne, de ceux qui se sont établis comme un droit de me plaire toute ma vie. Ses œuvres complètes, en effet, ne parlent pas des affres de l’histoire de l’Angleterre, ni de celles de Londres dans les années qui précédèrent son arrivée et jusqu’à la fin de sa vie. Il y mourut nonagénaire et repose à Westminster Abbaye, un honneur sans égal. (On n’oubliera pas, de surcroît, qu’il est né Normand…)
(on peut « demander » Saint-Evremond dans Recherche, ici même en haut à droite, ou pas.)
Toujours la vie manque un peu
Les voyelles de l’eau détrempent le papier,
coulent dans les sillons du mot ;
–blanche, noire, verte–
font larmes fardées d’un clown triste,
inondent enfin la page
et la noient.
*
Ecrire :
apaiser son être du poids des mots.
Effacement supérieur des choses dans la parole déposées
*
Le poème à venir
trébuche déjà,
il marche à cloche-pied
*
mes semelles de plomb
et d’or ses paroles,
ma chlamyde de lin
sa riche mélopée
*
Seule à n’avoir pas d’ombre,
Qui la suit comme son ombre,
L’ombre
*
Eaux égéennes d’il y a tant
où flotte un ruban de lamparos
petites pierres de lunes
par les vents étésiens
posées
*
Une vie dans le monde
Une poussière dans l’univers
Nous ne sommes qu’excerptio
« Mon été à… » : saison I, épisode 2, Saint-Coulomb
La réponse, à l’accoutumée, fut tout sauf quelconque, chaque mot venu de sa plume bleue, passionnant. Avec elle, ce n’est pas seulement l’esbroufant à tire larigot, ou l’invention de l’aplomb parfait et inégalé de la délicatesse et de l’excentricité, mais le refus érigé en principe d’écriture -et de vie- le refus du moyen, du moyen terme, de la moyenne, du ni trop ni trop peu, du médiocre en un mot. L’inattendu élevé au rang de banalité et la banalité à celui de l’extra-ordinaire. A ses yeux, rien ne mérite tant d’être célébré que l’anodin, le minuscule, pourvu que le truculent soit la norme ; autant dire qu’avec elle, on n’est jamais déçu.
De venir, de suite, elle me pria. Pour le parfum un peu rôti des pommes mûres, celui des champignons, de la terre labourée, pour que nous savourions à l’heure du goûter, des tartines de pain beurré, une tarte aux prunes, le tout arrosé de cidre… à moins, me disais-je, lisant avec goinfrerie une si jolie lettre, à moins qu’elle ne nous serve un petit vin gai et spirituel comme elle seule sait les dégoter. Dans l’instant de sa lettre, elle m’invitait à la rejoindre parce que, même si le raisin sera maigre, il sera de haute qualité me dit-elle mettant au même rang le plaisir de se revoir et celui de grapiller ; ajoutant, comme chaque fois, des odes aux fleurs pour lesquelles il est agréable de se ruiner. J’ai toujours eu la certitude qu’en écrivant ses missives, elle oubliait en cours de route que s’en était, et laissait filer, filer, filer l’encre de ses mots. Jusqu’à ce que l’un d’eux pétille et éclate comme châtaigne au feu. Cette fois, vantant les mérites d’un bref régime estival tout de fruits et de légumes et avant de m’embrasser, me prévient, espiègle, enjouée, folâtre et sûrement très contente d’elle…. que d’aulx, que d’aulx !
J’arrivai. Il ne faut pas croire que la hâte de me retrouver s’accompagnait d’une impatience visible. C’est même tout le contraire. La maison, ouverte à tous vents, était vide. Un chat, endormi dans une vibration de lumière tamisée, ne pouvait suffire à lui donner une respiration palpable. Il fallait même se rendre à l’évidence, elle n’était pas là, quelque chose de capital l’emportait. J’avais le choix, elle était coutumière : soit du spectacle d’un papillon elle se faisait un fait divers, soit elle échangeait trois mots au bout du chemin avec un voisin éleveur de perruches, soit elle rangeait, ou plutôt dérangeait le caveau, pour en ramener une bonne bouteille, des oignons bien ronds, un pot de confiture rutilant, les trois sûrement. J’attendis. Rien ne l’aurait plus agacée que de me sentir à sa recherche, fébrile, inquiète. Rien ne lui plairait plus que de me trouver là quand elle passerait le seuil. Rien ne me semblait bon comme d’y souscrire tacitement.
