inactualités et acribies

le psittacisme aride des mots à tout faire

31 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

ou mes petits agacements (à suivre) linguistiques

 

CORDIALEMENT : l’étymologie rappelle aux têtes en l’air qu’ils parlent avec leur cœur, transmettant leurs pensées les plus chaleureuses, chaque fois qu’ils terminent paresseusement tout message électronique par cet adverbe insupportablement vidé de son sens. Comme une citrouille d’Halloween devenue creuse, laide, servie à toutes les soupes, sauf à la sienne propre qui finit, telle est la puissance du grégarisme de l’époque, par imposer une caricature dont le pire n’est pas qu’elle soit hors de toute exactitude sémantique, ce qui est déjà beaucoup, mais qu’elle ait pu s’imposer en toute circonstance, par tous et pour tous avec une certaine satisfaction qui plus est, comme si ce cordialement absolument fautif, était l’unique mot à disposition pour toutes formules de politesse.

Ainsi, un chef de service à un subordonné, un étudiant à son maître de thèse, un contribuable à son inspecteur du fisc, un administré à son administration, un locataire à son propriétaire… et l’inverse, tout le monde et chacun se quittent dorénavant en affichant pour l’autre son amitié la plus chaleureuse, venue bien sûr du fond de son cœur dans un élan de sympathique affection. Il n’est pas douteux que les ci-devant nommés éprouvent une irrépressible envie de se prendre dans leurs bras, mais, ne pouvant l’assouvir, ils l’affichent par ce cordialement, parfois épaulé d’un bien. Bien cordialement.

Lisant récemment la Correspondance qu’Henri Calet et Raymond Guérin échangèrent de 1938 à 1955, je remarquai avec quelle précision l’un et l’autre usèrent de cet adverbe à haute densité affective, qui ne devrait s’écrire qu’aux deux conditions suivantes et inséparables : dans un échange épistolaire privé entre personnes éprouvant de l’amitié l’une pour l’autre ou qui en ressentent avec force toutes les prémices, de sorte qu’il s’est très naturellement et correctement commué au fil des lettres en : amicalement à vous, à vous de tout mon cœur, à vous affectueusement, avec affection, mes meilleures pensées, votre ami. Personne ne doute, n’est-ce pas, entretenir des liens d’amitié puissants et éprouver des sentiments affectionnés, comme ces deux-là, à l’égard de son banquier, son député, les différents responsables de service des Cartes grises, des verbalisations, de la Sécurité Sociale que nous considérons comme nos meilleurs amis et révérons comme tels ni que nous nous souvenons que le cœur se disait cor quand nous parlions latin, ou, un peu plus proche, que certaines potions destinées à soigner les maladies cardiaques, s’appelaient des cordiales.

 

CONCEPT : ce mot est une rareté. Venu directement du vocabulaire philosophique le plus spécialisé, il s’est taillé un succès populaire inégalé puisqu’il subroge tour à tour et sans aucun rapport avec sa signification originelle, l’idée, le projet, et même la conception un terme qui, s’il lui est apparenté, ne peut en aucun cas le remplacer. Fautivement utilisé pour dire uniment et sans aucune nuance ce qui se rapporte à toute sorte d’invention, voire de trouvaille, le mot concept semble convenir à tous en toutes circonstances pour exprimer autant quelque chose d'abstrait ou imprécis -une pensée de, un dessein- que concret -une réalisation, une élaboration : l’artisan menuisier converti en cuisiniste propose un concept -presque toujours innovant- et de futurs épousés vont pendant de longs mois dépenser argent et énergie pour que le concept de leur mariage soit le plus original, inattendu, surprenant, fou… La méprise, disons-le gentiment, est à ce point ignorée que le mot tend à devenir un mot à tout faire, qui remplace avantageusement l’absence constatée de vocabulaire et de synonymes et pourrait devenir le substitut supportable de truc ou de machin. L'expression tu vois le concept ! en passe de remplacer (dé)favorablement tu vois l’affaire, ou l’agaçant tu vois ce que je veux dire

J’ai pourtant souvenir avoir découvert le Concept, le mot et sa signification toujours grandis par une majuscule, en fréquentant la philosophie de Platon, ou plus précisément à l’université, les vénérables professeurs qui nous faisaient avancer à petits pas avec patience, respect et savoir dans des textes dont on ne mesurait pas à quel point il était vertigineux de se trouver en proximité. Le Concept, οσία en grec, est dérivé du verbe être, non dans sa signification empirique (exister) mais substantielle (essence). Il désigne ce qui dépasse toute réalité ou représentation sensible (accessibles aux sens et aux sensations) porteuse de tant de variétés qu’on ne pourrait y reconnaître la plus petite unité s’il n’y avait, au-delà d’elles un Principe Universel, un Concept. Il n’y aurait donc aucune connaissance possible sans ce Principe, ce Concept, puisque la multiplicité, les apparences, les diversités de ce qui est pourtant le même, ne peuvent constituer un savoir. Il faut cesser là, ces quelques mots contiennent à eux seuls des promesses d’enseignement, de réflexion et de travail pour plusieurs années. La prochaine fois que vous viendra le terme concept pour désigner une idée qui vous passe par la tête, la réalisation effective ou à venir de n’importe quel projet, songez qu’il y a dans la langue française aux mille nuances, des synonymes parfaitement adaptés à ce que vous voulez dire plutôt que reprendre un terme dont la maîtrise sémantique n’a rien mais rien à voir avec son aberrant usage moutonnier. Le Concept, ce qui légitime et fonde l’existence du réel parce qu’il est justement hors de sa portée et indépendant de toute saisie sensible,  désigne une proposition ontologique du monde, exprimée dans le vocabulaire de la philosophie antique. On peut l’ignorer, c’est parfaitement excusable. L’inexcusable, en revanche, c’est de jouer aux osselets dans une posture achevée, de s’en saisir à tort et à travers, de le vider de son sens. De dire n’importe quoi en croyant dire quelque chose.

