Qui peut croire que la pensée avance en ligne droite ?
Ceux pour qui baroque est synonyme de tortueux, tarabiscoté, rococo, et pour qui la distance qui sépare un point de départ de son point d’arrivée ne saurait être rallongée par des détours, méandres et autres boucles. Les mêmes font de baroque un défaut mais ignorent qu’ils viennent en l’instant de retrouver son étymologie, toute en nacre, irisation et reflets, puisque le mot est réservé au XVIème siècle aux perles irrégulières. Irrégulières mais non éteintes. Contre toute logique, la perfection d’une uniformité répliquée à l’infini n’émeut pas plus. Si elle peut susciter l’admiration qu’il convient de porter à l’excellence, ce sera bien tout. Seul l’imprévisible mériterait-il qu’on s’y attarde, dans la morne répétition du même au même, il permet l’effraction de la soudaineté.
Rien à attendre donc d’un chemin balisé, le serait-il pour éviter l’accident contrariant. La règle veut pourtant que tête bien faite ne soit pas bosselée ou que l’élégance d’un raisonnement -comme disent les mathématiciens- passe par l’arasement des aspérités et la réduction des brisis. Saluer lignes droites et circonférences impeccables et rejeter sinuosités et traits chantournés passe pour un progrès et le contraire pour une bavure. Sortez les buvards. Pour Leibniz- Descartes avant lui - Kant après lui - Spinoza -Aristote le maître ès logique dont les parties de son Organon font transpirer plus d’un étudiant à juste titre, pour ceux-là et tous les autres, l’architectonique est la qualité première d’un raisonnement. Mais pas tout-à-fait non plus si l’on chausse ses bésicles pour admirer comme la ligne courbe, les plis, les replis, les fronces et les drapés de l’écriture philosophique, à défaut d’être le plus court chemin reste le plus sûr. La tension vers l’établissement de la vérité d’un raisonnement et l’évitement de l’illusion s’apparentent au motif d’une dentelle, indeviné d’abord mais inscrit depuis le début dans chaque point, principe homéomère de la mosaïque, la musique et la biologie tout ensemble.
Donc le pli. Et même les plis, ces froncements d’un tissu, d’une peau, de l’écorce terrestre ou de son sous-sol. Que les mathématiciens -toujours eux- appellent aussi cuspides, terme qui désigne les points singuliers et invisibles sauf à notre rétine où ils se projettent et par lesquels passent les courbes qui se peuvent former sur des surfaces lisses*. Les plus grands esprits théoriciens n’ignorent pas les liens secrets et les meilleurs, que l’esprit entretient avec sa part excentrée, sa part baroque. Aucune circonférence, aucun espace plan, aucune ligne droite, qui ne soit à la merci du pas de côté de l’un ou plusieurs de ces points qui les ont constitués et qui forment des points de rebroussement, autrement dit des fronces ; ce que les maîtres en draperies, peintres et autres génies couturiers savent bien. Qui fit s’entendre Salvador Dali et René Thom découvrant chacun pour sa part et pour l’autre l’excessive puissance créatrice de l’abstraction mathématique nommée queue d’aronde : le premier en fit le tableau que l’on sait** qu’il offrit au second, mathématicien et médaillé Fields célèbre pour sa Théorie des catastrophes, dont on aurait bien tort de croire qu’elle n’a aucun rapport avec l’art en général et l’écriture en particulier, puisqu’elle s’intéresse aux ruptures survenues dans des ensembles parfaitement réguliers, le discontinu du continu et surtout à leur traduction mathématique c’est-à-dire abstraite ; comment rendre compte de la modification brusque ou brutale, la bifurcation d’un schéma, d’une expérimentation, d’une forme*** ; n’est-ce pas de cela même que procède toute poésie et même tout usage de la langue quand il se refuse à la stricte communication : sujet-verbe-complément, et tout geste artistique quand il rompt la stérile mimesis ? On comprend que ces deux-là, Dali et Thom, se soient appréciés et respectés.
Ainsi pour les philosophes et les poètes, dont je m’entête à dire qu’ils sont du même tonneau, celui du rapport des mots avec les choses. Écriture réfléchie des uns, écriture fléchie des autres, même décision voulue ou dévolue d’aller à la fourche et à l'asyndète, au pli et à la fronce. Descartes n’est pas cartésien ou rectiligne, carré, droit, si l’on préfère : c’est l’avoir lu hors de ses livres et n’avoir jamais suivi les méandres de ses phrases qui sont ceux de sa pensée, qu’enfin des travaux modernes ont rendu à une plus juste appellation : baroques. Quand R.Thom dit [Dans tous ces cas où] d’infimes variations des conditions initiales peuvent conduire à de très grandes variations de l’évolution ultérieure, peut-être ignore-t-il qu’il pose ici la condition de la pensée cartésienne telle qu’elle est écrite c’est-à-dire au mot près ; et l’on mesure alors, -selon que Descartes emploie ou non ego avec cogito, ou qu’il préfère sum à existo, ou, qu’il écrive je pense, je suis- gommant parfois ergo- on mesure s’il étire ou non son raisonnement. L’écrivant en français (Discours de la Méthode) ou en latin (Méditations métaphysiques) il prend un parti philosophiquement décisif pour des lecteurs qui vont, soit dérouler les plis et lisser les fronces pour simplifier et revenir à une surface plane -poncifs et réduction de Descartes à ce qu’il n’a pas dit ; soit, suivre l’itinéraire baroque d’une pensée qui revient sur elle-même -qui se réfléchit- forme des boucles et des drapés et prend le risque de la catastrophe, celle qui d’un mot, une conjonction, un adverbe, peut infirmer ce qui précède et l’obliger à tout reprendre. Ainsi avance l’écriture cartésienne qui pour parvenir à des affirmations sûres et certaines, prend les chemins de traverse, toujours.