Exactement parlant, je ne l’entendis pas arriver, mais la sentis approcher. Le chat ouvrit un œil, la torpeur se dissipait, le bouquet de dahlias se redressait, les feuilles de papier bleu éparpillées sur la table aussi, le fauteuil en tapisserie faite de ses mains -deux papillons sur chaque accoudoir, des volubilis sur le dossier- reprenait posture. Le jour où elle me le montra achevé, ne m’avait-elle pas dit : « J’avais une carrière ! le métier d’écrivain l’a tuée. ». Comme il a bien fait, me disais-je ! Non que ledit fauteuil échouât dans sa vocation de siège façon broderie en canevas, mais, l’écriture façon Colette, personne, ni de loin ni de près n’aurait pu relever le gant. J’en consignais quelques échantillons insurpassables dans un petit calepin enfoui dans mon sac. Si elle l’avait su, elle m’aurait engueulée. Le mot n’est pas trop fort pour celle qui aimait tant viser le cœur de cible et tapait toujours juste. Du coqueret autrement nommé alkékenge, une plante qu’elle ne prisait pas tant que cela, sinon pour son nom et sa fleur, elle écrivit un jour ces mots décidément inimitables, que je m’empressais de noter, couleur de poumon de bœuf, fibrillé de sang. Qui aurait osé ? et pourtant, on ne peut mieux dire n’est-ce pas ?
Cela faisait belle lurette qu’elle n’avait plus ni prénom ni nom. Un seul confondu pour le tout, le patronyme du père pour la postérité. Une façon de lui inventer une renommée par procuration. A sa mort, cela faisait exactement 17 ans aujourd’hui, mais elle n’y fit aucune allusion, l’unijambiste capitaine laissait une œuvre. C’est, du moins, ce qu’il avait fait croire à toute la maisonnée. Il s’enfermait dans son bureau, exigeait que personne ne le dérangeât. Il écrivait. Pourtant, les centaines et centaines de pages encartonnées et même titrées en caractères gothiques retrouvées à sa disparition, étaient parfaitement blanches, si l’on exclut, ce qui contredit tout le reste, les seuls mots de la dédicace de Jules Joseph Colette à « sa chère âme », sa femme. Je me gardai bien de lui rappeler la confidence et plus encore ce qu’elle m’inspirait au regard de son rapport si particulier à l’écriture, quand elle s’écria comme pour empêcher toute nostalgie devinée « J’ai faim ! je vais me trouver mal de faim ! ». Levée à la naissance du jour, elle avait déjà arraché le lyciet avec rage, retourné la terre, brodé un peu en début d’après-midi, répondu au courrier avec application, fait semblant de ranger quelques bibelots, aéré le bouquet en y passant des doigts de coiffeuse. Cette femme à qui d’Annunzio écrivait, l’appelant Madame et fée, avait déjà arpenté le chemin de côte dès potron-minet, seule, ce qu’elle nierait, puisque, n’est-ce pas, il y avait pour elle les roseaux bleus de rosée froide et la mer d’un bleu mauve un peu plus pâle. A l’heure du goûter, qui est donc celle à laquelle j’arrivai, elle installa deux assiettes, deux verres, une tarte aux pommes, un reste de pâté, un autre de fromage, une bouteille de Mercurey, du raisin, ce dernier acheté la veille au marché, dont elle me dit, par association d’idées, tout en organisant cette petite collation se souvenir que celui de Perros-Guirec est bien plus gai que celui de Lannion… –Pour ce soir, je nous ai aussi acheté des huîtres, des merveilles d’huîtres comme nous aimons. Et puis, des œufs bien frais. Tu te souviens, les manger coque avec des cerises, c’est exquis ! la saison des cerises est passée, il doit bien me rester un peu de truffes, tu ne perds pas au change. Tout cela d’une voix de velours rugueux, les yeux pétillants, et l’agitation digne d’une ambassade les jours de grandes réceptions. –Demain, nous irons à Saint-Servan, faire le tour des antiquaires, sauf si tu préfères ramasser des coquillages… avec ces grandes marées d’automne, il y a de quoi… mais on fera les deux. Je n’ai pas eu le temps de répondre, tant mieux, qu’aurais-je dit ?