 

 

PROBLÉMATIQUE : dernier examen aujourd’hui, il y en aura d’autres, d’affaissement du langage ordinaire par méconnaissance du sens originel, précis, de certains mots et nescience de la richesse synonymique du vocabulaire, car l’usage banalisé de vocables spécialisés, au lieu d’enrichir le parler quotidien l’affaiblit. Si l’on a, en toute circonstance, pour seule formulation d’un rapport de politesse, de hiérarchie, de reconnaissance… que cordialement, qu’on s’adresse à un homme, à une femme, à un inconnu, une connaissance, l’insincérité voire l’impolitesse, s’inscrit dans cette faiblesse à ne pas considérer l’autre pour ce qu’il est. C’est la même chose s’il n’y a plus de projet, de dessein, de proposition, de conception, d’idée, mais que concept les remplace tous, en toute circonstance. De même, il n’y a plus pour le plus grand nombre, de difficultés, ni même de problèmes, mais seulement des problématiques. Or ce mot ne leur est pas substituable. Pour les raisons déjà pointées qu’on peut reprendre ainsi : préférer un mot à tout faire plutôt que choisir dans un lot, une réserve disponibles le terme le mieux adapté, participe d’une faute majeure à l’égard de la langue, ce qui revient à dire à l’égard de sa richesse, de sa polysémie, de sa capacité à se déployer, à saisir des nuances donc des précisions. Problématique -comme concept, comme cordialement- devenu une petite mécanique de la vie ordinaire, permet de passer outre des termes simples et pourtant bien plus efficaces et de contribuer à la perte de sens. Qu’une situation soit délicate, une réalisation difficile, une formulation compliquée, un individu irascible, une machine en panne… aucune de ces expressions ne trouve satisfaction à se soumettre au seul mot de problématique, qui n’est lui-même pas équivalent à problème. Pourtant et contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de problématique intrinsèque à ce qui se présente parce qu’elle est, elle devrait être, la construction d’un raisonnement par lequel une ou plusieurs difficultés peuvent se formuler et apparaître.  Extrinsèque à son objet, la problématique est intrinsèque à celui qui l’exprime, pourvu qu’il le fasse dans le champ du savoir. [Il ne suffirait pas non plus, comme le monde enseignant le fait si souvent, de faire croire par un moyen quelque peu spécieux et terriblement artificiel qu’il faut toujours chercher et poser la problématique d’un texte, d’un livre, d’une œuvre, d’un sujet, d’une question, comme s’il y avait là une adhérence à décoller...]. Il est faux, et terriblement lassant, d’entendre à tout vent qu’il faut résoudre telle problématique, ou que telle personne a une problématique. Non, il faut résoudre une difficulté et une personne peut avoir un problème.

Le terme problématique devrait s’utiliser avec une très grande économie de fréquence. Il désigne la formulation du travail de réflexion qui met en question, et qui n’équivaut pas à poser des questions. Le maniement du paradoxe -qui est la mise en cause, en contraste -para- de la pensée commune -doxa- est l’un de ses outils privilégiés. L’interrogation indirecte ou la double négation, aussi. La suspension de jugement. Le raisonnement par l’absurde (au sens mathématique du terme). L'emploi du conditionnel préférentiellement à l'indicatif. Autant de positionnements pour une saisie du monde et de sa complexité, que le terme médiocre, battu et rebattu de problématique, ne contient pas.

Prolégomènes à une grammaire de l’objet philosophique

26 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

     Il y a des objets célèbres, comme des hommes ou comme des lieux, pour leur charge symbolique, métaphorique, pour leur valeur exemplaire, légendaire parfois : la Balance de la Justice, le Divan du Psychanalyste. Il y en a de plus modestes ou plus modestement élus par la grâce d’une écriture ou le mystère d’une mémoire instruite : le roseau pascalien, la sandale empédocléenne. D’autres encore, qui n’ont pour seule gloire que l’échappée belle qu’un penseur, un écrivain, un philosophe leur permet. Ou de l’usage des choses en matière de réflexion.

     Les philosophes et l’histoire de la philosophie entretiennent avec les objets des rapports que l’on a souvent passés sous silence, à quelques exceptions près. Le croirait-on ? Le philosophe, l’homme des concepts, s’intéresse aux tables, aux pierres, aux planches, aux outils. Objets ordinaires de la vie ordinaire, ils font sens pour cette raison même. On les retrouve au gré des pages, des époques, des démonstrations.

     Une Leçon des choses philosophiques ou une Leçon philosophique des choses est à écrire, propositions pour un éloge de l’objet : l’entrée en philosophie par la porte ou par la fenêtre des objets comme objets de pensée que les philosophes présentent et nous invitent à décliner de toutes les façons possibles. C’est partir à la découverte d’une incroyable brocante d’où le fouineur-lecteur s’étonne : les objets retenus par les philosophes pour faire exemple, image, métaphore, illustration, sont, surprise ! d’une remarquable banalité, d’une stupéfiante évidence et simplicité. Ici, il n’y a place ni pour l’objet rare, complexe ou précieux, ni même pour l’objet insolite, exotique, ou prestigieux.  Des montres, des bâtons, des vêtements, des meubles… que tout un chacun possède ou dont il dispose chez soi. A ce titre, ils méritent un hommage digne d’un parti-pris pongien.

 

Proposition I) L’habit fait-il le moine ?