On me rétorque, je l'entends, que le philosophe baroque par excellence, pour ne pas dire par excès se nomme Leibniz. On dit bien. Gilles Deleuze en a fait un petit livre définitif****, dans lequel il explique en quoi la Monadologie leibnizienne est baroque et que c'est une fonction opératoire, c'est dans la première phrase ; comment plis et replis constituent la matière et l'âme, principes indistingués sur le modèle (inconnu du philosophe de Hanovre) de l'origami. Pliures, pliages et même plissements. Plica ex plica : entendez-vous l'explication qui se fait ici ? à coup de replis et de déplis pour rendre compte du réel, celui qui nous entoure, le monde, la matière, et celui qui est en nous et qu'il appelle l'âme. Mais il s'agit surtout, sans aucune hésitation, de porter la contradiction à Descartes... aussi nous n'irons pas sur ce chemin.
Car il y a pli et pli. Celui aux arêtes vives du papier, métaphore du monde et de l'homme, fuscum subnigrum, développée (dépliée) par Leibniz et doublée de celle, musicale, de l'harmonie. Exercice intellectuel passionnant où l'on comprend à petits pas -on entre quand même dans le cerveau de l'inventeur du calcul différentiel et intégral- l'ahurissant détournement et avachissement par Voltaire le cabotin, de la pensée et formule leibniziennes dorénavant jetée à tous les courants d'air, qui voudrait que tout aille bien dans le meilleur des mondes ! Ciel, enfer et damnation tout ensemble... mais pourquoi Voltaire -qui a détourné tant de fortes pensées pour ne les avoir pas dépliées mais chiffonnées et froissées- pourquoi Voltaire est-il adulé des foules ? L'autre pli est celui que fait l'ondulation d'un tissu drapé ou qu'on a simplement laissé retomber dans la grâce de lui-même, chacun aura par devers soi son Bernin préféré ; loin de toute axiomatique, de toute architectonique et cependant aux antipodes du hasard. Il faut des outils acérés, des gestes précis, une vision inspirée et lumineuse de ce qui, pourtant, sera modifié dans le cours de la création, par des retours, voire des abandons, toujours maîtrisés. Invisiblement. Ce que l'écriture philosophique pratique aussi. Pas toujours, mais aussi. Et me semble être la marque cartésienne, affirmation qui ne plaît pas à tout le monde.
Descartes, philosophe à l'écriture baroque d'une pensée rigoureuse d'une part, d'autre part Leibniz, philosophe de l'expression rigoureuse du monde baroque ? Séduisante clausule dont il ne faudrait pas trop abuser pour n'être point accusée d'un défaut que je dénonce sans discontinuer, la simplification *****
*Choix délicat d’un mot employé aussi en dentisterie pour parler des rotondités externes et émaillées de nos quenottes… **dernier tableau du Maître (1983) ; ***c’est l’une des sept possibilités retenues que R.Thom nommera « queue d’aronde » ; comprendre « formes » au sein de systèmes régis par des équations dépendant continûment des paramètres ; **** éditions de Minuit, 1988 : Le Pli, Leibniz et le Baroque. *****qui parfois s'appelle aussi généralisation.
silence dans les mots
pour V.D
-incrustation de la douleur-
la forêt verticale ouverte sur le ciel
d’où aucun vent léger ne fera plus jamais
onduler un tissu, bouger une feuille, trembler une paupière,
l’inachèvement de tout mot enserre l’invisible,
seule scansion tangible de leurs silences.
Ils sont de cire, de pierre, de bois,
ne parlent, ne bougent, ne se déplacent pas.
Surpris par un Vésuve pulvérulent
dans le paysage glacé qui suspend
toute respiration.

Il se peut, s’il se peut, que l’abîme en soi s’effondre
D’une main l’autre
Le temps passe en écrivant sans retour
Et battre les paupières du monde
Et coudre des fils d’or
Les ruines de plomb, les ruines de plume des palais d’antan
D’avant le temps des temples et des dieux.
(photographie V.D 2019)
Lettre à l'édile.
Ce 25 Octobre 1921
A Monsieur Émile Marot
Maire de N.
Monsieur le Maire,
Après bien des atermoiements mais encouragé par de nombreuses consultations auprès de mon voisinage, je me permets de m’adresser à vous, aucune de mes demandes à l’attention de vos services n’ayant été suivie d’effet.
Vous n’êtes pas sans savoir que la saison automnale apporte son lot de difficultés de circulation en ville : les pluies, la chute des feuilles, les flaques et les caniveaux qui débordent embarrassent piétons et véhicules plus que de raison. Les chaussées deviennent des espaces hostiles. Il faut veiller à ne point se faire éclabousser par les uns, renverser par les autres, brusquer par tous, et même rudoyer par certains.
Ma pauvre épouse, qui revenait de la mercerie chercher sa commande de rubans, m’en fit le récit quelque peu haletant. Il lui fallut, en effet, se garder de se tordre la cheville sur les pierres déchaussées de la grand-rue, glisser sur les feuilles tombées au sol, éviter une voiture automobile -de ces engins récemment sortis des usines Barré, qui roulent sans considération ni attention pour les passants et s’arrêtent là où bon leur chante- pour ne rien dire des véhicules hippomobiles qui éclaboussent bottes, bottines et bas de manteaux. Sa tenue s’en est trouvée toute souillée de boue.