...déjà un coucher furibond de soleil se préparait à l’horizon….
Villa Roz Ven, Saint-Coulomb
17 Septembre 1922
Tout ici est vrai, bien sûr. J’ai juste agité dans tous les sens mes dizaines et dizaines de pages de notes et tourné une fois de plus et fébrilement celles de son œuvre entière, relu dans la ferveur ses correspondances, retrouvé des articles…. Je fais cela depuis des siècles, sans jamais me lasser, et si trop de temps passe, cela me manque. Seule ma présence à la Villa Rozven, ce 17 Septembre 1922, est fictive, on l’aura compris. J’aurais tant aimé qu’elle fût un souvenir et non un rêve.
« Mon été à… » : saison I, 1er épisode, Rome.
Emportées : une tablette, une ou deux tenues légères de lin blanc. Cela devrait suffire, il y a tout sur place. La Ville rafraîchie par ses fontaines et ses placettes ombragées, la grande maison et ses pavements de mosaïques. Ses jardins où aller le soir honorer des dieux à la fécondité mystérieuse mais réelle, dont on me dira une fois encore qu’ils sont venus de si loin et depuis si longtemps qu’il ne faut pas s’étonner de voir se mêler ici les fruits, les légumes, les fleurs et les arbres à profusion. Hommages constants aux piétés anciennes. Je musarderai de potager en verger, tentant m’accorder aux poètes disparus, dans les allées qui séparent les carrés cultivés, protégés pour certains par des palissades de roseaux et des rangées de buis.
Les roses grimpantes sont, de toutes, mes fleurs romaines préférées. Elles seraient venues d’Egypte, mais on parle aussi de la Perse, ses « romans » et ses « paradis » eurent une si puissante influence sur les Grecs, eux-mêmes si imités par les Romains en leurs jardins notamment, qu’il convient d’être prudent. A Athènes, dans celui de l’Académie platonicienne, du Lycée d’Aristote et plus tard du petit clan d’Epicure et de ses amis, qu’y avait-il ? des platanes comme sur l’Agora, ce qu’affirmera Plutarque ? ou des grenadiers comme il me semble l’avoir lu d’un obscur auteur parlant d’un jardin célèbre autour de l’Éleusinion à l’époque de Périclès ? Je ne pense pas trouver ce renseignement dans la bibliothèque de la maison, une pièce où il fait si bon rester assis sur des coussins au sol, à même les carreaux de terre cuite, devant l’un de ses murs peints en trompe-l’œil, une vigne-liane et un paon, hommages respectifs à Dionysos et Héra, deux intranquilles de la mythologie auxquels on doit bien des plaisirs et des aventures. Depuis ce havre largement ouvert sur le jardin, je ne me lasse pas d’admirer les topiaires, d’un mot mi-latin mi-grec qui réalise la confusion bienheureuse de l’artisan et de son artisanat, puisqu’il semble que topiarus ne désigne d’abord que le jardinier. L’ars topiaria, bien implanté, le mot est juste, à Rome, venu une fois encore des jardiniers grecs, précise l’hôtesse mon amie, qui parlant latin doit rêver en grec les nuits d’été, tandis que le Tibre scintille sous la lune depuis le commencement des temps et les collines de la rive droite. En face, la gauche que les anciens appelaient étrusque, en raison de son parler imperméable et rétif, quoi qu’il en fût de sa conquête. Au-dessus, planent les ombres d’amour et de mort d’une si longue histoire mêlée de légendes.
Le premier geste du premier jour de mon retour dans le jardin romain, c’est de cueillir des figues. Puis de caresser les capillaires et les fougères qui bordent le petit bassin d’où sourd un filet d’eau qui à lui seul fait poésie pour Properce, Horace, Virgile et Lucrèce réunis, dans le mélange des temps, des lieux, des genres. Les nymphes parlent, les muses chuchotent, Carmenta veille. Il faut, avant même de poser son sac, venir leur rendre hommage. Après seulement, j’entrerai dans la Villa. Dans la cour intérieure, l’aula, une grande table en cédratier. Des verres, des coupes, des gobelets, des carafes d’eau et de vin de Setia, des plats portant des poires, des pêches, des citrons, des raisins secs, des pâtes sucrées. Des aiguières. Au sol des vasques. Des vases de Phénicie. J’ôte mes chaussures de cuir rouge, mon manteau de voyage, accepte une boisson, un petit morceau de galette, un peu de miel blond de l’Hybla contenu dans un pot de terre, passe mes mains et mon visage sous l’eau fraîche. Nous descendons à la cuisine, où le repas du soir est presque prêt sur la table de marbre noir. Dans une lanx de bois, des légumes coupés en morceaux, et des bolets, une laitue ; dans une autre du poisson préparé attend qu’on le cuise. A côté, en mon honneur, un plat d’huîtres, un autre de palourdes à griller. Dans quelques heures, tout un village s’agitera autour des cuissons, des assaisonnements, des fourneaux, danses des spatules et des cuillers de bois.