     Du manteau de lin blanc des Pythagoriciens au vêtement élimé, mais plié, des Cyniques, à la doublure du manteau de Pascal –cette géniale coïncidence de la philosophie et du vêtement, du texte et du tissu– les habits sont là, dans tous leurs états, pour pointer les paradoxes ou signer une posture, tel le somptueux vêtement d’Empédocle. Métonymies de l’Homme tout entier, bien sûr. Aristote, Descartes, Hegel, Nietzsche… convoquent des souliers, pantoufles, sandales et chapeaux, manteaux de lin, de laine, de cuir ; l’être humain est vêtu, chaussé, coiffé par les philosophes pour dire la richesse intérieure du sage en presque guenilles, l’illusion ordinaire et tenace de tout notre mode d’être au monde ; pour « étoffer » une démonstration sur les rapports de l’âme et du corps ; pour illustrer, par analogie, la nécessité d’user (de) sa raison. Les vêtements et les accessoires vestimentaires sont saisis, reprisés, mis en pièce et soignés dans le discours philosophique, c’est-à-dire les textes. Ceux-là seuls comptent. Aussi, il faut distinguer fermement les anecdotes rapportées sur les philosophes, insignifiantes au sens strict, elles n’ont pas à être interprétées sinon au pire sens du terme, de l’usage herméneutique de tel ou tel objet dans le corpus en raison de son intérêt philosophique. Ainsi, saurait-on qu’Anaxagore, -le rare philosophe dont Socrate dit avoir fréquenté l’œuvre- allait à Olympie vêtu d’un manteau de cuir, comme s’il allait pleuvoir, précise Diogène Laërce la commère par qui on sait tout sur tous, cela ne nous apprend rien sur le système d’Anaxagore et sa signification. Ni qu’il fut condamné lui aussi pour impiété, mais que la protection de Périclès et une fuite que Socrate refusera quelques années plus tard pour lui-même, lui permirent d’échapper à la peine. Peut-on même subodorer que la double précision que ce manteau fut de cuir et qu’il le portait comme s’il allait pleuvoir, pourrait faire écho à sa cosmologie dans laquelle, Platon s’en souviendra, du Soleil au centre de tout la Connaissance est le symbole, et le monde connaissable seulement l’image, autant dire une réalité dégradée. Pourrait-on déduire de son accoutrement qu’Anaxagore en faisait la représentation sensible -selon le vocabulaire du temps- d’un raisonnement ? Pour savoir qu’il est possible que la pluie cesse il faut envisager qu’une averse puisse venir et conséquemment prendre son manteau de cuir. Encore faut-il remplir au moins trois conditions pour faire sens : que l’anecdote fût authentique, qu’il n’y eût que lui à venir en manteau de cuir à Olympie et que cette signification intelligible et prospectivement platonicienne eût pu trouver dans des textes la preuve de sa fiabilité ! Et pourquoi pas, si l’on emprunte ces chemins hasardeux, faire de la réception fragmentaire d’une œuvre, la raison de couvrir son auteur de guenilles ?  C’est le cas de Diogène de Sinope qui n’avait rien et dont on ne sait quasi rien, sauf deux répliques qui ont suffi à construire un mythe. Mais que dire alors du manteau présumé somptueux d’Empédocle, selon Diodore d’Ephèse, ceinturé d’or et de pourpre, et de sa paire de sandales d’airain ou de bronze, dont la disjonction dans les feux de l’Etna, l’une dehors et l’autre dedans, a nourri toutes les imaginations et au-delà, mais dont il n’y a aucun indice y compris métaphorique, dans son œuvre qui nous reste en morceaux.  Bachelard y vit une imperfection de la disparition du philosophe, alors même qu’en se jetant dans l’Etna il aurait dû disparaître totalement. Mais imperfection ne signifie pas faute morale, ou psychologique ou faute tout court. La chaussure, supposément sandale d’airain, demeurée au bord du gouffre fait double sens, double signe : la présence de celui qui n’est plus. Cela s’appelle une trace. Un vestige selon l’exacte étymologie latine.

     D’un point de vue strict, en philosophie l’habit ne fait pas le moine ; mais d’un point de vue philosophique, il se peut que les vêtements servent une démonstration.

    Leur vertu est analogique ou métonymique. Ainsi, dans la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel reprend avantageusement un exemple dont Aristote se servait déjà dans Politique, (I, 9) : les souliers. On ne peut faire plus simple ni plus commun. De la nécessité pour bien penser de disposer d’une méthode qui convienne à tous -une méthode n’en est pas une si elle ne concerne qu’un seul cas, elle est une trouvaille heureuse- d’une part ; de la nécessité de l’expérience et d’un certain savoir-faire en matière de chrématistique ou l’art d’acquérir, de l’autre ; chacun des deux penseurs a donné une formulation efficace : suffit-il de disposer de cuir et d’un instrument pour être en mesure de faire des souliers pour  Hegel ; nul ne peut oublier qu’une chaussure a deux usages (l’échange et l’utilité) pour le Stagirite. L’un et l’autre ont trouvé une exemplarité incontestable dans un objet connu et manié par tous, sans qu’aucune exception raisonnable ne puisse leur être opposée. Ainsi passer du particulier au général, du général à l’universel -ce qui convient en toute circonstances et dépasse les diversités- est à la portée de tous. Il n’y a aucune apparition sui generis du raisonnement au seul motif que nous disposons d’une pensée, encore faut-il savoir s’en servir, c’est-à-dire l’avoir appris. Le cuir dans une main, l’outil dans l’autre ne font pas la chaussure. Et tout objet, donc un soulier, peut avoir un double usage : en tant que tel c’est-à-dire pour lui-même, ou pour acquérir autre chose par l’échange, ce qui permet à Aristote de donner au citoyen athénien une leçon élémentaire d’économie.