Il ne me paraît pas outrecuidant, Monsieur le Maire, de vous rapporter ces contrariétés quotidiennes de vos concitoyens, que vous n’avez peut-être ni le temps ni l’occasion de subir par le menu, vos tâches considérables de Premier Magistrat de notre Ville, vous empêchant de la traverser fréquemment. C’est pourquoi, je me permets de vous en détourner un court instant pour la lecture de cette missive. Ne pourriez-vous, fort de votre autorité et rang auprès des agents municipaux, exiger qu’ils assurent avec régularité, ponctualité et efficacité l’entretien de la voie publique. Il appert, qu’alors qu’ils devraient être, en cette saison, en pleine activité pour ramasser les feuilles mortes, réduire les flaques d’eau, ranger les obstacles, délivrer les trottoirs des immondices gâtés par les intempéries, et inciter les conducteurs de véhicules, notamment à moteur, d’avancer prudemment et avec lenteur, il appert que les rues de notre ville sont aussi vides de leur présence que pleines de chausse-trappes.
Si je prends la plume c’est en raison des suppliques que je reçois, tant de mes amis qui tiennent commerce, que de leurs clients et surtout leurs clientes. Tous sont gênés, qui dans leurs activités, qui dans leurs promenades et visites de notre ville. Ils m’ont demandé d’être leur intermédiaire auprès de vous, faisant valoir une certaine proximité que nous avons parfois.
Je ne doute pas que vous aurez à cœur de faire le nécessaire pour rendre à notre cité sa propreté et à ses habitants le confort et l’aisance pour y demeurer.
Veuillez croire, Monsieur le Maire, à l’assurance de ma plus haute considération,
Armand Collet
On a oublié les Myrmidons,
fâcheuse omission d’un peuple de vaillants soldats, invincibles et courageux tels des fourmis qui avancent comme un seul homme sans faiblir et fondent sur leur proie. Alors qu’on oublie fréquemment la vaillance des fourmis, invincibles et courageuses comme les armées de Myrmidons qui avancent… fondent… proie.
Mêmes et semblables, les Myrmidons et les myrmidons*. On ne sait pas si les premiers ont réellement existé, sinon dans des récits mythologiques ce qui suffit. Ils ont quand même combattu sous le commandement d’Achille, le plus costaud de tous, venu en renfort auprès des deux frères bien décidés à détruire Troie pour récupérer une princesse, femme de l’un Ménélas, belle-sœur de l’autre Agamemnon. Tout le monde sait cela, plus ou moins. On dit aux enfants pour ne pas trop compliquer les choses qu’ils sont Grecs, même s’ils sont plutôt Achéens, et que les Troyens sont… troyens, en raison d’une raison légendaire qui, pour faire descendre un roi d’une lignée fameuse, fait remonter ses ancêtres à Zeus lui-même. Ainsi Zeus a semé sur les terres grecques et environnantes un nombre incalculable de garçons et de filles, qu’il eut d’un nombre juste à peine moins incalculable de femmes, épouses, maîtresses divines et humaines, dont l’inénarrable et impayable Héra, Héra la colérique, la vengeresse, la cruelle, la jalouse, la méchante, avec qui il forme l’un des plus célèbres couples incestueux de mythologie, Zeus et Héra étant frère et sœur, et ça, c’est un plus difficile à expliquer aux enfants.
Je bats ma coulpe à propos des Myrmidons. Chaque fois qu’Éléonore** et moi nous installons pour raconter l’histoire de la guerre de Troie, autant le dire de suite, sa préférence c’est le Cheval, on s’en doutait, la bombance que les Troyens ont faite après qu’ils l’ont transporté intra-muros, et surtout Ulysse le retour : les Sirènes -qu’il ne faudrait pas lui faire prendre pour des poissons- et le Cyclope qui compte pour Personne…. Les épisodes guerriers eux-mêmes, dans l’Iliade avant les odysséens exploits des revenants, sont quand même un sacré sac d’embrouilles entre mortels et immortels, dieux, déesses, humains, humaines à la merci d’oracles qui scellent tant leurs destins privés que des destinées générationnelles ; rapts, amours, morts, protections et vengeances, les divinités homériques ressemblent aux hommes qui leur ressemblent à leur tour. Les premières, calculatrices, intéressées, manipulatrices, les seconds fidèles, loyaux, généreux ; les premières reconnaissantes, les seconds stratèges en stratagèmes. On n’y voit goutte parfois surtout quand les prodiges sont entourés de brumes, d’orages ou de tempêtes et opèrent à l’insu de tous. Amour, gloire et beauté mais haine, puissance et laideur. Sous chacun de ces mots, les noms de l’un ou l’autre royaume, l’olympien, le chtonien, vont et viennent ceinturés de magie, de pouvoirs, armés de maléfices ou de vertus. Des cadavres, il y en a tant et plus ; et des dépouilles plus célèbres dans la poussière que ne l’auraient été les corps vifs dans leur palais. Une pensée pour Patrocle. Une autre pour Hector. Ces deux-là suffisent pour métaphores pérennes de toutes tragédies à écrire. Sans oublier les dilemmes qui ne sont cornéliens que par modernité : vivre longtemps sans gloire ou mourir jeune en héros.