Je retourne à la bibliothèque. Les Commentaires d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise, Théocrite, Dion le sophiste, à portée de main. Théophraste, en grec, comme il se doit, et Platon… Quelques roses dans un joli vase bleu. Je lis Cicéron à mi-voix, en prononçant le texte, ce qui devrait être la condition presque ordinaire de toute lecture. Arrivée près de moi à pas de chat, mon amie me rapporte qu’on lui affirma récemment que c’est Ambroise, à Milan, qui aurait inauguré la lecture silencieuse, la lecture à part soi, mais comment en être sûr ? La lecture non muette des noms des morts était d’obligation dans l’ancienne Egypte précise-t-elle, pour leur rendre leur dignité. Il doit y avoir, cachés dans tous ces volumes le texte de Marcus Fabius Quintilianus, De Institutione Oratoria, dans lequel il explique, chose très rare, que la lectio, c’est-à-dire la lecture muette, est toujours anticipation. Fascinant ! mais impossible de le retrouver. Il est vrai que la place manque et les œuvres s’entassent.
Je saisis l’une des tablettes posées là, son discret parfum de buis et de cire alentour ; pour écrire, des roseaux du Tage, de la pierre ponce à papyrus ; j’aiguise le tranchant du stylet. –Sais-tu que la cité d’Egypte d’où partait le papyrus vers l’Occident s’appelait Byblos, et que les Grecs reprirent tout simplement ce nom pour dire ce sur quoi ils fixèrent leurs mots, alors même qu’ils le tendaient sur des rouleaux pour pouvoir mieux le ranger ? et le dérouler pour lire. –A haute voix. Je savais bien un peu de tout cela. Mais je me demandai surtout quel put bien être le premier mot, le premier signe qu’un homme posât sur une surface en vue de le conserver pour le transmettre. Je me demandai qui et pourquoi décidait de l’existence d’une lettre et même de sa forme, les grecques et les romaines n’ont pas la même. Et comment il se fait qu’en certain assemblage plutôt qu’un autre, on se fait comprendre ou pas. Aussi, je m’émerveillais de la bibliothèque dans laquelle je me trouvais, qui me semblait à elle seule réaliser plus de prodiges que les dieux et les déesses d’avant le monde des hommes… et loin, très loin des bruits de la Ville, des destructions, des mises à sac, persécutions, sanglantes représailles, loin des martyres et des famines ignorés, des misères ordinaires et des maux accablants, des invasions barbares et des empereurs fous, ignorant que depuis longtemps déjà mon amie, Apronenia, ponctuait son quotidien sur des tablettes de buis -Buxi- j'attrapais un calame et commençais, en vue de raconter mon séjour romain, à poser la date de mon arrivée : Mercuris a. d. V Nonas Julias de l’an CDII du calendrier des chrétiens, lesquels, d’après elle, ont enlevé à Rome son insouciance. Et tandis que je racontais les roses et les fleurs de vigne, Apronenia essuyait des petites flaques de temps répandu dans la poussière invisible du soir.
A Rome, le 3 Juillet de l'an 402.
Merci, bien qu’ils n’en sachent rien, à Pierre Grimal et Pascal Quignard que j’ai pillés sans vergogne et avec un immense plaisir ! Tout ici est authentiquement romain, mais romain du début du Vème siècle de notre ère, et même de la fin du IVème. , tout, sauf ce qui ne l’est pas….Cf Les Jardins romains ; 1943 – (Editions de Boccard) pour Grimal, le maître en romanité ancienne. De Quignard : Petits traités I et II, Albucius, et surtout Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, et tout le reste ou presque….