     Le contre-exemple de l’emploi d’objets dans les activités humaines non industrielles, non mécaniques, non fabriquées, comme la philosophie, mais hors d’elle, c’est l’art bien sûr. Il faut relire et relire encore le premier chapitre de Sens et Non-sens de Merleau-Ponty consacré pour l'essentiel à Cézanne. Où l’on comprend que pour le peintre et pour le philosophe, qui ont pourtant tant à se dire, le rapport à l’objet s’inscrit dans deux registres opposés, ni incompatibles ni contradictoires bien sûr. Le peintre, quelles que soient la variété, la multiplicité, les différences que les objets du monde extérieur que l’on s’obstine à qualifier d’objectif présentent, le peintre ne crée que des objets uniques. De cette diversité, de cette hétérogénéité du réel, le philosophe, au contraire, construit un raisonnement qui les dépassent comme telles. Le peintre ouvre un monde, le philosophe œuvre dans un monde toujours déjà là, un monde d’objets naturels et fabriqués dans lequel il va puiser sans limite. Mais, dit Merleau-Ponty, Le peintre n'a pu que construire une image. Il faut attendre que cette image s'anime pour les autres, ce qu’on peut entendre, non comme l’idée que l’activité de l’artiste serait mécanique, mais que le philosophe, le penseur, fera de cette image une réalité humaine -pour le dire en termes existentialistes.

     Il est, évidemment, impossible de recenser toutes les occurrences du vêtement dans le corpus philosophique. Là n’est pas le but, bien sûr. On s’en voudra de n’avoir pas repris les vêtements d’apparat pour retrouver Machiavel et son émouvante lettre à Vettori* qui nous contredit excellement en rapportant comment pour se mettre en condition de lire les Anciens, il faut porter leur vêture ; également la féroce et juste analyse pascalienne : les robes rouges, les hermines, dont s’emmaillotent en chats fourrés les hommes pour signe de leur pouvoir, qui pourtant n’est rien sans la force. Cette misère de l’homme consubstantielle à sa nature faillible a beau jeu de se couvrir d’or. Notre imagination en est frappée, au point que nous en déduisons une opinion avantageuse de sa suffisance, mais nous pourrions ajouter qu’il est tout aussi misérable de succomber à cette puissance de l’imagination qui nous fait obligation de plier le genou devant une réputation. **

 

*archives 1er Octobre 2018 : une franchise d’acier ; ** Pensées, Misère de l’homme – Les Puissances trompeuses – 2 (104 [361]) L’imagination.

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En attente les Propositions II (de quel bois l’homme est-il fait ?) – III (infernales machines) – IV (le philosophe chez lui ou les objets domestiques) – V (à l’ombre des arbres) sans présager d’une organisation ultérieure différente.

 

Sonner en yx-

21 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

 

 

   Et pourtant le ptyx existe, aboli bibelot d’inanité sonore, il se pourrait qu’il soit un hapax mallarméen ne cesse-t-on de dire. La célébrité par l’inexistence. Ou mieux : inconnu sauf des spécialistes, le ptyx arrimé à l’onyx emporté par les nixes dans les eaux oublieuses du Styx, le ptyx oublieux de lui-même aussi, ne se souvient plus du nom d’une autre colline d’Athènes, Pnyx. Plantée de platanes, de belles allées y menaient au xyste agréablement.

 

   Mais ptyx existe, Yves Bonnefoy nous rappelle qu’il est une hantise de Mallarmé, un mot dont il voudrait être sûr qu’il n'existe pas. Nous l’avons trouvé, Francis Ponge le trouva avant nous. Et plutôt deux fois qu’une, deux significations qu’il ne pouvait manquer, ni nous, qui ne font pas double sens, quoique l’on doive pouvoir écrire dans une coquille d’huître. Car dans les significations recueillies par le grand Bailly et prélevées par nous, il y a, fort peu éloignées l’une de l’autre, mais toutes deux sous la même entrée, celle qui donne l’eau à la bouche, la coquille d’huître, et celle qui met les mots aux doigts, la tablette d’écriture. Dont on aura la bonté de penser qu’elle est bien de cire ou de buis. Que le ptyx resurgisse des eaux ou inscrive son nom dans les plis de la nacre, qu’il s’écrive dans l’argile ou renaisse de ses cendres tel un Phénix, il emplit le silence des sons qui se frottent l’un l’autre et portent le mirage interne des mots eux-mêmes qui démangent la nuit. Avec elle l’Angoisse, et l’ aboli bibelot d’inanité sonore.

 

   Dans la fausse vacuité du ptyx, on peut verser le bruit des vagues. Ainsi des conques aux bords ourlés qu’on porte à son oreille. L’immensité océane dans la sinuosité d’une porcelaine. On peut caresser le repli d’une étoffe, et d’un mot oublié refaire le dictionnaire, il y en a même qui disent que ses quatre lettres tant recroquevillées et belles suffisent pour suivre la pensée ondulante du poète, ptyx.

 

 

L’Arbre, l’Etre et le Néant.

18 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

     Devant la racine noueuse d’un marronnier il se peut, si l’on est un peu philosophe en ce sens où il n’y a jamais d’évidence mais toujours des interrogations, il se peut qu’on se heurte à un monde tout entier. Qu’on prenne conscience que cette chose devant soi aurait pu ne pas (y) être si… alors l’infinie et rétrospective liste de tout ce qui mène à l’existence de ce parc, cette allée, cet arbre, cette souche visible, croisée à celle de la présence du promeneur et surtout de son assommante propension à ne jamais tenir en bride son esprit. Peut-être n’y a-t-il rien de plus sérieux, de plus sensé que ce «cas obstinément ordinaire1» et cependant toujours particulier.a

     Dans cette «plaisanterie plutôt amère2 », d’aucuns voient un mouvement et d’autres une immobilité -un mouvement qui ne mène nulle part, en quelque sorte, une mascarade absurde, une atéléologie comme principe vital. Ce qui fait de chaque existence une fin en soi et de chaque expérience vitale un solipsisme permanent, dans l’interdiction qu’on se donne d’envisager qu’aucune génération ne doit rien à ce qui l’a précédée, comme les suivantes n’auraient rien à nous devoir non plus. Alors que la biologie nous enferme formellement dans un mécanisme de réplication implacable, d’un revers de la main, d’un regard mauvais, nous estimons et revendiquons être unique(s), même si nous aimerions que tout le monde nous ressemble ! « La vie est la préface d’une survie » dit joliment Jankélévitch ; affirmation qu’il me plaît d’entendre avant tout sur le plan intellectuel, moyen de détourner deux fois l’explication physiologique stricte et de se rassurer sur son génie propre, au sens du daimon grec.