Eros et Thanatos mènent le monde, cela nous fut rappelé par Freud il y a peu, eu égard aux durées fabuleuses qui nous occupent. Eros par qui tout arrive, surtout Thanatos, et non l’inverse -y prête-t-on assez attention ? - ici, l’un prétexte à tous les outrages et les démesures, l’autre à toutes les démesures et outrages ; il faudra plusieurs siècles avant qu’ils soient convertis en double énergie cosmique et thaumaturge, faisant et défaisant les liens du monde pour mieux l’organiser depuis un désordre initial et matériel, nos hommages sans fin à Démocrite, Leucippe et autres Abdéritains. Insuffisant quand même selon Empédocle pour se passer d’Aphrodite sans lui donner pour autant une stature héroïque. Le vieil Homère, répartissant les dieux et les déesses, selon la Terre, le Ciel, le Soleil, la Lune et les Constellations, les Eléments, n’aurait-il inventé rien d’autre qu’un ensemble de récits à image et dimension humaines, rien qu’humaines. On est frappé de la similitude entre les défauts et les qualités des uns et des autres… pratiquant la guerre et la paix, l’honnêteté et la vilénie, la crapulerie et la noblesse à la seule différence de leur intensité selon les circonstances et non selon leur rang au ciel et sur la terre. On rencontre même des indécis du côté des dieux et des résolus du côté des hommes. C’est dire ! Héphaïstos le boiteux ne l’était pas que de la marche, il clopina tantôt avec les Troyens tantôt avec les Achéens… et n’était pas le seul.
Les Myrmidons d’Achille, toujours oubliés des récits accélérés, opérant comme une litanie de fourmis silencieuses et efficaces pour faire place nette partout où ils pénètrent, autres hordes d’un très ancien Attila, peut-être moins hurlantes mais non moins sanguinaires, poussées aux champs catalauniques de tous les combats légendaires, les fidèles Myrmidons d’Achille, passés à Agamemnon après sa mort car aucune fourmi dans aucun monde ne peut cesser d’obéir, me sont devenus presque sympathiques un court instant. Peut-être en raison de leur excès d’anonymat dans ce foisonnement de célébrités et de lignages, de réputations. Il se peut qu’on oublie Thétis, experte en diplomatie divine ou en compromis diront certains, Diomède le courageux, et même Briséis, qu’on se partage et s’échange comme n’importe quel objet, Sarpédon fils négligé de Zeus et d’Europe, tous ont pourtant une identité, un caractère, des attributs, une histoire, serait-elle anhistorique. Pas les Myrmidons. Zeus ne les voit pas qui assiste à tous les combats du haut de l’Olympe, après avoir dans des légendes antérieures fréquenté le Mont Ida.
Que sont les Myrmidons devenus ?
tandis que le Chaos s’élève
devant les murailles de Troie,
à l’écart sous sa tente,
plein de rancune et attendant son heure
Achille chante accompagné de sa Lyre
*myrmidon, μύρμηξ , fourmi ; ** 5 ans ;
Digne et modeste, Spinoza.
Baruch est un auteur très difficile. Son Ethique more geometrico, a donné du fil à retordre à plus d’un et d’une… mais il est de bon ton de faire croire le contraire, tendance détestable qui arase tout. Les obstacles logiques, axiomatiques, sémantiques, linguistiques… seraient solubles dans des formulations édulcorées. On en connaît comme ça, qui se font des succès et des revenus, en essaimant de la philosophie populaire, comprenons avant de se faire huer, qu’on pourrait aborder sans filet, sans préparation, sans étude, sans lecture des textes doctrinaux et de leurs appareils critiques, sans connaissance des sources, lesquels travaux peuvent couvrir des siècles de mises en question, de difficultés, de recherches, d’échecs, de confrontations lexicales, contextuelles, historiques…*
Il n’y a aucune obligation de lire Spinoza, ni les autres. Paradoxalement, l’affirmation suscite un certain malaise dans les conversations dites de salon ou de bistrot, au choix, tout le monde autour de vous fait mine de s’étonner, mais personne, sauf à avoir suivi le cursus philosophique, n’a réellement lu Spinoza. On retient son souffle, puis on continue à divaguer sur les bienfaits supposés des grands penseurs et de leurs grandes pensées… on a même des idées, des opinions, des points de vue, pour les enseigner, quand et comment. Bon, refrain connu et épuisement de cette lutte contre les fats. On notera que, comme les grandes douleurs, les grandes pensées sont muettes. Elles ne se crient ni ne se beuglent. Elles ont besoin de calme, de temps, de patience, l’époque est au bruit, à la vitesse, à l’empressement. Et voilà pourquoi soit on élimine, soit, technique plus sadique, on dévalorise, soit on caricature.