     Ce n’est pas de vivre dont il faut se soucier, mais d’être né dont il faut s’étonner c’est-à-dire d’exister, hic et nunc. Ensuite, le devenir (pour le dire encore comme les Grecs) nous entoure, nous enveloppe dans la nécessité impérieuse de ses orientations et de ses destinations. Que nous ayons pouvoir ou non sur lui, c’est autre chose. Mais nous ne pouvons nous en défaire. Il nous colle à la peau, nous ne pouvons le décoller, car, contrairement aux plantes, à la nature, à nos sentiments même, aux saisons, aux cycles qui se renouvellent, flétrissent et s’épanouissent à nouveau, de notre naissance à notre mort nous ne pouvons rien rattraper, refaire, recommencer. Jamais nous baigner deux fois dans le même fleuve. Nul printemps après l’hiver, floraison après le gel, récolte après floraison. Notre naissance ne nous autorise aucune répétition. On peut juste regretter, parfois, le temps d’avant… mais c’est s’abîmer dans l’illusion.

    «L’absence colossale qui précède la naissance ne semble déranger personne.»4 mais paradoxalement il n’y a jamais place pour l’aveu lucide qu’il aurait mieux valu ne pas être né. Chacun s’arrange comme il peut entre une liberté qu’il veut infinie parce qu’il la confond avec l’acquiescement à l’ordre du désir ou un déterminisme qui condamne -y compris à cette liberté féroce, pour des lecteurs précis de Sartre-. Mais nul n’avance à contre-courant de l’opinion générale sur cette question, en ne faisant pas la distinction radicale entre non-existence et mort. Car pour mourir, il faut exister. Une telle hiérarchie -le non-être plutôt que la cessation d’être- est insupportable à la plupart, alors qu’elle est dispensatrice d’un véritable et paradoxal eudémonisme pour lequel « le désir de vivre, à tout prix, sans égard à une fin, à une valeur de la vie, sans représentation ni conscience de ce qu’elle est » est une sorte de faute majeure ; vouloir « vivre sans savoir pourquoi » est une illusion, mais l’avoir compris rend moins malheureux5 .

     Il suffirait –suffirait-il– de poser la question de la possibilité du rien, du vide d’avènement et d’évènement pour obtenir des réponses (plus) audibles, seraient-elles pessimistes, mais une fois pour toutes inaccessibles au psychologisme régnant. La non-nécessité de notre existence, c’est-à-dire précisément de notre naissance, n’entame en rien la et même les significations que nous donnons ou donnerons à notre vie. Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas la même affaire dirons-nous. La désespérance n’est pas l’inconsolation6. La seconde l’emporte sur la première. La seconde est porteuse d’engendrements créateurs, d’art, de musique, de poésie, d’écritures, de réflexions, la première est parfaitement stérile.

     Les métaphores traditionnelles du fil, du sablier, de la clepsydre, reprises sans jamais être questionnées, ont pourtant pour inconvénient de gommer l’origine indépassable de l’existence : un fil, on peut le rembobiner, un sablier le retourner, une clepsydre l’emplir à nouveau. Reste, il est vrai, le fleuve héraclitéen dont les eaux ne retournent jamais à la source, raison pour laquelle on ne s’y baigne jamais deux fois. Ainsi, considéré à strictement parler du point de vue du passage du non-être à l’être, l’existence -la naissance- n’est pas l’ensemble des possibles devant soi, mais l’ensemble de ce qui, avant d’être, s’est accumulé avant soi. Toute rétrospection, et pas seulement toute prospection, comme on le croit trop souvent, fait aussi l’expérience de notre finitude. A moins de concevoir, tels les grands Anciens, Démocrite, Empédocle, Lucrèce, l’existence comme l’espace de temps entre naissance et re-naissance, mais même les métempsychoses et autres réincarnations ne sont ici d’aucun secours, ni recours, si nous ne savons pas que et ce que nous avons déjà été.

     Ce si long et étrange voyage humain, rien qu’humain, est proprement « ex nihilo » pense Jankélévitch, parce que, contrairement au mystère létal -l’escamotage7- il ne retourne pas à un néant, un non-être, il en pro-vient. Cela paraît simple, et pourtant nous avons bien du mal à le concevoir, enracinésb comme nous le sommes dans la conception par ailleurs juste que nous ne venons pas de rien ; parents, aïeux, ancêtres. Il n’y a pas d’expérience vécue par nous antérieure à notre naissance, chacun de nous est anhistorique, abiographique si l’on peut dire, puisque tout ce qui nous relie à ce qui pourtant nous a fait, n’est pas encore. Ce néant d’avant reste totalement inaccessible à notre connaissance, stricto sensu. Cette idée que la vie est ce qui donne sens à tout ce qui vient, à ce qui sans elle ne serait pas est, non seulement partagée par le plus grand nombre sans être interrogée mais sert de caution à toutes les injonctions de bonheur de vivre, d’indispensable et nécessaire volonté d’être heureux, inconditionnellement. Obligation d’accepter tout ce qui vient, tout ce qui arrive, et la phrase nietzschéenne -sans pour autant connaître les conditions philosophiques de sa formulation- ce qui ne me tue pas me rend plus fort, répétée dorénavant comme un mantra. Pas sûr que Nietzsche, adversaire acharné de tout instinct grégaire, aimerait cette récupération.