Spinoza reçut en son temps l’opprobre des siens pour avoir titillé les croyances de sa communauté -juive- osé la fréquentation de penseurs moins canoniques, risqué de se frotter au raisonnement libre de tout dogme. Seules les formes extérieures changent par l’effet des conditions intellectuelles, religieuses et idéologiques des époques…le reste non. Il n’importait en rien à l’opinion commune qu’on fît un procès en athéisme à Spinoza inconnu du grand public d’alors. En revanche, sa mise à l’écart résolue et pérenne valait pour mise à mort. Aussi, Baruch vécut isolé et misérable. Ce dont il ne se plaignit jamais. Il mourut jeune -44 ans- endetté à hauteur de ses petits revenus -le barbier, l’apothicaire n’auraient, à sa mort, pas été payés. On sait qu’il gagnait quelques subsides en polissant des lentilles pour les lunettes télescopiques d’invention récente dans le siècle de Descartes et de Galilée qui le précèdent d’une trentaine d’années environ dans la mort, Galilée dont la naissance précédait déjà de trente ans celle de Descartes. Où l’on voit que si l’on n’opère pas ces rapprochements de dates, on abstrait de leur contexte ceux qu’on prétend vouloir connaître, on oublie qu’ils pouvaient s’écrire, se répondre, se lire en temps réel en quelque sorte. Cela ne suffira pas. Une précaution, au sens d’une attention, supplémentaire s’impose : la visite de la bibliothèque. On ne sera jamais assez reconnaissant envers tous ces obscurs chercheurs et désintéressés, qui nous permettent de sauter d’une note à une autre, d’une remarque à une autre, d’une difficulté à une autre, comme si cela allait de soi, comme s’il était évident qu’un renseignement, une précision de bas de page éclairant tel parti pris de traduction ou de signification, ou simplement tel rappel étymologique, soient offerts à notre lecture attentionnée. La facilité avec laquelle nous prenons cela pour une évidence m’étonnera toujours…
Au fond de sa disgrâce et de son dénuement Baruch Spinoza ne manquait pas de livres mais il en avait peu, bien moins que Montaigne au siècle précédent, un millier environ, dont ceux de La Boétie reçus en héritage d’amitié**. On estime à environ 150, un peu plus mais guère plus, le nombre de volumes que Spinoza pouvait consulter à demeure. Dont une édition de la Grande Bible rabbinique du début du siècle (1618-1619) mais aussi du Nouveau Testament (dans une édition de 1579) ; plusieurs grammaires et dictionnaires ; traductions en et du latin, langue dans laquelle il écrit et de l’espagnol -langue qu’il aime et lit ; en bonne place les ouvrages de Calvin et autres calvinistes ; livres scientifiques -dont les mathématiques évidemment, et de poésie (Quevedo), des nouvelles de Cervantès ; pour les philosophes et dans le désordre, Aristote, Descartes bien sûr, Bacon, les Pères de l’Eglise, Machiavel, Maïmonide… et pour les Latins, Virgile, Pétrone, Ovide, Plaute, Cicéron, Sénèque. Décidément, Sénèque et Cicéron sont partout…
Par sa correspondance on comprend qu’il connait l’œuvre de Giordano Bruno -souvenons-nous, brûlé vif à Rome en 1600, accusé d’hérésie- celles du jeune Leibniz déjà parues ; du novateur Nicolas de Cues aux confins du Moyen-Age et de la Renaissance -qui admet, pour exemple, que la terre se meut ; et le De vita solitaria que Pétrarque avait écrit trois siècles plus tôt, qui devait peut-être si bien faire écho à sa propre solitude… Sauf erreur, on ne trouve pas le nom de Boèce dans l’inventaire de ses livres ni dans son œuvre. Pourquoi arrive-t-il là, même si l’on peut supposer qu’il n’est pas inconnu à Spinoza comme il ne l’était à aucun lettré de l’époque, alors que sa prospérité, pour ne pas dire son succès, fut surtout du Moyen-Age et de la Renaissance ? Boèce, comme exemplum de ces doctes qui, les conditions manquant d’un accès immédiat à ses livres -il fut emprisonné et torturé- peut se fier à sa mémoire savante parce que constituée d’une fréquentation précise et vitale des œuvres de ses prédécesseurs. On sait que l’époque, 6ème siècle de notre ère, n’était pas dégarnie de bibliothèques, mais le confort d’un usage et d’une jouissance à volonté est une vue de l’esprit… Les bibliothèques des philosophes sont d’abord à portée de leurs souvenances et de leurs savoirs, lesquels les mènent à ouvrir pour les consulter, les livres dont ils ne peuvent se passer.
Enfin, on ne saurait quitter Spinoza, ses quelques livres rassemblés sur des planches, ses manuscrits retrouvés à sa mort qu’un ami attentif retiendra pour les faire publier, sa dignité dans l’abandon, sans donner, puisqu’on en dispose, une idée de sa vie plus que modeste. Au moins avait-il un lit. De petites tables munies de tiroirs, un coffre, une armoire à livres -sa bibliothèque donc- avec cinq étagères -même chiffre chez Montaigne, mais bien plus longues et larges- où l’on trouva, en plus des œuvres susdites, des livres en hébreu et en français… Quelques menus objets hétéroclites, morceaux de verre (à polir), entonnoir, petit jeu d’échec dans un sac, du linge, chemises, mouchoirs, deux essuie-mains précisément usés ; des draps, deux oreillers, deux couvertures… c’est presque tout. Quel contraste avec les nantis de la philosophie, non qu’il soit nécessaire de grelotter de froid pour (bien) penser, mais à l’inverse, l’opulence, voire le luxe de certains contemporains nôtres qui fabriquent de la philosophie facile à qui mieux mieux, est un affront à Spinoza doublé d’un déshonneur.
* exemples de slogans lamentables, piochés au hasard de sites de maisons d’édition présentant divers ouvrages de philosophie auxquels on ne fera pas de publicité supplémentaire : « Vous en aviez assez des traités pontifiants : cet ouvrage se lit d’une seule traite, si l’on se prend au jeu ! » / « Populariser la philo » / « Loin de pompeux pensums soporifiques, étriqués, truqués, le livre, tel un Gps, nous oriente dans le cynisme antique. « In dog we trust », ce pourrait être la devise ! ». Je m’étrangle…
**cf Archives, 7 Août 2019
On peut se havir par excès,
parole n’engageant que celui qui la formule, havir n’existant plus, ni le pronominal se havir, on se retrouve gros-jean comme devant. Comme devant une phrase dont on ne comprend que pouic. On peut toujours penser à une faute de frappe -l’excuse des sots- le doigt aurait ripé et ravir rendrait l’affirmation sémantiquement correcte ; elle conviendrait mieux aussi à l’esprit du temps oublieux du sens premier au profit d’un sens trivialement hédoniste : amuser, exciter et leurs équivalents. Mais non. Havir donc, un de ces mots qui ne vit plus, n’a plus d’usage, disparu, introuvable à l’écrit, inemployé à l’oral même si l’Académique Maison le maintient dans son Dictionnaire -8ème édition précisément. On adore l’euphémisme : il est peu usité !
Apprenant que havir s’emploie dans une seule acception – parler d’une viande desséchée d’avoir été brûlée à l’extérieur par un trop grand feu, tandis qu’elle n’est pas cuite à l’intérieur – voilà le verbe disponible pour des chemins métaphoriques qu’on ferait bien d’inventer. Même si, chaque fois qu’un barbecue dominical de voisinage vient perturber votre tranquillité sous forme d’atomes de graillon chatouillant votre nez, émanés des saucisses cramées et passant la clôture, vous pourriez à juste titre vous exclamer : côtelettes bien cuites et autres chipolatas ne sauraient être havies ! Pour relustrer ce joli mot décati par usage de nouveaux modes de cuisson, sauf lors de ces cro-magniennes régressions tribales des soirs d’été, il faudrait le déplacer vers des objets plus abstraits. Faire ce que seule une écriture libre sait faire : ôter un mot de sa sphère de signification pour le porter en une autre, sans pour autant l’avoir dépouillé tout-à-fait de la première.
Être havi, ou être calciné en surface, pourrait avantageusement et joliment désigner tout état d’extrême consumation superficielle. Carbonisé, aduste, momifié, dessiqué par exposition à un feu trop intense et trop ardent. Ce premier déplacement de la seule viande à tout autre matière naturellement ignescente peut s’opérer sans difficulté. La généralisation ne blesse pas la signification pourtant si précise de ce joli verbe passé. Tout ce qui grille ou roussit à l’excès devrait pouvoir être dit havi. Ce premier succès relatif, mais engageant, peut devenir délectation par un coup audacieux : le passage hors du monde combustible réel. On dira alors havie toute personne consumée d’excessive ardeur… superficielle. Précisément l’état de celui ou de celle qui ne sait ni ne peut résister à des tentations extérieures. Dans le cercle infernal qui va du désir à l’acquisition à l’usure au rejet pour un nouvel objet désiré, acquis, usé, jeté… ad infinitum. Consommateur consumé*, brûlé, cramé, recuit, trop cuit, enflammé par des propositions mercantiles hautement incendiaires qui le mettent sur le grill et l’y laissent, défait, asséché.
C.Q.F.D : on peut se havir par excès.
*toujours rappeler la racine commune de ces deux mots.
Qu'est-ce que lire ?
« Ce serait bien d’acheter des livres, si l’on pouvait acheter le temps de les lire. »
Les grands esprits ne disent pas que des choses compliquées, mais les plus banales ne sont pas toujours les plus faciles à exprimer ; aussi, quand il arrive que l’un d’eux se saisisse d’une évidence, il nous laisse tout ébaubis. C’est exactement l’effet que cette formulation de Schopenhauer a sur moi. Et se trouverait-elle dans un livre au titre improbable –Parerga et Paralipomena– sa clarté aphoristique n’en subit pas le moindre ombrage. Inutile d’aller chercher dans l’un des 38 stratagèmes de son Art d’avoir toujours raison, dont le titre un peu plus séduisant cache pourtant des difficultés éristiques inutiles pour notre affaire.
L’économie de moyens dans l’affirmation d’un tel truisme présente la force d’un impératif édifiant : puisque notre temps pour la lecture se rétrécit en proportion inverse du nombre de livres que nous achetons ou détenons, ne devrions-nous pas avoir la sagesse d’acquérir exclusivement ceux dont la nécessité s’impose comme un destin* ? Tout lecteur sensé et raisonnable devrait savoir qu’il ne peut détenir plus de livres que ceux qu’il pourra lire dans le temps qu’il habite. Ce qui engage quand même deux interrogations : s’agit-il du temps dont on sait qu’on le maîtrise pour en avoir organisé plus ou moins rationnellement la disposition, ou s’agit-il du temps sur lequel nous n’avons aucun pouvoir, formule que Schopenhauer lui-même validerait eu égard à son commerce régulier avec les textes des Anciens.
On peut le dire ainsi : puisqu’il est totalement inutile, absurde, illogique, insensé -rayez les mots inutiles, s’il y en a- d’acquérir plus de livres qu’on n’a de temps pour les lire, pourquoi le fait-on ? pourquoi une proposition aussi arithmétiquement sensée se fait-elle annuler par un geste déraisonnable ? On pourrait déjà faire observer que l’expression lecteur sensé et raisonnable fait oxymore, et préciser précocement qu’il n’est pas question ici de lecture sèche. Et là tout se brouille entre lecteurs, tout se complique, là se dessinent des univers radicalement différents, où personne ne reconnaît les siens, où de mots identiques partent des forces centrifuges qui jamais ne se recouperont. C’est là que Schopenhauer fait sens pour moi en bousculant des évidences pourtant rivetées, ce penseur n’élude pas les cahots.