     Être, exister n’est-ce pas se jeter dans les possibles, les victoires, les commencements, l’arrachement à la possibilité du non-être pour le dire en termes heideggériens, ce passage à l’acte-exister qui vient actualiser ce qui n’aurait jamais pu l’être sans lui ? Cette nécessité de la contingence absolue, ce devoir-être qui pourtant relève aussi d’un hasard incommensurable. Entre la possibilité d’un objet et la possibilité d’un sujet, il y a une différence essentielle -au sens précis de l’essentia, l’ousia- οσία. Le premier, en tant que chose est déterminé à un ou plusieurs usages déterminés -la craie de Heidegger, le coupe-papier de Sartre- il peut être ou ne pas être comme tel ; le second, l’être humain déploiera -et se déploiera dans- d’infinies possibilités d’existence que seule sa naissance rend possible. Naître s’apparente alors à ce par quoi la durée arrive dans le temps, comme une progression continue, pour le dire en termes bergsoniens, du passé engloutissant l’avenir pour mieux former le présent. Car enfin, si nous maintenons la différence radicale, ni de degré, ni d’intensité mais de nature (nature : étymologie latine de naître, rappelons-le) entre cette naissance comme évènement humain et rien qu’humain, naître est ce qui permet d’installer l’homme dans une possibilité puis une effectivité de la/sa conscience. Nous ne venons pas exactement parlant de rien, aucun autre être vivant ne peut en dire autant, et cependant rien ne rend nécessaire notre venue au monde tant qu’elle n’est pas achevée. Nous apportons et portons en nous d’autres existences et pourtant la nôtre est absolument irréductible à d’autres, comme évènement physique, biologique et métaphysique. Le passé avec lequel nous venons à la vie et que nous transportons avec nous en des degrés différents de conscience et même d’inconscient, fait de tout avènement au monde une traversée de la durée comme « condensation de l’histoire »8 qui, malgré des circonstances et des conditions -biologiques mais aussi culturelles– semblables, fait de chacun, au milieu de tous, une personne radicalement différente. Aucun des états que nous traversons n’a pu être déjà perçu par nous, ni par quiconque autre que nous et comme nous, et pourtant est le même pour des multitudes d’individus qui nous ressemblent au vu de ce qui nous rassemble. Mais, en venant au monde, nous ne savons rien de ce qui nous a précédé et nous devance, ni dans quoi nous sommes immergés (-Sartre dit « jetés »). Nous allons devoir le traverser irréversiblement, là où un animal subira une instantanéité à ses congénères, juxtaposée, mécaniquement saisie, instinctivement emplie de ce que Bergson nomme encore sa « conscience immédiate », seulement sensitive, sensorielle, inaccessible au sentiment de l’irréversibilité du temps, bien que, « partout où quelque chose vit, il y a , ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit »9 . Mais pour l’être humain seul, naître ne suffit pas et la succession des évènements qui permet la vie d’êtres animés -osons le pléonasme- ne recouvre pas celle qui permet la naissance de l’être humain, exclusivement. Il y a là de l’in-sensé, de l’ir-réductible à toute signification. Mais, plus difficile encore que la question du vitalisme, il y a celle du passage de ce principe vital à un principe humain, en rupture avec le principe animal dont l’inscription dans le temps comme durée est de peu d’effet. Il y a une herméneutique de toute naissance humaine, passage de la physique à la métaphysique, d’une chronologie à une histoire qui nous laisse interdits au seuil de la question -comme expérience limite de la réflexion- être est-ce exister ?

 

a) On aura reconnu, je suis une entêtée des textes fondateurs, le passage lumineux de Sartre dans la Nausée. b)  fécondité inattendue de l’image sartrienne.

1 Heidegger in Introduction à la Métaphysique. Gallimard « Tel » éd. 1967 ; 2 V. Jankélévitch, in La Mort, Paris,Flammarion,« Champs », éd.1977, p. 188 ; 3 ibidem ; 4 Cioran, in Aveux et Anathèmes ; 5 Schopenhauer, in Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort, Paris, éd. 10/18, 1964, pp. 13-15 ; 6 joli terme de Schopenhauer ; 7 ibidem ; 8 Bergson, in L’Evolution créatrice, Paris, PUF, éd.1969, p. 5 ; 9- ibidem p 16 

Grisée de lumière

13 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

 

de jaconas brillantée

recouvrant le layon passager

d’avant l’orage d’avant le monde d’avant les troubles

la route

ombragée nuagée infiniment muette

dans les yeux d’un voyant voyageant en beauté ;

de sa pointe graphitée  & noire

 grise devenue

dans les éclats de pluie

harassée à venir & passée à regret

tinterelle oubliée d’entre les prés écalués,

au ciel bien trop puissant,

aux andains bien trop doux,

raccommoder les mots comme de vieux souliers.

(Photographie d'Alain Borer, 2019)

du beurre et des jeux

9 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

     Monaco est une charmante petite ville. A trente-deux (32) heures de train d’Isigny-sur-Mer, un coquet village où l’on beurre à tout va. Où l’on baratte à tout crin. Partant de Paris il suffit d’inverser les chiffres, ne restent plus que vingt-trois (23) heures pour rejoindre la belle enrochée, encore faut-il être arrivé à Paris au préalable. Cela va mieux en le disant, et non en dix ans.

     Croyez-vous que je me gausse, me moque, que je raille, que je daube ou me goberge ? et que portant le regard vers le Sud, il me vient soudainement une certaine façon bien de là-bas d’augmenter un peu le volume des choses, la longueur des jours, d’accentuer les manières ou d’exagérer les détails. Sans me vanter je ne charibote pas. J’en reviens.

     – Mais alors, me direz-vous ? nous savons tous que Monaco est une splendeur, récente mais une splendeur, que la mer y lèche le promontoire sans cesser car elle ne chasse ni ne déchasse deux fois par jour comme ici. Et qu’il y a quelques années, un Prince qui vit là-bas dans un château a créé une Société des Bains de Mer pour rivaliser avec les meilleurs établissements européens. Les gazettes parisiennes ont rapporté cela jusqu’à Isigny.