L’art bienvenu des secousses :
- Lire nous fait penser par procuration nous épargnant un long et difficile travail d’élaboration au profit d’une satisfaction immédiate. Nous sommes soulagés dit exactement Schopenhauer alors que nous ne faisons qu’arpenter des chemins par d’autres défrichés. Ce qui peut mener à confondre instruction et pensée.
- Nous admettrons alors que les livres doivent servir notre loisir. Ce qui serait -comme Kant le dit de l’art en général– une occupation d’agrément. Pour une fois, mais sans le dire ici, notre contempteur de tout grégarisme s’accorde avec celui qu’il a fustigé dans une partie de son œuvre. Schopenhauer n’a pas de mots assez cruels contre ces livres-là, un exemple parmi cent autres : les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches ; et cela, parce qu’elles ont été imprimées aujourd’hui et sont encore humides de la presse. On rappellera opportunément que ces lignes ont paru en 1851 !
- En cela, aucun livre ne change la vie. Rassemblant dans la même argumentation sciences, art et philosophie, Schopenhauer peut montrer sans grande difficulté que la plupart de ces ouvrages ne sont que des reprises ou des démentis qui seront démentis à leur tour, réservant à l’histoire littéraire une formule assassine : (elle) est dans sa plus grande partie le catalogue d’un cabinet de monstruosités ; elle nous autorise à bavarder de tout sans rien savoir avec précision. Un peu plus haut il faisait remarquer, avec justesse, que nous ne retenons rien de ces lectures paresseuses, celles qui agrémentent nos heures et nos jours. Et nos nuits aussi. Et pas plus qu’on ne peut retenir en soi tout ce qu’on mange, on ne peut….
- Lire des romans, ce n’est pas lire, c’est occuper son esprit avec des histoires, lesquelles peuvent bien nous apporter du plaisir, celui de la narration est réel, c’est le plaisir du continu ; il est confortable, parfois nécessaire, il est de soin, de médicament, de besoin. De calme, d’autre chose, mais de besoin.
Où l’on comprend que Schopenhauer ne condamne pas ces lectures alors qu’il les réprouve avec la dernière énergie ; il dresse un tableau et tient une sévère mise au point, précisant :
- qu’il est salutaire d’apprendre et de cultiver l’art de ne pas lire ces parutions qui font du bruit, les dernières nouveautés (c’est lui qui souligne cette fois) les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches. 1851 faut-il le répéter !
- qu’il invite à la lecture directe des Classiques -y compris à toute petite dose- et non de ceux qui leur font obstacle en leur substituant bavarderies et bavasseries. Qu’il est même recommandé de les lire plusieurs fois, au moins deux dans tous les cas, en raison aussi et surtout de l’excellence de leur langue.
Prolongeons. Se lasse-t-on d’admirer les chefs-d’œuvre de la peinture ou d’écouter ceux de la musique au motif qu’une fréquentation assidue engagerait une usure de notre émotion ? Le réquisitoire de Schopenhauer -le penseur de Maupassant- est aussi un éloge de l’écriture, ce à quoi l’on s’attendait moins. Sa pente pessimiste formule une hypothèse inenvisageable à l’époque – et encore un siècle plus tard, soit le milieu du XXème siècle- on en reste interdit de lucidité : si l’on doit cesser un jour d’apprendre les langues anciennes, comme on nous en menace, nous aurons une littérature nouvelle consistant en un gribouillage d’une barbarie, d’une platitude et d’une indignité sans pareilles jusque-là ; parlant de la langue allemande, la sienne, on aura aucun mal à adapter à l’usage actuel de la langue française, tant au quotidien qu’en ce qu’il ne convient plus d’appeler de la littérature, ce sera la dernière citation longue** (la langue) est dilapidée et massacrée à l’envi et méthodiquement par les infâmes écrivailleurs du « temps présent », de sorte que, appauvrie et estropiée, elle tombe peu à peu à l’état de misérable jargon.
Et enfonçons le clou, sans éviter l’insigne plaisir de déplaire et de dissoner. Jamais peut-être n’y eut-il autant de livres disponibles. Jamais on n’a si peu ou disons si mal lu, l’excuse pédagogico-culturelle grégariste étant la meilleure parce que la plus forte. Certes. Mais si parfois –pour que la balance des opinions courantes soit un peu engagée dans la contradiction aux fins de l’illusion du débat (forcément) bienfaisant…– si parfois, tel ou tel commentateur donne un coup de griffe ou frappe à petit poing, cela change-t-il quelque chose ? L’engouement public et comptable pour la lecture donne la main à la détestation publique pour la réflexion, l’abstraction, la lecture exigeante en deux mots. Que Schopenhauer rassemble sous un seul les Classiques.