     – Vous avez raison et j’en atteste, il y a maintenant des hôtels de luxe, des casinos, des villas avec terrasses et jardins fastueux. Tout le monde veut aller à Monaco et pas seulement en chemin de fer ; des Russes, des Allemands et même des Américains y circulent en automobile. Pour accueillir ces gens on a construit récemment l’Hôtel de Paris et le Café de Paris, rien n’est trop beau pour le Prince Charles III, ses invités, ses adorateurs.

     Et figurez-vous que le canton de Monaco est devenu un gouvernement modèle. Figurez-vous que dans ce petit royaume on ne paie plus d’impôts ! le Prince y a installé à demeure la fée du jeu, la fée de la roulette et du trente et quarante. Et pourtant moi, Arcisse de Caumont, né à Bayeux en 1801, je vous affirme solennellement et publiquement en ce 23 Juin 1869 n’y avoir jamais risqué le moindre sou, bien trop requis par de plus nobles pensements, comme d’observer les effets de la passion du jeu sur nos dames et comme elle les avilit et enlaidit.

     Je vois que vous commencez à vous impatienter. Vous avez beaucoup à faire et n’avez pas délaissé vos travaux pour entendre parler d’une lointaine bourgade du Sud pervertie et dévoyée par l’argent, mais pour écouter la petite causerie dont l’objet pourrait changer la vie de bien des Isignais depuis que j’entrevis le lien entre Monaco et vous. Alors je vous le dis tout net et sans plus attendre : la gourmandise. On ne peut pas jouer immodérément sans prendre soin de son estomac. Lequel doit être solide et à tout épreuve. Aussi, dans les immenses salles de restaurant des Palaces -on me dit qu’à l’Hôtel de Paris on peut réunir jusqu’à 500 convives- on chouchoute les clients et veille à ce que la perfection soit la norme. Il n’y est servi que du Beurre d’Isigny !

     Ah ! je vous vois vous détendre et je sens votre oreille dans l’instant plus attentive. Je vous comprends. Moi-même eut ce frisson de plaisir entendant le Directeur de l’Hôtel que je complimentais pour la qualité du beurre de mon petit déjeuner : on ne consomme chez nous que du beurre d’Isigny ! ce à quoi je répondis sobrement qu’il n’y en a point d’autre en effet, puisqu’il est le meilleur du monde. Le beurre de Milan, pourtant plus facile à se procurer, fait rater les sauces blanches et n’est pas français. Deux défauts irréparables. Tout Monaco mange du beurre normand d’Isigny. Je l’ai constaté il y a trois ans déjà. C’est la raison pour laquelle je suis enfin là, devant vous, après avoir mené une petite enquête.

     De bons et loyaux amis à moi, dont Monsieur le Baron de Sainte-Marie qui vit près de Caen, passent tout leur hiver à Nice. Ils ont visité les deux seuls commerces où l’on vend du beurre d’Isigny : 24 kg seulement par semaine à eux deux, dans les meilleurs cas ! entre 36 et 48 livres pour 60 000 habitants dont 10 à 12 000 riches étrangers. Les marchands de comestibles ne vendront bientôt plus votre beurre si nous n’y remédions. Or les Niçois méritent le bon beurre d’Isigny tout autant que les joueurs de Monaco. Mais à Nice, cité gracieuse et parfumée on ne consomme que du beurre de Milan. Certes, les Niçois sont Italiens de cœur, ils achètent aussi leur viande et tant d’autres choses à Milan. Mais le beurre d’Isigny parvenant à Monaco, pourquoi ne parviendrait-il pas à Nice, d’autant qu’il est d’un goût supérieur à tout autre ?

     Le coût. Le coût me répondit-on. Trop cher. Aussi simple que cela. Plus de deux fois plus cher. 7 francs contre 3 pour un kilogramme selon qu’il vient de Normandie ou du Piémont. Le coup est rude. Mais il y a un coup à jouer : la raison de notre petite réunion d’aujourd’hui, 23 Juin 1869, au Congrès de l’Association normande. Il faut, mes chers concitoyens et amis, faire descendre le meilleur beurre du monde jusques à Nice en faisant baisser son prix. De 2 francs. Ne soupirez pas trop vite, la réputation des Normands doit se faire sur le goût et la qualité de son beurre, pas sur sa pingrerie. Ecoutez-moi attentivement : à 5 francs les deux livres, notre beurre est encore plus cher que l’italien, mais son prestige et sa gloire -tout droit venus de Monaco sa célèbre et enviée voisine- le valent bien. Non seulement personne n’y trouvera à redire, mais tous y verront l’occasion de redorer le blason de la belle niçoise à qui l’orgueilleux village princier commence à faire un peu trop d’ombre. A Nice aussi, nous avons les moyens de manger le meilleur beurre du monde, le beurre d’Isigny ! tel est en substance l’esprit de l’enquête que je fis faire et dont je vous résume l’essentiel aujourd’hui.

     Et je vous soumets la suite de ma réflexion. On peut sûrement baisser encore un peu le prix. Il suffirait d’expédier la marchandise directement d’ici, ou de Bayeux à côté, et supprimer ainsi l’intermédiaire parisien. Nous gagnerions 1 franc par kilogramme. Et le moyen d’y parvenir est de négocier le prix du transport. Contrairement à d’autres marchandises, le rapport entre l’espace occupé et le poids est très favorable, il pèse beaucoup sous un petit volume. Je pense même, voyez-vous, que l’on pourrait négocier pour le transport, le prix fixé une fois pour toutes pour 300 kilomètres et la gratuité pour les suivants. Ainsi, Isigny ne serait guère plus éloigné de Nice que de Milan, pour le prix allégé de l’acheminement de son beurre.