Aussi, et terminons sans achever. On se laisse berner –bercer ?– par des récits, des fictions, des autofictions, des romans, chaque fois que l’on croit y trouver ce que l’on y met soi-même on dit alors que l’auteur exprime à merveille ce que l’on ressent ! illusion jubilatoire que l’on pense généreuse… générée par les qualités intrinsèques de l’auteur. Pourtant, aucun livre –nous parlons des romans-dont-on-parle justement– ne nous apporte des sentiments ou des descriptions ressentis ou découverts hic et nunc pour la première fois, voire « la seule » grâce à lui. En revanche, telle lecture les a portés, trouvés, en nous à ce moment, dans ces circonstances ou ces conditions-là. En ce sens, et au beau risque de contrarier, ces fameux livres qui auraient, à jamais, pour toujours changé une vie, comme il se peut qu’on l’entende plus naïvement qu’orgueilleusement d’ailleurs, demandons-nous qui les relit ? quand ? à quelle fréquence ? combien de pages, de lignes, de phrases, quelles expressions véritablement pour toujours en soi, par cœur ou approximativement, mais revenant dans des entêtements sublimes et énigmatiques à la fois ? et quid dans les faits des relectures éblouies de ce qui nous a tant donné…
Il y a des proses jubilatoires desquelles, comme on dit avec un peu d’usure et beaucoup de justesse, on ne ressort pas intact. Quand cette énigme du travail d’écrire génère en miroir un travail de lire, il faudrait peut-être l'entendre à bas bruit freudien, comme on parle du travail de l’inconscient : une intense activité psychique dont une partie nous reste inaccessible -que se passe-t-il vraiment en nous quand nous lisons qui nécessite et génère de puissantes énergies (esthétique et/ou intellectuelle) dont nous sommes tout ensemble sujet agissant et recevant, dans une double opération mystique et rationnelle. Croire que la lecture est une opération contrôlée, est une erreur : nous nous sommes seulement adonnés à une attraction bienfaisante, nous avons brûlé des livres en nous, nous les avons consumés, c’est-à-dire, stricto sensu, consommer, c’est la même chose, le même verbe. Il n’en reste rien.
Seules des écritures et/ou des pensées sublimes, incandescentes, éblouissantes*** peuvent nous éviter de lire d’insipides pages si tentantes, si présentes, si alléchantes, si faciles, de ces lecture(s) constante(s), immédiatement reprise(s) à chaque moment de liberté, dit encore Schopenhauer disant bien en quoi elles ne nous sont pas essentielles, juste circonstancielles. Rien ne vaut un grand pessimiste assumé pour sortir les lieux communs des chemins balisés. Pléonasme assumé, c’est dans l’air du temps. Pour ma part, je ne lis plus les livres-qui-viennent-de-paraître… je veux dire dans les articles de journaux, sur les plateaux télé et dans les vitrines, et qui font l’objet de clubs de lecture… et autres échanges de peu.
Que ce temps dont nous ne disposons pas assez pour lire -au sens revu et corrigé ci-dessus- ne soit pas obstacle pour conquérir ceux qui n’existent plus dans les commerces. C’est de ceux-là dont il faut faire provision sans se préoccuper du temps qu’il (nous) reste, pour les avoir toujours chez soi, près de soi, en soi. Ouverts, à ouvrir, en piles, en tas. Pages annotées, marges emplies, phrases soulignées, mots entourés… y revenir toujours, y revenir sans cesse. N’avoir plus de temps pour les livres-dont-on-parle… trop, beaucoup trop. Signe mauvais qu’il faut remplir leur vide !
* de quoi réconcilier des contraires posés par Schopenhauer comme incompatibles, mais ailleurs : soit une connaissance est de l’ordre de la démonstration, soit elle est de l’ordre de l’intuition. Incompatibilité dont il extrait, contre toute attente, la supériorité de l’évidence intuitive sur la logique, –sans l’exclure absolument à certaines conditions il est vrai. **mais devant la force d’une telle évidence, la paraphrase toujours fautive, deviendrait ici coupable. *** liste impossible à dresser. La mienne est énervante à beaucoup. Disons qu’il y faut des Anciens, des Classiques, de la Poésie, de la Philosophie, de la Littérature démodée selon le sens commun, donc je passe mon tour...
l'instant d'un mot
Folle avoine ne vous a jamais lâchés. Accrochée pour toujours à un ciel bleu comme blés, une terre presque sèche en grains de sucre brun collés à vos souliers. Vos souliers, vous les aviez laissés tout à côté de vous. Tant sots étiez-vous alors. Pourtant jamais vos vies n’ont recouvert ces heures volées, ces heures maudites. Il faisait temps de printemps entrouvert sur l’été, temps de rien, temps de personne à perte d’horizon. Juin s’achevait peut-être.
Du nom de l’herbe au nom de vous, il suffisait de se laisser aller. Renversement des têtes, inversement des ciels. Folle était l’herbe dont le nom le disait. Sauvage. Néfaste. Nuisible. Aveneron. Folle dans les blés, folle dans les champs. Folles heures perdues éperdument. Eloignèrent la paix, oublièrent le rouge coquelicot dans le colifichet des amours mortes.
Venue du plus loin qu’il se peut, pourquoi la mal-aimée légère et fine revient à vous un soir d’automne commençant. Folle-là n’est douce qu’à vos mots, flèche acérée pointue poisonne, délicate à vos yeux, à vos mémoires cruelle. Hampe frêle, tige duveteuse. Vos doigts s’en sont amusés. Ombre ni fraîcheur où se poser un peu. Tendres les blés.
L’ignoriez-vous vraiment qu’elle n’avait la douceur des prairies ni la couleur des jardins d’un âge qu’on dit d’or pour n’avoir point été ? tout vous était mépris hors vous-mêmes. Son nom vous ne le preniez pas au sérieux. Fols étiez-vous de vous, sans savoir que l’avena fatua l’était bien plus encore. Qui jamais ne vous quitta. Comme sa ligne l’horizon.