     Je n’en ai plus pour longtemps, je vous vois vous impatienter. Les tarifs absurdes pratiqués par les chemins de fer céderont sous la multiplication des voyages. Avec un agent normand à Nice pour faire de la propagande auprès des marchands indigènes méfiants, je suis certain du succès de notre beurre et du beurrier qui quitterait Isigny pour y ouvrir boutique. N’oubliez pas qu'une riche population étrangère et française y vit plus de quatre mois l’an pour y profiter d’une température et d’un ciel cléments. Notre époque ne manque pas de moyens pour faire de la promotion : affiches, prospectus, publicité ; pour ne rien dire des relations et protections d’habitants influents. Viser prioritairement les quartiers Carabassel, Masséna, Saint-Vincent-de-Paul… et ne pas hésiter, dans un premier temps, à sacrifier quelques morceaux et les offrir. Après tout, il s’agit d’une élection de beurre frais ! aucune élection ne coûte rien. Puisque je parle d’élection, il faudra songer aussi à fournir la Préfecture. Le libre-échange tant à la mode de nos jours ne résistera pas longtemps au mérite du beurre d’Isigny… Et puis après Nice, il faut attaquer Cannes, ville plus petite mais elle aussi grossie aristocratiquement en hiver. Je me suis fait dire qu’à Cannes on y digère mieux ; Menton, Antibes, Hyères, Toulon adopteront aussi notre bon beurre frais qui va conquérir toute la région.

     Arcisse s’arrêta là. Il était rubicond, à bout de souffle, suffocant. Et heureux. Ses auditeurs, éleveurs, laitiers, couperosés, taiseux, poussifs. Il mourra à Caen quatre ans plus tard. La postérité le connaît pour avoir fondé des Sociétés savantes et rédigé un nombre impressionnant d’ouvrages plus savants encore. Nul ne sait, à ce jour, si les envolées de ce 23 juin 1869 furent suivies d’effet. Mais il semblerait, selon des renseignements confidentiels, que Nice et toute la région rechignent encore à la cuisine au beurre, tandis qu’à Isigny, on consent depuis peu à cuisiner à l’huile. Et qu’à Monaco, plantée sur son rocher, on vit grassement de l’argent du jeu.

 

Un instant normand

5 Octobre 2019 , Rédigé par pascale

     Il sortit sa taupette en riotant un peu de ces gens de la ville qui venaient à la vendue pour faire de bonnes affaires, non sans guigner sur son voisin à qui il faisait quand même un peu la goule depuis plusieurs années. Il faut dire qu’entre Normands, la rancune est tenace. Pour un bout de courtil ou un coup de cidre pas rendu, des générations entières se sont ignorées. Jusqu’à la fin des temps.

     Les voitures commençaient à arriver et se garer n’importe comment dans le champ bien peu potable du père Marcel. Faut dire qu’il n’y a rien d’organisé, sauf une mauvaise pancarte en carton au bout du chemin, toute gondolée d’humidité, les deux dernières lettres penchant au bout par mauvaise appréciation de l’espace à remplir. D’ailleurs, il est bien possible que ce soit celle de l’an dernier que Marcel a ressortie de derrière les fagots en changeant juste la date d’un coup de pinceau. Ses ablotis plus ou moins réguliers étaient célèbres dans le bourg. De bouche à oreille tout le monde savait que c’était le premier dimanche d’Octobre.

     Une fois encore il faisait berouasse. Mais Marcel tenait tête à ceux qui l’invitaient à changer de saison en avançant qu'à cette date, il pouvait adjoindre quelques bérouettes de pommes d’un bon solage, de celles qui n’iront ni au pressoir ni au bouilleur de cru, mais resteront sur la table, le buffet, le confiturier, sans chanir. De celles que les enfants relichent. Et aussi quelques pouches de pommes de terre dont les gens alentour raffolent surtout les Parigots et ceux du pays d’Amont qui ont rafistolé des fermes abandonnées faute d’héritiers, mis des chevaux dans les prés, des ânes dans les champs et sont repartis en ville pour leurs affaires, laissant une petite somme à qui viendra s’en occuper. Ainsi se font les relations entre la ville et la campagne.

    Le Dimanche du Père Marcel, comme on disait, est un haut lieu d’observation et d’apprentissage. Les fils y sont initiés par leurs pères à calenger sans faiblir. Tout le monde connaît le rituel : un coup de cachoire plus tard, le billet passe d’une poche à l’autre drettement et l’objet convoité disparaît de la vue de tous. Il n’y pas de petit gagnage. Tandis que Gaston, attentif aux moindres mouvements et sons, grommelle en entendant les chevaux roincer derrière les bâtiments. C’est signe de nervosité.

     Quand même, il pousse un peu le Père Marcel avec tous ses fouatins, se disait Gaston essuyant les premières gouttes de pluie sur ses lunettes, avec son grand mouchoir à carreaux violets. Il y a un temps on pouvait encore dégoter quelque brimborion ou quelque échette dans toute cette chibatrée. Aujourd’hui il nous remet ses vieilleries ! Voilà bien dix ans que sa pauvre dame est partie et qu’il nous ressort tous les chiffons de la maison : les blaudes, les bicoquets même pas bons à rafistoler par une tailleuse. Il rajoute deux ou trois rigolets ou puchets,  pas de quoi pavoiser surtout qu’ils sont écoincetés… Mais comme les absents ont toujours tort, il vaut mieux être là que pas, des fois qu’on trouve quant et quant pièces de querrues plutôt qu’aller au forgeron… Le père Marcel va bientôt s’arrêter. Pas d’enfants, pas de neveux, plus de femme. Lui restera juste son jardin à porée, pour les fruits et légumes, son poulailler, un peu de sous à l’occasion pour éviter la pouillerie et de temps pour être dans la pictrie. Aussi, Gaston patouillant dans la cour près d’un gros tas de bédans, accepta volontiers de bère un peu de café allongé avant de tourner ses esclots et rentrer chez lui. En bon Normand, il n’avait pas dit un seul mot.